Auteur:
L’Institut français des relations internationales (IFRI) est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d’information et de débat sur les grandes questions internationales. Créé en 1979 par Thierry de Montbrial, l’IFRI est une association reconnue d’utilité publique (loi de 1901). Il n’est soumis à aucune tutelle administrative, définit librement ses activités et publie régulièrement ses travaux. L’IFRI associe, au travers de ses études et de ses débats, dans une démarche interdisciplinaire, décideurs politiques et experts à l’échelle internationale.
Site de l’organisation : https://www.ifri.org/
Date de publication : 23 septembre 2022
Lien vers le document original
Parmi les 20 premiers pays de l’index des États fragiles, les 15 sont africains. En parlant de la dégénérescence de l’appareil étatique, ce document permet de comprendre que ce constat fait référence particulièrement à la gouvernance hybride. « Cette gouvernance hybride signifie que l’État a perdu la prééminence sur la production des services publics et que des organisations non étatiques assument des tâches habituellement confiées à l’État. » Dans des secteurs comme l’enseignement ou la sécurité, on voit clairement l’effondrement du monopole de l’État au profit d’autres groupes qui ne sont pas forcément tout le temps bien encadrés, par conséquent, non maîtrisés. La faillite de l’État s’illustre parfaitement par ce qu’on désigne par « la dés-administration des marges du territoire national » et des zones rurales plus proches des capitales. Cette publication dégage aussi « les principales caractéristiques de la gouvernance hybride et ses implications potentielles pour les acteurs de développement qui veulent promouvoir la reconstruction de l’État ».
L’absence de l’État se caractérise tout simplement par la dé-administration ou la sous-administration de territoires favorisant l’émergence d’initiatives privées qui peuvent facilement fragiliser davantage le tissu social. La présence résiduelle de l’État a pour conséquence la faiblesse du service public souvent fourni par un système de coproduction qui se propose pour combler le vide ou substituer l’État. Les pays de la région ont l’urgence de garantir la présence de l’État en toute circonstance car une configuration où les acteurs non étatiques jouent le premier rôle et les acteurs étatiques sont relégués au second plan n’est pas forcément de l’anarchie, mais rend l’ordre difficile à rétablir car les pouvoirs sont partagés. Dans ces cas de figures, les nouveaux “fournisseurs de services publics” héritent d’une forte légitimité populaire alors que l’ancienne élite politico-administrative est souvent discréditée. C’est le transfert de légitimité. Par conséquent, les succès dans la lutte contre l’insécurité au Sahel ne devraient pas être jaugés à l’aune du nombre de morts dans les rangs des groupes terroristes et les chefs capturés mais plutôt à travers la préservation de l’aptitude de l’État à être présent au coté des populations.
Ces extraits proviennent des pages : 6-12, 13-15, 18-21
La faillite des États est un processus dégénératif qui s’inscrit dans la longue durée. L’évolution d’un État fonctionnel à un État failli est une trajectoire historique qui s’étend généralement sur plusieurs générations. L’État failli se reconnaît à la disparition des deux fonctions étatiques clés : le maintien de l’ordre et la monnaie. L’anarchie (i.e l’incapacité de maintenir l’ordre public) et le remplacement ou la coexistence de la monnaie nationale avec des monnaies étrangères (en général le dollar) consacrent l’étape ultime de l’effondrement précédé par un long processus dégénératif.
Ce processus, dont le concept de fragilité rend compte, et que l’index des États faillis1 s’efforce d’évaluer, est appréhendé en fonction de critères économiques, politiques, sociaux et de cohésion. Avant l’effondrement complet qu’ont illustré la Somalie et la Centrafrique sur le continent africain, il y a de nombreuses étapes intermédiaires au cours du processus de déliquescence étatique, dont celle de l’aplatissement. Les États aplatis sont ceux qui présentent des signes de dysfonctionnement dans certains domaines importants et n’ont plus de capacité de réponse aux problèmes qu’ils doivent affronter.
Depuis longtemps, les États africains figurent en tête du classement de l’index des États fragiles (parmi les 20 premiers pays de ce classement, 15 sont africains). Ils sont menacés à la fois par le haut et par le bas. En haut, ils sont bousculés par des évolutions mondiales qui les dépassent et réduisent leurs marges de manœuvre telles que la globalisation licite et illicite du commerce, l’évolution de certains marchés internationaux (hydrocarbures, minerais, etc.), la spéculation financière, l’influence de compagnies étrangères, etc. En bas, ils sont concurrencés par des acteurs locaux tels que les pouvoirs néo-traditionnels, les grandes municipalités, des associations puissantes, des confréries religieuses, des seigneurs de guerre, etc.
