Marie Faucon
Les 17 et 18 décembre 2021, le président turc Recep Tayyip Erdogan accueillait seize chefs d’État et de gouvernement et des représentants de 40 pays africains dans le cadre de la troisième édition du sommet Turquie-Afrique. Ce sommet, dont l’ambition est de renforcer la coopération économique, sécuritaire et culturelle, est un bon indicateur des ambitions turques de devenir un acteur central dans les affaires africaines. Depuis une décennie, Ankara s’impose comme un partenaire incontournable de certains pays, et développe à une vitesse exponentielle ses relations avec d’autres.
Cette ouverture n’est pas nouvelle puisque c’est en 1998 que le gouvernement turc adopte un « plan d’action pour une ouverture à l’Afrique ». En effet, l’isolement du pays en matière géopolitique à la fin de la Guerre froide a poussé ses dirigeants à rechercher de nouvelles alliances stratégiques. Par conséquent, le nombre d’ambassades turques en Afrique est passé de 12 en 2003 à 43 en 2022, la dernière en date se situant au Togo.
Loin de contenter les puissances occidentales engagées sur le territoire africain, M. Erdogan jouit d’une relative popularité parmi les dirigeants africains et adopte une politique étrangère principalement basée sur l’affirmation du « Soft Power » turc et le renforcement de liens économiques et commerciaux.
Investissant en priorité dans la construction de grandes infrastructures et dans des programmes d’éducation, d’agriculture et de santé, insistant sur la nécessité d’établir des relations d’égal-à-égal, la stratégie de la Turquie en Afrique a parfois été comparée à celle de la Chine, toutes deux critiquant le néo-impérialisme dont feraient preuve les pays européens et les États-Unis.
Des activités économiques qui encouragent les investissements turcs
Le volet le plus édifiant du nouveau partenariat turco-africain concerne les échanges commerciaux : en 2003, le montant des investissements directs étrangers turcs s’élevaient à seulement 100 millions de dollars, contre 6,5 milliards de dollars en 2017. Le volume d’échanges commerciaux entre les deux aires se situe à plus de 25 milliards de dollars pour l’année précédente. La compagnie aérienne Turkish Airlines, notamment, est un exemple visible de l’implantation turque en Afrique, desservant 61 destinations et ayant récemment ouvert des lignes intra-africaines.
Les intérêts économiques turcs sont particulièrement tournés vers l’Afrique de l’Ouest, à en croire les nombreuses entreprises implantées dans la région et l’afflux d’investissements directs étrangers. Le Sénégal est désigné comme un partenaire de choix par la Turquie, dont le groupe turc Summa et Limak a récemment acquis la concession de l’aéroport international Blaise Diagne (AIBD) pour 25 ans. Les échanges commerciaux se dynamisent particulièrement en Côte d’Ivoire, où le volume d’échanges a bondi de 67% en deux ans, au Rwanda, qui comptabilise 81 millions de dollars de volume d’échange en 2021, ou encore au Burkina Faso (72 millions de dollars).
Investissant en priorité dans la construction de grandes infrastructures et dans des programmes d’éducation, d’agriculture et de santé, insistant sur la nécessité d’établir des relations d’égal-à-égal, la stratégie de la Turquie en Afrique a parfois été comparée à celle de la Chine, toutes deux critiquant le néo-impérialisme dont feraient preuve les pays européens et les États-Unis
Le partenariat turco-africain est également novateur dans sa manière d’appréhender l’aide au développement. La Turquie se place au quatrième rang mondial en termes de montant d’aide publique au développement par rapport au taux de revenu national. Une grande partie de cette aide est dirigée vers l’Afrique à travers les nombreux bureaux de l’agence d’aide au développement turc TIKA, qui opère dans 37 pays.
Le Mali est un grand récepteur de cette aide qui consiste en grande partie à la construction et rénovation de mosquées et d’hôpitaux. Le Ghana également, a pu profiter d’hospitalisations pour appareiller une quarantaine d’enfants sourds.
La politique étrangère de la Turquie rencontre un grand succès car elle est souvent présentée comme non-agressive : les fonds sont majoritairement utilisés pour la construction d’écoles, d’hôpitaux, de mosquées. Les efforts de financement sont en revanche liés aux ambitions économiques turques de s’implanter durablement dans la région, et rencontrent donc des difficultés à concurrencer d’autres donateurs avec un budget plus important, comme la Chine ou l’Union Européenne.
L’affirmation du Soft Power turc : un exemple réussi d’implantation culturelle
Outre l’importance des échanges commerciaux, la Turquie vise à développer son influence en Afrique de l’Ouest à travers la mise en avant de sa culture. L’arrivée de nombreux ressortissants turcs dans la région a premièrement permis des échanges socio-culturels informels, qui se sont institutionnalisés grâce à l’ouverture de centres culturels turcs : les instituts Yunus Emre, par exemple, ont pour objectif l’apprentissage de la langue turque. La fondation Maarif, une organisation affiliée au ministère de l’Éducation, dispense des cours allant de la maternelle au lycée.
