Auteur : Yvon Pesqueux
Organisation affiliée : Revue Organisations & territoires
Type de publication : Etude
Date de publication : octobre 2022
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Introduction
La fable
Le propos de ce texte est fondamentalement critique, d’où son intitulé. Parler de fable, c’est indiquer plusieurs éléments récurrents quand il est aujourd’hui question d’entrepreneuriat en Afrique, compte tenu du fait qu’on doive prendre du recul par rapport à un continent qui, comme tous les autres, est loin d’être homogène. Une fable, c’est affabuler et, si l’on se limite au sens premier du terme, c’est induire une maxime.
L’entrepreneuriat
L’entrepreneuriat est aujourd’hui un thème majeur au contenu idéologique marqué par l’« entreprisation » du monde et qui appartient au courant d’institutionnalisation de l’organisation, mais qui ne fait pas pour autant institution. Rappelons brièvement que l’institution est ce qui ne se discute pas. Or, l’entrepreneuriat comme projet de société se discute.
Dans de nombreux pays africains – Maghreb compris –, cette « entreprisation » du monde se retrouve dans les politiques publiques au regard de la prise en compte des attendus des rapports Doing Business de la Banque mondiale, rapports construits sur le projet d’une efficacité économique du droit qui, en matière d’entrepreneuriat, se caractérise par le projet de rendre la création d’entreprises la plus « libre » possible.
L’entrepreneuriat est considéré comme une activité sociale occupant une place majeure dans les sociétés contemporaines. C’est cette centralité qui a conduit à la multiplication des cursus d’enseignement dédiés, surtout dans les écoles de commerce (business schools), qui jouent un rôle majeur dans leur institutionnalisation, ainsi qu’à l’explosion des dispositifs habilitants (pépinières, incubateurs, capital-risque, investisseurs providentiels [business angels], etc.). Ces éléments se ressemblent, malgré la volonté de les distinguer, tout comme on tente de distinguer les cursus dédiés à l’entrepreneuriat dans les écoles de commerce au regard de contingences de secteurs et d’activités, avec une préférence pour la haute technologie. C’est cette préférence qui entretient la confusion entre entrepreneuriat et innovation. Cette volonté de différenciation sert aussi de base aux distinctions (éventuelles) entre l’enseignement pour, par, de et avec l’entrepreneuriat, plus ou moins en phase avec les dispositifs habilitants, l’émergence et le développement de l’intermédiation par l’accompagnement.
Le poids écrasant accordé à l’entrepreneuriat aujourd’hui tend à en faire l’idéologie d’une pratique d’émancipation légitime, réduisant d’autant le champ laissé au développement d’autres pratiques d’émancipation.
La fable de l’entrepreneuriat, c’est d’abord construire une espérance sur des présupposés idéologiques d’un entrepreneuriat qui serait facteur de développement. Si c’était le cas, cela se saurait! En effet, l’entrepreneuriat n’est pas le développement; ceux-ci sont deux concepts orthogonaux sans véritable relation.
Le poids écrasant accordé à l’entrepreneuriat aujourd’hui tend à en faire l’idéologie d’une pratique d’émancipation légitime, réduisant d’autant le champ laissé au développement d’autres pratiques d’émancipation
D’autant qu’il y a largement confusion non seulement entre entrepreneuriat et auto-emploi, mais aussi entre entrepreneuriat, réduction de la pauvreté et développement, deux logiques proches, mais également substantiellement différentes.
La « fable du garage » se construit par référence à des icônes comme les fondateurs d’Apple, qui, en ayant occulté leur réseau familial et social, sont des fondateurs « iconisés ». Une icône reste une icône, c’est-à-dire une représentation de l’espérance. C’est en cela que cette icône ne vaut qu’au regard d’un imaginaire de l’entrepreneuriat.
La fable de l’entrepreneuriat repose sur une réification d’entreprises qui pourraient (devraient?) vivre indépendamment de celles qui les animent et sur la mise en exergue de questions sans doute secondaires dans de nombreux pays africains (prêts, compétences de gestion), alors que les conditions élémentaires à la vie des populations manquent : adduction d’eau, routes et chemins de fer, transport en commun, fourniture d’électricité, gestion des déchets, accès à l’Internet, etc. Rappelons la congestion majeure des métropoles africaines et la vétusté des voies de communication. Entreprendre étant avant tout « prendre entre », quand il manque de quoi « prendre entre », il ne saurait y avoir d’entreprendre.