Cette fragilisation grandissante et ses implications pour les politiques d’aide sont l’objet de cette réflexion. Cette déliquescence d’État se manifeste par la modification de la coproduction des services d’intérêt général en faveur des acteurs non étatiques5. Auparavant impliqués dans la production des services publics en tant qu’acteurs minoritaires, ils acquièrent un rôle de plus en plus important au fil du temps et finissent par devenir des acteurs majoritaires. Ce renversement des rôles génère une configuration de pouvoir très particulière qui prend à contre-pied les politiques d’aide classiques.
La gouvernance hybride en pratique
Le double secteur privé, base du secteur de l’enseignement en RDC
Les églises jouent un rôle fondamental dans le secteur de l’éducation en RDC. Dans l’éducation primaire et secondaire, les congrégations religieuses – qui disposaient déjà d’une présence historique dans cette activité – ont renforcé leur rôle avec l’assentiment du gouvernement. En effet, ce dernier a transféré des écoles publiques à des congrégations qui sont désormais appelées écoles publiques confessionnelles. Actuellement, la majorité des écoles primaires publiques de la RDC ne sont pas gérées par l’État : des organisations religieuses, dont la plus prédominante est l’Église catholique, suivie de diverses églises protestantes, gèrent environ 80 % des écoles primaires publiques en vertu d’un accord formel avec le gouvernement.
L’État failli se reconnaît à la disparition des deux fonctions étatiques clés : le maintien de l’ordre et la monnaie. L’anarchie (i.e l’incapacité de maintenir l’ordre public) et le remplacement ou la coexistence de la monnaie nationale avec des monnaies étrangères (en général le dollar) consacrent l’étape ultime de l’effondrement précédé par un long processus dégénératif
Si en RDC chaque grande confession religieuse a développé son propre réseau scolaire à partir de la carence de l’État, il y a aussi de très nombreuses initiatives privées laïques, notamment dans le secteur universitaire, compte tenu de la saturation des universités publiques. Entre 2006 et 2015 le nombre d’étudiants du privé a été multiplié par trois. L’ancien Premier ministre Matata Ponyo a même ouvert son université « Mapon » (son surnom) dans sa ville natale de Kindu au Maniema. Le développement anarchique d’un florissant marché de l’enseignement supérieur a donné naissance à de nombreux établissements dans lesquels acquitter les frais de scolarité revient à acheter un diplôme.
Le règlement des conflits fonciers ruraux au Tchad : une justice sans juge
Dès leur indépendance, les États africains de droit francophone ont réservé l’exclusivité du pouvoir de règlement des conflits fonciers à l’autorité judiciaire. En conséquence, lorsqu’il y a un différend sur l’usage de la terre, la juridiction compétente est censée trancher en appliquant la loi. Dans le Tchad rural, cette approche judiciaire du règlement des conflits est en réalité peu pratiquée et a été remplacée par d’autres dispositifs. Non seulement ce n’est pas à la loi que les parties en conflit se réfèrent le plus souvent pour défendre leurs droits, mais encore le juge n’est pas l’autorité à laquelle elles recourent spontanément pour régler leurs différends. En milieu rural, de nombreux mécanismes alternatifs de gestion des conflits liés aux ressources naturelles sont mis en œuvre.
Alors qu’en droit le règlement judiciaire s’impose, en pratique il est souvent le dernier recours après la négociation directe entre les parties en conflit, la médiation par un tiers supposément neutre et le règlement par une autorité administrative.
L’intervention des autorités administratives et judiciaires est coûteuse pour une population rurale très pauvre. En outre, elle dépend de la couverture du territoire par les services administratifs et par les cours et tribunaux. Plusieurs services administratifs doivent généralement être mobilisés pour résoudre un conflit lié aux ressources naturelles (la gendarmerie mais aussi des services techniques compétents en fonction de la ressource concernée : évaluation des dommages agricoles par les services du ministère de l’Agriculture en cas de dégâts champêtres par exemple).
Cela génère des lenteurs administratives qui allongent les délais de règlement des conflits. Concernant l’intervention judiciaire, les tribunaux sont souvent engorgés par les affaires à juger et difficilement accessibles pour les pauvres, en raison des coûts élevés des procédures et des déplacements à effectuer en ville. Le règlement des conflits par les autorités administratives et judiciaires est de surcroît affecté par la corruption souvent chronique de ces institutions.
Les confréries de chasseurs : des auxiliaires de sécurité ambivalents en Guinée
Les donzos sont des chasseurs traditionnels présents dans toute l’Afrique de l’Ouest et issus de l’ensemble culturel mandingue. En charge initialement de l’approvisionnement des villages en viande de brousse, leur rôle est aussi étendu à la protection des personnes et des biens, au maintien de l’ordre moral et à la gestion des conflits par des moyens matériels et magiques. Leur rôle de protecteur de leur communauté leur confère une forte légitimité historico-communautaire.
