Auteur : Lydia Ben Ytzhak
Organisation affiliée : Le Journal CNRS
Type de publication : Interview
Date de publication : Août 2020
Lien vers le document original
Se démarquant des approches classiques qui subordonnent la croissance à l’accumulation du capital, l’économiste Gaël Giraud considère que l’expansion économique dépend plutôt de notre aptitude à consommer de l’énergie.
Pouvez-vous nous expliquer sur quoi se fonde le lien fort que vous établissez entre consommation d’énergie et croissance?
Gaël Giraud : Avant même de considérer la croissance du PIB, il est important de prendre un peu de recul historique ! Il y a 11 000 à 12 000 ans environ, les populations nomades du Croissant fertile se sédentarisent à la faveur de l’invention de l’agriculture. Cette étape majeure a deux effets évidents : elle permet d’extraire de la biosphère une quantité bien plus importante d’éléments nécessaires à la vie humaine (calories, etc.) que le mode de vie des chasseurs-cueilleurs et elle autorise l’augmentation du rythme des naissances. Celles-ci passent d’environ une naissance tous les quatre ans par femme en âge de féconder à une naissance tous les deux ans en moyenne.
N’est-il pas un peu abusif de parler d’économie ou de croissance dans ce contexte?
G. G : Pas forcément… En tout cas, ces deux termes deviennent parfaitement légitimes à partir de la seconde grande étape au tournant du XIIe siècle. Cette époque voit la mise en place d’un protocapitalisme : naissance de villes autonomes, émergence des marchands, sortie de la féodalité, élaboration des premiers réseaux bancaires européens. Or quel changement sépare radicalement cette période de la féodalité antérieure ? La multiplication des moulins à vent et à eau sur le territoire européen. De nouveau, il s’est agi de dompter une forme d’énergie qui, jusqu’alors, n’était exploitée que de manière marginale.
Troisième étape, la mieux connue en apparence : les révolutions industrielles qui s’étalent du milieu du XVIIIe siècle à la fin du XIXe. Une fois encore, l’essentiel consiste en la découverte de manières inédites d’exploiter l’extraordinaire productivité des énergies fossiles, lesquelles étaient évidemment connues depuis longtemps. Bien entendu, ces trois jalons historiques majeurs montrent que l’usage de l’énergie s’accompagne nécessairement de technologies nouvelles, de formes neuves de capital productif et de «nouveaux métiers» : agriculteur, meunier, ouvrier… pour faire bref. L’énergie ne produit donc pas de la prospérité par magie: la technique, le capital et le travail lui sont complémentaires.
Comment mesurez-vous la dépendance du PIB vis-à-vis de l’énergie?
G. G : Pour désigner et évaluer cette dépendance, les économistes parlent plutôt d’élasticité du PIB par rapport à l’énergie : la plupart l’estiment voisine de 8-10 %. Pourtant, l’analyse de séries temporelles longues de consommation d’énergie primaire sur une trentaine de pays montre qu’en fait elle est durablement et structurellement proche de 60-70 %. Pour être plus précis, lorsque la consommation d’énergie primaire augmente de 10 %, le PIB tend à croître de 6-7 % en moyenne, avec éventuellement un retard pouvant aller jusqu’à dix-huit mois. Bien sûr, ce constat doit tenir compte du fait que beaucoup d’autres variables s’agitent en même temps que la consommation d’énergie, lesquelles ont aussi une influence sur le PIB. Il faut donc interpréter cela avec précaution.
Comment votre modèle peut-il rester compatible avec le fait que, par exemple, le PIB a augmenté en France depuis dix ans alors que la consommation d’énergie fossile a diminué?
G. G : Tout simplement parce que nous consommons d’autres types d’énergie que des énergies fossiles. En France, la consommation annuelle d’énergie primaire a atteint son plafond aux alentours de 2004, puis a connu une chute en 2007. Depuis lors, on reste sur un plateau autour de 250 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP). Le PIB, quant à lui, a continué de croître jusqu’en 2007 puis, lui aussi, a connu un effondrement en 2007-2009, suivi d’une brève reprise qui ne faisait que rattraper en partie la richesse évaporée du fait de la crise financière. Enfin, depuis 2011, le PIB français stagne. Le fait même que le PIB réagisse avec retard aux variations de notre consommation d’énergie implique que le sens de la causalité va bien de l’usage des énergies vers le PIB, et non l’inverse. C’est du reste ce que l’on observe dans tous les pays pour lesquels on dispose de statistiques fiables.
Comment votre analyse peut-elle avoir un impact sur les choix de politique économique?
G. G : Vous comprenez aisément que, si la prospérité économique d’un pays comme la France dépend de manière cruciale de son aptitude à consommer de l’énergie – et c’est vrai de la France comme de tous les pays, à des degrés divers –, alors il devient vital d’engager une transition énergétique. Il y a, en effet, deux raisons pour lesquelles notre pays ne peut plus impunément augmenter sa consommation d’énergie fossile. Premièrement, le dérèglement climatique qu’induit l’émission de carbone. Deuxièmement, la raréfaction du flux d’énergie fossile que nous pouvons extraire du sous-sol. Ce dernier point est encore controversé, même chez les rares économistes qui s’intéressent à l’énergie. En effet, il ne fait aucun doute qu’il reste encore énormément de carbone sous terre, et même beaucoup trop. Si nous déstockons tout le charbon disponible, nous achèverons de mettre le climat sens dessus dessous.
L’énergie ne produit donc pas de la prospérité par magie: la technique, le capital et le travail lui sont complémentaires
L’exploitation des ressources non conventionnelles comme les gaz et huiles de schistes ne change-t-elle pas la donne?
G. G : La question de savoir si les techniques de fracturation hydraulique permettront de crever durablement ce plafond reste ouverte. Il est toutefois permis de rester sceptique. Quoi qu’il en soit, sans énergie, nous n’aurons aucun moyen d’assurer la prospérité de notre économie, laquelle ne se mesure pas par le PIB. Du coup, il convient, je crois, d’engager ce grand projet consistant à transiter d’une économie essentiellement carbonée, héritée de la révolution industrielle, vers une économie décarbonée.
Quelles sont vos recommandations en ce qui concerne la transition énergétique?
G. G : Je crois que la question de savoir quel « mix » énergétique nous voulons adopter d’ici une vingtaine d’années ne relève pas seulement du débat technique : elle engage des options de société qui requièrent une discussion démocratique et des choix politiques. La place que nous souhaitons donner au nucléaire doit évidemment faire partie de ce débat. Ensuite, le plus urgent, du côté des économistes, est d’incorporer sérieusement les questions climatiques, énergétiques et écologiques dans nos modèles.
Les Wathinotes sont soit des résumés de publications sélectionnées par WATHI, conformes aux résumés originaux, soit des versions modifiées des résumés originaux, soit des extraits choisis par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au thème du Débat. Lorsque les publications et leurs résumés ne sont disponibles qu’en français ou en anglais, WATHI se charge de la traduction des extraits choisis dans l’autre langue. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
The Wathinotes are either original abstracts of publications selected by WATHI, modified original summaries or publication quotes selected for their relevance for the theme of the Debate. When publications and abstracts are only available either in French or in English, the translation is done by WATHI. All the Wathinotes link to the original and integral publications that are not hosted on the WATHI website. WATHI participates to the promotion of these documents that have been written by university professors and experts.