Auteur (s) : Amissi Manirabona et Marie-Chloé Duval
Type de Publication : Article académique
Date de Publication : 2016
C’est en 1957 que deux sociologues de renom, Sykes et Matza, donnent le sens et les balises du concept de neutralisation du sentiment de culpabilité. Alors que l’approche originale s’appliquait aux adolescents délinquants, plusieurs auteurs l’ont progressivement enrichie et étendue à la criminalité en col blanc. La neutralisation de la culpabilité fait référence à l’emploi d’excuses, de justifications ou d’un langage banalisant (minimisant) la gravité de la conduite. Elle permet à une entreprise ou à un individu de rendre acceptable un comportement susceptible d’être répréhensible.
Sykes et Matza ainsi que Robinson et Kraatz semblent indiquer que la fonction première des techniques de neutralisation est de légitimer un comportement déviant et de réduire la détresse intrapsychique.
Alors que diverses études placent le recours fréquent aux techniques de neutralisation dans les discours entourant la commission des crimes en col blanc, celles portant sur la présence ou non de ces techniques autour des crimes environnementaux demeurent inexistantes.
D’abord, il est essentiel de mettre en lumière la théorie concernant les techniques de neutralisation reconnues en matière de criminalité en col blanc. Ensuite, les parallèles avec la criminalité environnementale et le cas à l’étude pourront être mis de l’avant. Dans les paragraphes qui suivent, la priorité sera accordée aux techniques que la littérature considère comme étant régulièrement employées. Il est à noter que certains auteurs les présentent de façon différente, notamment en fusionnant certaines entre elles.
NEUTRALISATION DU SENTIMENT DE CULPABILITE EN MATIERE DE CRIMINALITE EN COL BLANC
Comme nous l’avons souligné plus haut, la théorie de la neutralisation du sentiment de culpabilité permet aux individus de s’autoconvaincre que leurs comportements ne violent pas les principes moraux et légaux.
La neutralisation de la culpabilité fait référence à l’emploi d’excuses, de justifications ou d’un langage banalisant (minimisant) la gravité de la conduite
Négation de l’illégalité de la conduite
La négation de l’illégalité fait référence au discours d’une entreprise soupçonnée d’avoir commis une infraction et qui affirme que les activités qu’elle mène ne violent aucune loi et que les accusations à son encontre sont sans fondement. Étant donné que la complexité des procédures et des dynamiques au sein des entreprises rend difficile l’application de la loi, l’écart entre le comportement et les règles fournit une large latitude au délinquant d’inhiber le caractère répréhensible de son comportement.
Rejet de la responsabilité
Cette stratégie est utilisée pour préserver l’image du délinquant en niant sa responsabilité personnelle plutôt qu’accepter que l’incident résulte des défaillances systémiques.
Confrontée aux preuves accablantes sur sa participation à la violation de la loi, le délinquant peut changer de tactiques et affirmer que la conduite à l’origine de l’incident relève des circonstances qu’il ne pouvait contrôler, donc des évènements que personne ne pouvait éviter. Les délinquants peuvent aussi soutenir que ce qui est arrivé leur était totalement inconnu. Dans la même lancée, les personnes fautives sous la menace de poursuites criminelles peuvent se décharger du blâme en désignant elles-mêmes les « vrais coupables » sans aucune autre forme de procès.
Négation du préjudice
Cette technique consiste à faire entendre que les activités impliquées n’ont entraîné aucun dommage ou que personne ne devait subir un préjudice. Au besoin, on va affirmer que l’acte était inoffensif en le comparant à une forme extrême de conduite. Tout au plus, le délinquant va avancer qu’il avait cru sincèrement que ce qu’il faisait n’était pas dommageable et que, par conséquent, il n’y aurait eu aucun risque.
Tel que l’affirme Bandura, il est très facile de nier le préjudice lorsque ce dernier est invisible ou lorsqu’il est physiquement ou temporairement éloigné, comme en matière d’environnement.
Négation de la qualité de victime
Cette technique est étroitement liée à celle de la négation du préjudice. Elle consiste à faire entendre que la conduite dont il s’agit n’a rien de mauvais ou d’illégal, car personne n’a été victime. Cette technique est fréquemment invoquée lorsque l’infraction commise en est une contre la propriété, contre l’environnement ou contre l’économie dont les conséquences peuvent être invisibles. Dans une autre perspective, l’approche consistera à présenter les victimes comme étant celles qui ont mal agi et que les véritables victimes sont l’entreprise et les individus poursuivis devant les tribunaux.