Depuis l’avènement de l’État indépendant, les chasseurs sont utilisés comme auxiliaires des forces de police, voire comme des substituts à une police défaillante ou absente. Dans le contexte d’une faible capacité sécuritaire de l’État en milieu rural, les chasseurs qui disposent d’armes rudimentaires (y compris des armes à feu) exercent souvent une activité de sécurité, sans que cette dernière ne soit encadrée juridiquement et sans formation commune. Ils posent dès lors des problèmes de droit : les membres de ces confréries détiennent des armes sans être titulaires des permis nécessaires et ils commettent des exactions et des abus de pouvoir.
La gouvernance vue de l’intérieur
Les limitations de l’action étatique
Cette gouvernance hybride signifie que l’État a perdu la prééminence sur la production des services publics et que des organisations non étatiques assument des tâches habituellement confiées à l’État. Le monopole de production des services publics par l’État est remis en cause et un système de coproduction chargé de pallier autant que possible les carences de l’État lui a été substitué.
Les caractéristiques de la gouvernance hybride
L’administration est plus ou moins absente de certaines zones : au fil du temps, la sous-administration se mue en dés-administration des marges du territoire national d’abord, puis d’espaces ruraux plus proches de la capitale, centre du pouvoir gouvernemental. La formule centrafricaine « l’État s’arrête au PK15 » (c’est-à-dire à 15 km de la capitale) prend ici tout son sens. La totale dés-administration d’un territoire aboutit à une zone grise qui peut être dominée par des pouvoirs locaux et/ou des pouvoirs étrangers qui peuvent s’affronter ou collaborer et développer des activités légales et illégales.
La sous-administration de certaines provinces peut résulter d’un manque de moyens budgétaires et humains ou d’une volonté politique délibérée (cas des territoires punis par le gouvernement car foyers de contestation politique). Cependant, à part quelques cas extrêmes comme la Centrafrique et la Somalie, il y a toujours une présence résiduelle de l’État. Certaines administrations fonctionnent à moitié, certaines ne fonctionnent plus et ont disparu et certaines ne fonctionnent plus mais continuent d’exister à travers leurs agents.
Depuis l’avènement de l’État indépendant, les chasseurs sont utilisés comme auxiliaires des forces de police, voire comme des substituts à une police défaillante ou absente. Dans le contexte d’une faible capacité sécuritaire de l’État en milieu rural, les chasseurs qui disposent d’armes rudimentaires (y compris des armes à feu) exercent souvent une activité de sécurité, sans que cette dernière ne soit encadrée juridiquement et sans formation commune
Le paradoxe de la survie des administrations fantômes tient à la privatisation informelle de leurs fonctions par les fonctionnaires dans le cadre d’une stratégie de survie. Cet État résiduel n’est pas en mesure de délivrer des services publics et devient le partenaire minoritaire du système de coproduction des services publics. Ainsi, dans le système universitaire congolais, le ministère de l’Enseignement supérieur fournit l’agrément administratif des établissements et garantit la reconnaissance des diplômes mais son pouvoir s’arrête là. Il ne parvient pas à freiner (encore moins à empêcher) l’émergence constante d’établissements non viables et hors du droit commun. Dans le marché de l’enseignement supérieur, il joue un rôle d’officialisation des initiatives privées plus que de régulation.
De même, en zone rurale, ce sont les donzos qui constituent la première force de sécurité, les premiers répondants en cas de menace et non la gendarmerie guinéenne sous-équipée et peu mobile. Dans le système de sécurité rurale, la gendarmerie joue un rôle secondaire par rapport aux chefs coutumiers et aux confréries néo-traditionnelles de chasseurs.
Les services publics sont donc coproduits par des acteurs non étatiques (en position de force) et étatiques (en position de faiblesse). Cette coproduction repose sur un bricolage informel qui requiert souvent une reconnaissance officielle par les agents de l’État résiduel. Ainsi, dans le domaine de la gestion des conflits ruraux, les dispositifs alternatifs mis en place par des acteurs de la société civile recherchent souvent in fine la validation de leurs décisions par des autorités administratives ou judiciaires.
En définitive, la gouvernance hybride se caractérise par une configuration de pouvoir partagé. Il faut du pouvoir pour produire ces services et la production de ces services génère du pouvoir. L’État a perdu son double monopole fiscal et policier et les services publics ne sont plus produits mais coproduits. Ce pouvoir peut être partagé entre des acteurs légitimes et illégitimes.
Dans les zones de conflit, il n’est pas rare de voir des collaborations entre seigneurs de guerre et autorités locales coutumières, religieuses, administratives, économiques, etc. Cette collaboration ad hoc vise non seulement à policer un territoire donné mais aussi à gérer les affaires locales telles que la transhumance, les campagnes de vaccination, la fiscalité locale, etc. Ce partage du pouvoir dans la société peut être stable ou instable. Sa remise en cause trop fréquente rend impossible la coproduction de services publics en réduisant les capacités d’action et les motivations des acteurs non étatiques.
Source photo : ifri.org