Le Sénégal est désigné comme un partenaire de choix par la Turquie, dont le groupe turc Summa et Limak a récemment acquis la concession de l’aéroport international Blaise Diagne (AIBD) pour 25 ans
Le volet éducatif occupe une large place dans la stratégie de renforcement des liens entre l’Afrique de l’Ouest et la Turquie. De la même manière, de nombreuses bourses sont allouées aux étudiants ouest-africains souhaitant étudier en Turquie, à l’image des 75 boursiers togolais effectuant leurs études dans des universités turques tous frais payés. Cette dynamique est largement encouragée par le gouvernement qui compte sur ses « ambassadeurs de bonne volonté » pour revenir ensuite en Afrique et propager une bonne image de la Turquie.
La stratégie de « Soft Power » turc est plurielle et innovante. Elle passe non seulement par l’éducation et la formation, mais aussi par le sport : à titre d’exemple, de plus en plus de joueurs africains évoluent dans des clubs turcs. Se positionnant à contre-courant d’une tendance dans le monde du football qui consiste à diminuer les quotas de joueurs étrangers, la Fédération de football turque encourage l’arrivée de nouveaux joueurs pour sa Süper Lig. Parmi les plus grands noms, on retrouve les Sénégalais Mame Biram Diouf et Mame Baba Thiam et l’Ivoirien Daouda Bamba. Les stars africaines du football comme Didier Drogba et Samuel Eto’o ont également joué en Turquie.
L’usage de l’Islam et la critique de l’Occident comme stratégie diplomatique
Au niveau politique, le président Erdogan a lancé une grande campagne de séduction des dirigeants africains. Depuis son arrivée au pouvoir, il a cumulé plus de 40 visites sur le continent et invite régulièrement des hauts représentants africains à Ankara. D’abord concentré sur la Corne de l’Afrique avec un ancrage en Somalie, les visites officielles turques se multiplient en Afrique de l’Ouest, avec une visite au Nigeria et Togo en décembre 2021 puis l’inauguration au Sénégal du stade Abdoulaye Wade le 22 février 2022. Son discours envers les pays musulmans ou à forte communauté musulmane est résolument tourné vers ce point commun.
La religion joue un rôle clé dans la politique étrangère turque en Afrique et le « Diyanet » (ministère des Affaires religieuses) s’implique de plus en plus dans les affaires étrangères, à travers la construction de mosquées et d’écoles coraniques. Au Ghana, pays à majorité chrétienne, la Turquie a entièrement financé la construction d’une immense mosquée, la deuxième plus grande d’Afrique de l’Ouest, pour « célébrer la coexistence harmonieuse des religions ».
La mise en avant de l’Islam comme relai politique et diplomatique est révélatrice de la nouvelle politique d’Erdogan, qui ambitionne de renforcer les liens avec les pays musulmans en priorité. C’est d’abord l’imam turc Fethullah Gülen qui a ouvert en Afrique une centaine d’écoles prestigieuses affiliées à son mouvement, destinées à former les futurs leaders africains.
En revanche, l’imam, autrefois bras droit d’Erdogan, est accusé d’avoir fomenté le putsch raté de juillet 2016. Dans son combat contre le mouvement güleniste, le gouvernement a renforcé sa mainmise sur les institutions et fondations opérant à l’étranger et insisté sur leur volet religieux. Les écoles Gülen ont été progressivement récupéré par la fondation Maarif, proche de l’AKP, parti présidentiel.
Au niveau politique, le président Erdogan a lancé une grande campagne de séduction des dirigeants africains. Depuis son arrivée au pouvoir, il a cumulé plus de 40 visites sur le continent et invite régulièrement des hauts représentants africains à Ankara
De la même manière, Ankara a multiplié les critiques virulentes envers les puissances occidentales et leurs activités en Afrique. Bénéficiant de l’absence d’histoire coloniale avec l’Afrique, la Turquie n’hésite pas à traiter la politique française de « néo-colonialiste » et joue sur le développement d’un sentiment « anti-français » dans certaines régions pour se valoriser auprès des dirigeants africains.
La Turquie a su s’imposer comme un acteur incontournable en Afrique et menace aujourd’hui les pays installés depuis plus longtemps dans la région ouest-africaine. Jouissant d’avantages non-négligeables — la valorisation d’une culture et religion communes, une politique comparativement peu intrusive — Ankara inquiète et interroge. Cependant, si la Turquie jouit d’une bonne image aujourd’hui, c’est bien grâce à la mise en place d’un nouveau modèle de relations, qui se veut gagnant-gagnant et égalitaire.
Il n’en reste pas moins que le pays poursuit des intérêts économiques et géopolitiques propres en Afrique de l’Ouest, et de nombreux observateurs avancent que M. Erdogan souhaite également jouer un rôle militaire plus important dans la région du Sahel et ne pas se cantonner à des activités seulement diplomatiques et économiques.
Crédit photo : Franceinfo Afrique
Marie Faucon est étudiante à Sciences Po Lille en France. Particulièrement intéressée par les enjeux liés aux migrations, aux conflits internationaux et au terrorisme, elle a suivi un échange académique à l’Université de Yeditepe à Istanbul au cours duquel elle a commencé son apprentissage de la langue turque. Elle effectue un stage au sein de WATHI.