Rhétorique de l’intérêt supérieur
Cette technique consiste à faire entendre que les activités impliquées et les acteurs concernés ne devraient pas être blâmés étant donné leur rôle d’assurer la prospérité, la bonne performance économique ainsi que le profit qui sont des priorités pour les investisseurs et les gouvernements. Sans nécessairement nier la faute commise, le délinquant va trouver des raisons plus pressantes pour justifier sa conduite illégale.
L’illégalité est donc acceptée car elle semble utile, sinon nécessaire, afin que l’intérêt général soit sauvegardé. La logique vise à montrer que la conduite qui s’est avérée illégale était motivée par des intérêts plus vitaux et non pas par des gains personnels ou frauduleux.
Acceptabilité relative « tout le monde le fait »
Lorsque la technique de l’intérêt supérieur est poussée plus loin, elle peut mener à la banalisation de la gravité de la déviance en la présentant comme jouissant d’une acceptabilité relative. Le délinquant va neutraliser son sentiment de culpabilité en comparant sa conduite à celle des autres.
La logique consiste ainsi à nier la dimension transgressive des agissements en les présentant comme une pratique banale, coutumière ou moralement acceptable.
Technique de pondération sociale
La pondération sociale réfère à la valorisation de la crédibilité et l’attention qu’un acteur exprime envers les valeurs ou croyances d’un autre. En ce sens, la stratégie peut impliquer de comparer son cas aux autres cas pris de façon sélective. Le délinquant finit par se dire qu’en comparaison des autres, il n’est pas « si mal », que sa conduite est seulement d’une gravité négligeable.
Rhétorique du bilan
La rhétorique du bilan réfère à une mise en perspective des efforts consentis en comparaison de ce qu’on aurait dû fournir en réalité. Il s’agit d’une situation où une personne commet un acte illégal en étant convaincue qu’il s’agit de son dû.
Stratégie du citoyen modèle
Cette technique consiste à relever le « caractère dérisoire » des accusations en les comparant à l’importance du rôle que joue l’accusé dans la société. Tout en ne s’attaquant pas au fond des accusations, l’entreprise faisant l’objet de poursuites va chercher à neutraliser sa culpabilité en insistant sur son expérience de respect de la loi ou sur les bonnes œuvres accomplies dans le passé.
L’illégalité est donc acceptée car elle semble utile, sinon nécessaire, afin que l’intérêt général soit sauvegardé
L’idée est de présenter l’accusé comme une personne exceptionnelle, qui ne peut, en aucun cas, être assimilée à un délinquant de la rue.
Problématique
À la lumière de la littérature existante, il est remarquable que l’étude sur la neutralisation de la culpabilité en matière de crimes environnementaux n’a jamais été faite.
Il est vrai qu’une bonne part des infractions environnementales est de nature réglementaire et que ces dernières sont assimilées aux violations administratives ou civiles. Toutefois, quelques violations, à l’instar du déversement des déchets toxiques en Côte d’Ivoire, relèvent de toute évidence du droit criminel.
Pour aboutir à ces objectifs, une analyse de discours de type exploratoire est réalisée. Les propos émis par la compagnie Trafigura à la suite du scandale du déversement de déchets toxiques sont analysés. Le contenu étudié provient autant des déclarations de Trafigura publiées sur son site Internet que celles rapportées dans les médias.
La sélection des articles : échantillon final
La présente étude se veut exploratoire. Les articles sont sélectionnés selon leur pertinence à l’égard de l’objectif de la recherche, soit la compréhension des schèmes de neutralisation employés par la compagnie Trafigura pour rejeter la responsabilité relativement au rejet des déchets toxiques à Abidjan.
Lorsque la technique de l’intérêt supérieur est poussée plus loin, elle peut mener à la banalisation de la gravité de la déviance en la présentant comme jouissant d’une acceptabilité relative
Analyse de contenu
Dans un premier temps, une lecture libre de l’ensemble du corpus a permis de procéder à la division du contenu par des thèmes faisant référence aux techniques de neutralisation. Par la suite, deux sous groupes ont été constitués : soit les techniques de neutralisation banalisant la dangerosité du geste fait d’une part et, d’autre part, celles présentant la conduite de l’entreprise et de ses agents comme irréprochable.
RESULTATS
Observations générales
A la suite de l’analyse des articles présentant les propos de la compagnie et ceux directement émis par la compagnie sur son site, il est facile de relever diverses techniques qui reviennent souvent. Ainsi, la dénégation de la responsabilité (42 références), la négation du préjudice (26 références) et le rejet de l’illégalité (25 références) se retrouvent en tête des techniques présentes dans le discours direct et indirect de la compagnie. La référence aux expertises scientifiques est très marquée dans le cadre de ces techniques. En contrepartie, peu de références relatent la reconnaissance de la compagnie des gestes qui ont été faits. Enfin, la rhétorique de l’intérêt supérieur est absente du discours de Trafigura.
