Type de publication: Rapport
Date de publication: Décembre 2023
Site de l’organisation: Centre pour les civils en conflit (CIVIC)
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Depuis 2014, la région de Tillabéri située à l’ouest du Niger, frontalière avec le Mali, le Bénin et le Burkina Faso, fait face à une insécurité liée aux Groupes d’opposition armés (GOA), à la criminalité et aux conflits communautaires. Jusqu’en 2020, les GOA ciblaient principalement les autorités locales et les Forces de défense et de sécurité (FDS). Ils taxaient illégalement les civils et leur extorquaient des biens, mais il était rare qu’ils les agressent physiquement. En 2021, cependant, la situation a changé et les GOA ont commencé à prendre les civils pour cible pendant les opérations armées. Selon l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED), les décès dus à la violence de GOA contre les civils ont augmenté de 52 % entre 2020 et 2021. Malgré cette augmentation des pertes civiles, les forces armées nigérianes maintiennent une faible présence à la frontière avec le Mali et ont vu leurs bases militaires faire l’objet d’attaques accumulés de la part des GOA. Certaines communautés ont créé des groupes d’autodéfense, notamment le groupe d’autodéfense Banibangou, pour répondre au vide sécuritaire et se protéger contre les attaques d’acteurs armés non-étatiques. Bien que la violence contre les civils se poursuive, l’année 2022 a été marquée par une diminution. L’ACLED a enregistré 192 décès en 2022 résultant d’actes de violence contre des civils, contre 465 en 2021. De même, le nombre de civils tués au cours des deux premiers mois de 2023 a diminué par rapport à la même période en 2022. Cependant, le coup d’État militaire du 26 juillet 2023 au cours duquel Mohamed Bazoum a été destitué pourrait améliorer ou aggraver la situation des civils vivants dans les zones touchées par le conflit.
La situation d’insécurité dans la région de Tillabéri au Niger met en lumière des défis communs aux pays de l’Afrique de l’Ouest. Tout d’abord, la nécessité de renforcer la coopération régionale en matière de sécurité s’impose. Les menaces transfrontalières exigent une réponse collective pour assurer la stabilité dans la région. Il est essentiel que les pays voisins collaborent étroitement en partageant des renseignements, coordonnant des opérations conjointes et développant des stratégies communes pour faire face aux défis sécuritaires. De plus, la crise souligne l’importance de l’investissement dans le développement socio-économique. Les causes profondes de l’insécurité, tels que la pauvreté et le chômage, doivent être adressées de manière holistique. En mettant l’accent sur le développement durable, les gouvernements peuvent contribuer à créer des conditions propices à la stabilité et à réduire les vulnérabilités des populations civiles. Enfin, le respect des droits de l’homme et la protection des civils doivent rester au cœur des efforts de sécurité. Les opérations militaires doivent être menées avec précaution pour éviter les impacts négatifs sur les communautés locales. Les leçons tirées des pays de l’Afrique de l’Ouest soulignent la nécessité d’adopter des approches équilibrées, combinant des mesures de sécurité robustes avec un engagement soutenu en faveur des droits fondamentaux et du bien-être des populations locales.
Ces extraits proviennent des pages : 13, 15-16,18-19, 21, 23,24, 27, 28, 30, 31, 32
Contexte de l’insécurité dans la région de Tillaberi
La région de Tillabéri, dans l’ouest du Niger, abrite une grande partie des frontières communes du pays avec le Burkina Faso et le Mali. Les civils de cette région frontalière poreuse restent vulnérables aux violences du JNIM et de l’EIGS, qui opèrent dans ces zones difficiles d’accès et moins gouvernées depuis près d’une décennie. Si de nombreux facteurs, notamment des conflits communautaires mal gérés et le banditisme, ont conduit à l’expansion du JNIM et de l’EIGS dans la région de Tillabéri, ces derniers ont de plus en plus tourné leurs attaques contre les civils au cours des dernières années. En 2014, la crise sécuritaire malienne s’est étendue à la région de Tillabéri au Niger. Le 10 février 2014, les FDS nigériennes ont arrêté de nombreux combattants du MUJAO. L’armée a considéré qu’ils étaient impliqués dans la lutte contre les FDS maliennes et l’opération française Serval.