L’entrepreneur
Afin de clarifier les choses dès le début de ce texte, l’entrepreneur est celui qui « prend entre » afin de « faire entreprise ». C’est une figure, car l’entreprise est la concrétisation de l’activité de l’entrepreneur et l’entrepreneuriat est le phénomène associé. C’est l’entrepreneuriat qui fait l’objet de politiques publiques.
Les éléments de la fable de l’entrepreneuriat
La fable de la croissance
La fable de la croissance d’origine entrepreneuriale est soutenue par les institutions internationales (p. ex., Banque africaine de développement, Organisation de coopération et de développement économiques, Programme des Nations Unies pour le développement, Agence française de développement, etc.) et fonde des lendemains qui chantent sur la base de prévisions indéfinies non véritablement discutées, indépendamment d’une véritable contextualisation : celle d’une socioéconomie localisée largement et fondée sur des activités matérialisées par des TPE de subsistance de la famille, au regard d’une pauvreté importante et de taux d’analphabétisme importants.
Rappelons l’essence exogène des taux de croissance de différents pays africains. Ces taux de croissance sont plutôt l’ombre portée de ceux des pays du Nord (p. ex., Chine, Inde, etc.) du fait de la prédation extractiviste ou de matières premières agricoles. Rappelons aussi l’implicite majeur de la condamnation de l’informel, qui est pourtant le lieu majeur de l’entrepreneuriat dans la plupart des pays africains. C’est l’informel qui fait institution (toujours au regard de la définition rapide de l’institution, soit qui est ce qui ne se discute pas).
La fable de l’entrepreneuriat est en effet toujours construite sur le même prédicat : des statistiques largement aléatoires à défaut de recensement précis, comme ce fut le cas au Sénégal en 2018 (environ 1 million d’entreprises dont la presque totalité relève du secteur informel), et l’oubli que, même dans les pays du Nord, les PME contribuent substantiellement moins que les grandes entreprises à l’activité économique.
Le magma des PME de la fable de l’entrepreneuriat
L’univers des PME est constitué d’un magma d’entités, essentiellement des TPE très localisées. C’est à ce titre que les politiques publiques confondent entreprise et auto-emploi. En effet, une entreprise n’est pas faite pour qu’un individu crée son emploi; autrement, ce n’est plus une entreprise, mais une activité. Rappelons le fait déclencheur de la Révolution de jasmin en Tunisie, lorsque, le 17 décembre 2010, la police a détruit le stand mobile de Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant vivant à Sidi Bouzid qui s’est immolé par le feu devant le siège du gouvernorat pour protester contre la saisie de sa charrette de fruits et légumes, qu’il vendait sans autorisation.
Citons aussi le cas de la récupération des déchets de la circulation Nord-Sud : des véhicules (automobiles, camions, bus) ne pouvant faire face aux tests antipollution ainsi que ceux « mis à la casse » du fait des primes accordées au renouvellement en Europe, ou encore des déchets électroniques – deux types de produits proposés au « génie commercial » des « bricoleurs-revendeurs ». C’est aussi le cas des vêtements qui finissent dans les friperies à l’issue d’un cycle opaque. Ces activités donnent lieu à un entrepreneuriat dynamique, mais aussi à des pots-de-vin et à des ressources douanières. Il est ainsi question des plateformes de passage de marchandises importées telles que « venant » à Dakar ou France au revoir à Abidjan, ce qui souligne la diversité des marchandises qui arrivent, sans pour autant se poser la question de comment elles arrivent, au-delà des transitaires (un exoentrepreneuriat des diasporas?).
