Auteur: Eliane De Latour
Type de publication : étude
Date de publication : 2005
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Dans un pays où 60 % de la population ont moins de 20 ans, comment comprendre ce qui guide les nouvelles générations des zones urbaines, celles qui actuellement se manifestent par milliers quand il s’agit de piller sous la bannière des Jeunes Patriotes, et par petites centaines lorsqu’il faut répondre à l’appel de Blé Goudé, Général des Jeunes, chef des Patriotes, pour faire des sit-in ou entourer de barrières le 43e Bima ? Sans oublier celles qui gardent le silence : une grande majorité qui se méfie et ne se reconnaît pas dans le spectacle offert par ses congénères.
« Les analyses qui portent sur la Côte-d’Ivoire s’opèrent trop souvent à travers des logiques binaires : nord/sud, tradition/modernité, ville/campagne, musulmans/chrétiens, tribu/ démocratie… un système d’opposition qui empêche de comprendre la pratique sociale par principe labile, réversible. »
Que la géographie soit physique ou mentale, les concepts de « territoire », « identité », « parenté », « religion » … comme mode d’appartenance unique conduisent à la simplification et au grossissement. Un danger, quand les gens pensent n’avoir que ces catégories pour se désigner ; catégories auxquelles ils ajoutent éventuellement quelques caractéristiques, même si leur vie personnelle révèle une complexité qui infirme toute idée d’homogénéité ou de classement rigide. Seule la mise en relief de paradoxes et de contradictions peut éclairer les moteurs de l’action et de la pensée.
Les analyses qui portent sur la Côte-d’Ivoire s’opèrent trop souvent à travers des logiques binaires : nord/sud, tradition/modernité, ville/campagne, musulmans/chrétiens, tribu/ démocratie… un système d’opposition qui empêche de comprendre la pratique sociale par principe labile, réversible
Les dernières crises qui ont traversé le pays ont eu des résultats désastreux sur les couches sociales déjà fragilisées. Dans « les quartiers », tout le monde vit à crédit — autrement dit, à l’intérieur d’une économie virtuelle qui fragilise le tissu social. Une économie de débrouille plus que de travail, consacrée par une expression : Ça va, je grouille toujours. Une autre dette, symbolique elle, pèse tout autant sur les comportements, la dette de vie : la prise en charge des vieux parents et des petits frères. Un devoir qui, s’il n’est pas rempli, peut se traduire par une malédiction. Cette obligation provoque des crises à l’intérieur des familles dans « les quartiers », qui se développent comme des villages avec une coercition sociale forte. Les nouvelles générations veulent être autonomes : gagner pour soi-même.
Au sentiment d’étouffement économique et social, les jeunes citadins pauvres opposent une quête de liberté, une utopie qui conduit toujours ailleurs, toujours plus loin, et qui s’inscrit dans une culture urbaine très largement partagée, des ghettos au monde du travail. Ils parlent et pensent nushi. Le sentiment d’appartenir au même univers lie l’ensemble des bra môgô, frères qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes « galères », les mêmes rêves.
Les jeunes restent écartelés entre un imaginaire qui les porte ailleurs, dans une volonté d’héroïsme singulier, et une réalité sociale qu’ils ne mettent pas vraiment en cause : respect de l’antériorité, formes de solidarité, dette de vie, codes d’honneur. C’est dans ce va-et-vient entre la marge et la société qu’on peut saisir l’ambivalence au fondement de la vie des moins de 30 ans.
La fiction de soi
L’idée que les enfants connaissent des existences définies par la naissance s’éteint. La destinée collective ne peut plus empêcher l’empreinte personnelle.
« Les jeunes se projettent individuellement à travers des mythologies qui mêlent les valeurs anciennes, celles du kung fu, de l’idéal petit-bourgeois, du rastafari, du hip hop, des actions héroïques qui conduisent au surpassement, « comme au cinéma ».
Ils sont épris de grands voyages initiatiques plus que de nationalisme étroit. Ils fonctionnent en réseaux plus qu’en territoire. Leur mode de pensée profond, individualiste et universaliste, n’intègre guère les barrières ethniques et religieuses, sauf le temps d’un pillage, d’une fête, d’un meeting qui rendent possible la démonstration de soi dans la surenchère ; ou d’une distribution de nourriture ou d’argent, nécessaire en ces temps difficiles. « Tu es ethnique » est une insulte.
Le « Jahfoule »
Le dépassement de soi s’inscrit dans la compétition, le jahfoule. Le jeune individu moderne doit être associé aux grands rêves communs : le guerrier qui a gros cœur (vaillance), le possesseur d’objets/signes de pouvoir, le donateur généreux. Le courage lié à la générosité va de pair avec une valeur cardinale : le respect imposé à travers le défi. La compétition se joue dans tous les domaines de manière spectaculaire. Le guerrier doit jahfoule [littéralement : tuer la foule, maîtriser la foule]. Deux possibilités pour cela, la terreur ou la fascination.
Le jahfoule est si important aux yeux des jeunes Ivoiriens que, à mon sens, il explique en partie la naissance du chef des Jeunes Patriotes, Blé Goudé. On peut imaginer (peut-être de manière un peu provocatrice) que le jour où Blé Goudé a découvert Guillaume Soro en chef de la rébellion à la télévision, il a dû se sentir en reste. Soro et lui étaient ensemble à l’université. Ils ont le même âge, ont fait le même cursus d’anglais, couronné par la même absence de diplôme. Ils ont participé aux mouvements étudiants, ont dirigé chacun à son tour la FESCI. Du jour au lendemain, Guillaume Soro se retrouve devant la presse internationale, entouré de types armés avec son nom qui jahfoule partout. Il n’y a aucun principe d’antériorité entre eux, ils sont pairs. Pour Blé Goudé, c’est un drap, une honte qu’il faut réparer dans l’affrontement et en se baptisant général des jeunes de manière à parader, lui aussi, dans le monde des médias. Il est probable que cette lutte ne donnera pas de vainqueur, mais que tous s’effaceront ensemble de la vie publique.