OBSERVTIONS DETAILLEES
Banalisation de la dangerosité du déversement
Tout d’abord, il sied de noter que la majorité des propos de l’entreprise Trafigura, tels que rapportés sur son site Internet, réfère à la négation de l’illégalité du geste fait.
Dans le sommaire des propos sur Eureka et Google, Trafigura fait preuve d’un rejet de sa responsabilité. À plusieurs reprises, la compagnie maintient qu’elle a fait « ce qui devait être fait », qu’elle n’a rien fait de mal et que ses employés « ont agi de façon appropriée ».
L’idée est de présenter l’accusé comme une personne exceptionnelle, qui ne peut, en aucun cas, être assimilée à un délinquant de la rue
Enfin, Trafigura fait une mise au point importante : le paiement hors cour d’une compensation aux victimes ne signifie pas que la compagnie a accepté la responsabilité de ce qui s’est passé. Il s’agit juste d’une manière d’éviter les coûts additionnels en termes d’argent et de temps.
En lien avec la négation de la qualité de victimes, Trafigura rapporte que le cabinet d’avocats des victimes a entériné les rapports des experts ayant conclu que les blessures sérieuses dont les victimes allèguent avoir souffert pourraient ne pas avoir été causées par les déchets. Cela illustre une forme de banalisation des conséquences réelles du déversement des déchets en question de la part de la compagnie.
Par rapport à l’idée de l’acceptabilité sociale, il sied de relever que selon Trafigura, les déchets concernés n’étaient pas anormaux et étaient de la même catégorie que ce qui avait toujours été traité dans le passé par l’industrie avec sécurité et responsabilité : le navire contenait « les mêmes déchets que ce que contient tout autre navire servant à transformer les mêmes matières ».
Références aux qualités irréprochables de l’entreprise
Relativement à la posture de citoyen modèle, Trafigura précise qu’elle occupe le troisième rang des armateurs pétroliers indépendants dans le monde et le deuxième rang pour ce qui est des grands armateurs sur le marché des concentrés non ferreux. D’après ses dires, l’entreprise a accès à plus de 30 milliards de dollars comme ligne de crédit de la part de grandes banques du monde et a investi des milliards de dollars dans une variété d’actifs miniers, pétroliers, maritimes ainsi que dans la logistique.
Dans une logique de pondération sociale, Trafigura déclare qu’elle n’est pas au courant d’une quelconque dérogation substantielle aux bonnes pratiques de transport par rapport à ce que font les autres firmes de son rang.
En conséquence, il est permis d’affirmer que les théories criminologiques peuvent également contribuer à bien articuler des hypothèses explicatives de la criminalité environnementale
Enfin, faisant référence à la rhétorique du bilan, Trafigura insiste sur les « centaines de millions de dollars » investis en Côte d’Ivoire comme pour laisser entendre que ce qui est arrivé est insignifiant par rapport aux nombreuses réalisations sur le terrain. La compagnie affirme qu’une longue relation existe entre elle et la Côte d’Ivoire, notamment à travers l’emploi de beaucoup d’Ivoiriens et l’investissement abondant en infrastructures et équipements dans ce pays.
Discussion conclusive
L’analyse des différents discours et communiqués a permis de mettre en lumière que Trafigura a employé diverses techniques afin de présenter les faits d’une façon servant ses intérêts et préservant son image. Il est noté que Trafigura nie la responsabilité non seulement en affirmant que la compagnie et ses employés ont correctement fait leurs tâches, mais aussi en rejetant le tort sur autrui. Le discours de l’entreprise est double : elle nie la toxicité des déchets d’une part, mais, d’autre part, elle affirme avoir engagé une firme qui devait les traiter.
Malgré les différences potentielles entre les techniques de neutralisation que chaque entreprise peut utiliser, elles ont en commun le fait qu’elles sont appelées à s’insérer dans le contexte politique, social et culturel du pays concerné, tout en étant affermies par l’ampleur du travail de communication publique qui les entoure.
Au final, cette recherche aura permis de jeter un nouveau regard sur notre compréhension de la criminalité environnementale qui reste, comme la criminalité en col blanc, grandement caractérisée par le recours aux techniques de neutralisation. En conséquence, il est permis d’affirmer que les théories criminologiques peuvent également contribuer à bien articuler des hypothèses explicatives de la criminalité environnementale.
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