Cet entrepreneuriat dynamique fait que des « entrepreneurs » gagnent leur vie en faisant en bus les trajets Nouakchott-Dakar ou Ouagadougou-Lomé pour remplir trois ou quatre sacs de voyage de marchandises (essentiellement de l’habillement), dont la rentabilité couvre les frais de voyage, les frais de douane officiels et officieux, pour s’achever par une finance de l’ombre (shadow banking) par le bas puisque ces marchandises pourtant de faible valeur sont souvent vendues à crédit. C’est sans compter la question de la porosité des frontières (p. ex., la fermeture de ses frontières par le Nigéria avec le Bénin et le Niger pour limiter les ventes au moins de motos, si ce n’est d’armes à destination des groupes terroristes). Que dire des centaines de milliers de motos asiatiques Jakarta, toutes identiques, à la mécanique simple, alors qu’une usine de montage pourrait être exploitée dans un ou plusieurs pays sahéliens? Mais non : les grandes familles commerçantes préfèrent l’importation et, donc, entravent la construction sur place.
La fable de la confusion entre entrepreneuriat et dispositifs habilitants
La fable de l’accompagnement confond dispositifs habilitants et entreprise. Les dispositifs habilitants reposent sur le postulat qu’ils seraient de l’entrepreneuriat, mais les fonds correspondants nourrissent plutôt des consultants compradores qui consolident le fonds de commerce des stages d’accompagnement en nourrissant cette fable.
L’entrepreneuriat est bien autre chose qu’une question d’encadrement. D’abord, c’est une question d’alphabétisation, par exemple accompagner des entrepreneurs largement illettrés. La dualité entre entrepreneuriat informel et alphabétisation est sans doute une condition initiale à devoir prendre en compte, tout comme les services de base, qui concernent tout autant les populations que les entrepreneurs : adduction d’eau, routes et chemins de fer, électricité, accès à l’Internet, etc. Comment autrement pouvoir « prendre entre »?
La maxime oubliée de l’entrepreneuriat : Réfléchir avant d’agir – à propos d’entrepreneur et d’entrepreneuriat
Les concepts
Entrepreneur et entrepreneuriat se situent en filiation des conduites d’anticipation. L’entrepreneuriat met plus spécifiquement l’accent sur ce qui est aujourd’hui qualifié de « processus entrepreneurial». Cela dit, le champ de l’entrepreneuriat pose la question ontologique suivante : Quand commence l’entreprise? En tout état de cause, l’entrepreneur est bien un sujet qui « prend », ce qui conduit, pour ce qui est du processus entrepreneurial, à rappeler la tension qu’opère S. D. Sarasvathy entre « causation » et « effectuation ». La causation est l’issue d’une délibération rationnelle, tandis que l’effectuation résulte d’une prise d’opportunité qui se situe dans une logique d’émergence; elle ouvre ainsi la place à l’informel dans la dynamique entrepreneuriale lue sous un prisme interactionniste.
Les deux types de raisonnements se différencient sur leurs fondements : la causation est fondée sur le rendement de l’investissement, tandis que l’effectuation se fonde sur le principe de la perte acceptable (affordable loss). Quid de la perte acceptable quand il s’agit de sa vie lors des migrations des populations des pays africains vers l’Europe? Avec l’effectuation, il est question de pivot entrepreneurial, c’est-à-dire du moment où, dans le début du processus de création ou l’étape de concrétisation du projet, l’entrepreneur modifie le produit/service ou change de logique, au regard d’une opportunité nouvellement identifiée dans le cadre d’une boucle élargie client-problème-solution.
Quelle est donc la validité de tout cela dans le contexte africain de la fable de l’entrepreneuriat?
Il est important de souligner, dans ce domaine, l’importance des clichés institutionnalisés ainsi que les passages indéterminés souvent effectués entre leader et entrepreneur (comme manifestation possible du leader). L’entrepreneur dont il est question est bien aussi un chef d’entreprise qui non seulement commande (perspective verticale de la hiérarchie), mais est aussi celui qui initie (perspective horizontale de celui qui « prend entre »). Or, est-il pour autant assimilable à un leader? Il en va de même pour le recouvrement entre entrepreneuriat et innovation, qui est souvent effectué par référence à une « idée d’affaires » dont les caractéristiques sont liées à l’idée en elle-même, aux caractéristiques du processus entrepreneurial et aux caractéristiques de l’individu porteur de l’idée d’affaires. Ces éléments sont constitutifs de son modèle d’affaires (business model). De plus, ce recouvrement bénéficie aujourd’hui de la sympathie accordée à l’innovation, mais oriente l’entrepreneuriat vers les limbes de la nouveauté, alors que sa part essentielle vaut dans ce qui existe. C’est en cela que les politiques publiques visant l’entrepreneuriat en haute technologie se trompent de cible dans de nombreux pays africains, sacrifiant ainsi à la rhétorique de l’innovation.