Le temps, le pardon
Les jeunes se propulsent dans un temps immédiat du « tout, tout de suite » ; dans leur langage cela donne : en même temps est mieux. On le voit, par exemple, avec le développement du maga tapé : taper un coup rapide. Entrent dans cette pratique toutes les formes d’escroquerie, les détournements, les je retiens (gratter des petites sommes). Il est urgent d’accumuler quand on ne sait de quoi demain sera fait. Cela va du haut en bas de la société : un homme politique ne sachant pas s’il va garder le pouvoir cède à la corruption ; le comptable va faire des je retiens sur le propriétaire du magasin ; les policiers sont postés à tous les coins de rue pour faire du racket sur les voitures. Le détournement instantané, partout, tout le temps, est une forme de prévision en cas de cas, comme on dit.
« En Côte-d’Ivoire, le conseil et le pardon sont des notions qui parcourent les relations humaines en toute occasion : le conseil les noue, le pardon les dénoue lorsqu’elles sont tendues par un conflit. Ce sont des digues face aux déchirures sociales : le pardon d’une des parties désamorce généralement la violence ; le conseil est indispensable pour progresser, limiter les mauvaises pulsions, faire des choix raisonnables. La valorisation de soi passe par la capacité à donner des conseils et à pardonner. L’ordre d’antériorité repose sur ces capacités. »
L’appartenance politique
L’affirmation politique reste complexe. Pas un programme qui ne soit exactement celui du voisin. Chez les jeunes, les croyances politiques ont un ancrage très limité en dehors de quelques militants qui trouvent leur gombo dedans, de quoi « bouffer ». Aucun chef d’Etat n’a eu dans l’histoire de ce pays de légitimité incontestable.
Le brouillage politique provoqué par les multiples prises de pouvoir depuis 1993, l’absence de légitimité des forces en présence qui ne se sont jamais mesurées aux urnes, la difficile lecture des programmes de partis, le gel identitaire, ont provoqué un sentiment d’injustice. Un peuple non compté est un peuple insignifiant, sur lequel les exactions et la loi du plus fort s’exercent facilement à l’instar des Jeunes Patriotes, une minorité à qui l’on donne un peu d’argent, de quoi manger pour aller défiler, piller. Ceux-là n’ont aucune représentation légale, peu de convictions profondes ; et, surtout, leur culture — comme celle d’une partie de la société — repose sur un rapport au monde qui ne sépare pas les faits de leur interprétation. Ils opposent l’Etat de droit à l’arbitraire de la sorcellerie, mais aussi à la violence despotique de la police, des nantis, tout en prêtant une attention fébrile à la circulation des mots qui peuvent détruire : les mots de la sorcellerie, les mots politiques, les mots de commérage.
Dans ce contexte, il suffit de dire que les étrangers sont des ennemis pour qu’ils le deviennent effectivement. Ce genre de manipulation se pratique dans n’importe quel « camp ». Après les élections de 2001, il y a eu une marche du RDR à la suite de laquelle des Patriotes sont allés essayer de déloger Ouattara. Ils ont abîmé des mosquées ; alors des musulmans s’en sont pris immédiatement à des églises. Quand Wade a accusé Gbagbo de réserver un sort délétère aux Burkinabés, les boutiques des Sénégalais du Plateau ont été attaquées le lendemain.
Pourquoi, dès qu’il s’agit d’Afrique, seules les bannières ethniques ou religieuses sont-elles brandies ? Quand la presse internationale reprend ces désignations sans critique, elle entérine cette idée de camps géographiques, d’ennemis tribaux, au lieu de placer le débat sur le plan politique, en situant les vrais intérêts en jeu, le nombre de personnes concernées, les franges inévitables du banditisme
Un cran important a été franchi depuis les manifestations de janvier 2003, qui mettaient aussi les Patriotes dans la rue : d’une attaque anti-française pour marquer le refus des accords de Marcoussis, on est passé aux mensonges haineux dans les médias. La télévision n’a plus été contrôlée par des professionnels pendant les événements de novembre 2004 ; elle est devenue une sorte de plateau ouvert à n’importe quel porteur de message anti-français relayé par les journalistes.
Pourquoi, dès qu’il s’agit d’Afrique, seules les bannières ethniques ou religieuses sont-elles brandies ? Quand la presse internationale reprend ces désignations sans critique, elle entérine cette idée de camps géographiques, d’ennemis tribaux, au lieu de placer le débat sur le plan politique, en situant les vrais intérêts en jeu, le nombre de personnes concernées, les franges inévitables du banditisme… Et, surtout, en ne donnant jamais la parole aux invisibles, ceux qui ne sont pas dans la rue ou devant les caméras, elle place le pays hors de tout regard contradictoire. La notion d’intérêt général étant peu partagée, l’engagement reste labile, éphémère.
Sous l’évidente volonté de puissance et derrière tout ce bruit, au fond, les jeunes cherchent, selon leur formule, les choses normales qu’un homme normal doit avoir : trouver une place, une identité dans une société où ils ont peu de reconnaissance et pas de voix. Ils ont autant de fierté de ce qu’ils sont que de dégoût ; c’est ce qui explique la versatilité, l’ambivalence de leurs comportements, qui rendent plus qu’improbable la perspective d’une guerre de longue durée en Côte-d’Ivoire. D’autant que le foisonnement religieux et le brassage ethnique constituent la nature et la force de ce pays — de ce point de vue très en avance sur notre temps.
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