Les définitions
L’entrepreneuriat peut se définir comme une activité impliquant la découverte, l’évaluation et l’exploitation d’opportunités, dans le but d’introduire des biens et services, des structures d’organisation, des processus et des matériaux, par des moyens qui n’existaient pas. De façon empirique, on peut le définir comme une activité liée à la formation de nouvelles entreprises et au travail autonome (self-employment). Lorsqu’il est réduit à cette dimension, on en parle aujourd’hui au regard de la figure et du statut de l’autoentrepreneur, dont le succès idéologique actuel va de pair avec la critique du confort salarial et comme issue (utopique?) au chômage.
Les ONG mettent en avant la notion d’« activité génératrice de revenus ». L’organisation (organizing) de l’entrepreneur constitue le processus qui le conduit à créer ou à modifier une organisation, compte tenu des logiques de marchés et de contexte, logiques qu’il utilise afin d’exploiter une opportunité. Il s’agit d’un processus incertain, car il est mis en œuvre alors que beaucoup de questions restent en suspens.
L’incubation et les incubateurs
L’entité (l’incubateur) tout comme le processus d’incubation sont compris comme des processus majeurs des politiques publiques au regard de la fable de la pérennité. La notion d’incubation d’entreprise est née aux États-Unis en 1959 au moment où Joseph L. Mancuso, un homme d’affaires, ouvre l’incubateur Batavia Industrial Center dans l’État de New York, lors d’une récession. Il souhaitait susciter et préserver des activités et des employés sur place par l’offre d’installations, de crédits et de services-conseils à de nouveaux entrepreneurs. L’idée s’est diffusée dans les années 1980 à travers les États-Unis, puis s’est propagée sous des formes diverses en Europe et dans le reste du monde. Puisque c’est une « idée du Nord », il est pertinent de poser la question de sa validité dans les pays du Sud.
L’incubation est la période qui va de la détection d’une idée de création d’entreprise à la réalisation du projet de création. Durant cette phase, l’incubateur va mettre à la disposition du porteur de projet ou de la jeune entreprise une expertise, des conseils, ainsi que parfois une solution d’hébergement et éventuellement un financement de pré-amorçage.
L’incubateur est un dispositif habilitant aidant au démarrage d’entreprises en fournissant locaux, services-conseils, formations, échanges et contacts jusqu’à leur autonomie. Il peut s’adresser aux entrepreneurs avant ou après la phase de création et lors de la phase de croissance. Il offre le cadre d’un processus d’accélération de la maturation d’un projet entrepreneurial, d’où l’importance accordée à l’accompagnement.
Les incubateurs sont le plus souvent situés dans des zones actives économiquement, car ils s’appuient sur la collaboration de plusieurs partenaires locaux, publics ou privés et ont souvent bénéficié, à l’origine, de financement de l’État. Leur objectif est de participer à la stimulation de l’activité économique locale en facilitant la création d’entreprises, d’emplois, d’une image positive et d’un lieu de rassemblement de compétences et de nouveaux réseaux en faveur de l’entrepreneuriat.
L’accompagnement
C’est au regard de la construction et de la mise en œuvre de référentiels de compétences que les questions de l’enseignement et de l’accompagnement à l’entrepreneuriat (p. ex., les quatre postures du mentor, de l’expert, du coach et du conseil) ont été légitimées. Cela dit, l’accompagnement pose la question de ce qui est accompagné : l’entrepreneur (de l’ordre du développement personnel) ou le projet (de l’ordre de l’apprentissage)? L’objectif de l’accompagnement est triple : 1) s’assurer de l’adéquation entre l’entrepreneur et son projet, 2) faire acquérir le capital social jugé minimum pour la pérennité du projet et 3) mettre en réseau le créateur avec ses partenaires.
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