Cependant, la plupart d’entre eux se battaient pour protéger leur communauté dans un conflit de longue date avec la communauté daoussahak. Huit mois après cette arrestation, la région de Tillabéri a connu sa première attaque. Le 30 octobre 2014, le MUJAO a attaqué simultanément la prison d’Ouallam, le poste militaire de Banibangou et la Garde nationale chargée de la sécurité d’un camp de réfugiés à Mangaize. Cinquante Huit prisonniers se sont évadés et neuf membres des FDS ont été tués. Cette attaque visait à démontrer la capacité du MUJAO à mener une insurgence. Les jeunes Peulhs nigériens qui ont rejoint le MUJAO ont vu dans cette attaque l’expression de leurs diverses frustrations accumulées au fil des années.
Deux facteurs sont à l’origine de ces frustrations. Premièrement, les Peuls toleebe ont perçu l’arrestation de février 2014 comme un signe qu’ils ne seraient pas protégés par les autorités nigériennes dans leur lutte contre la communauté daoussahak. Deuxièmement, le gouvernement avait promis d’intégrer les membres de la milice de Peuls toleebe dans l’armée nationale après leur désarmement, mais cela n’a pas souvent été le cas. Si l’insurrection a eu le plus grand impact dans la partie nord de la région de Tillabéri, à la frontière du Mali, la zone frontalière avec le Burkina Faso n’a pas été épargnée par les attaques. Depuis 2016, les initiatives de lutte contre le terrorisme menées par les forces armées maliennes, la FC-G5 Sahel et l’opération française Barkhane ont contribué à pousser les GOA à chercher de nouvelles zones de repli au Burkina Faso et au Niger, entre autres pays.
Les premières attaques contre les FDS et les civils dans la région nigérienne de Tillabéri ont eu lieu en 2017, à la frontière avec le Burkina Faso, principalement dans les départements de Téra et de Torodi. Le 27 mai 2017, des hommes armés sur des motos ont attaqué le poste-frontière de Pètèl Kolé, non loin de la frontière burkinabè. Ils ont tué deux policiers et un civil, se sont emparés d’armes et de munitions, et ont mis le feu au poste-frontière avant de se diriger vers le Mali. L’année suivante, le 17 septembre 2018, des hommes armés ont enlevé un prêtre italien dans la ville de Makalondi, située dans le département de Torodi, à la frontière avec le Burkina Faso. Aucun groupe n’a revendiqué cet enlèvement. En réponse aux attaques perpétrées par les GOA à Tillabéri, aux frontières malienne et burkinabè, les FDS ont été déployées à partir de 2017 dans ces régions pour mener des opérations militaires afin de « chasser les membres des GOA ».
Si l’insurrection a eu le plus grand impact dans la partie nord de la région de Tillabéri, à la frontière du Mali, la zone frontalière avec le Burkina Faso n’a pas été épargnée par les attaques
Cette intervention militaire a été menée conjointement par les FDS nigériennes, l’opération française Barkhane et les groupes armés maliens, le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), principalement composé de Daoussahaks, et le Groupe d’autodéfense touareg Imghad et alliés (GATIA). En réponse, en mars 2017, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence à Ouallam, Banibangou, Abala, Ayorou et Bankilaré (à la frontière malienne) et l’a étendu à Téra, Torodi et Say (à la frontière burkinabè) en novembre 2018.
Le gouverneur de la région de Tillabéri a également ordonné la fermeture des stations-service, en particulier celles situées sur l’axe Makalondi, à la frontière avec le Burkina Faso. Cependant, les réponses militaires et les mesures restrictives n’ont toutefois pas permis d’endiguer l’insécurité et le conflit a pris une tournure plus meurtrière. Le 10 décembre 2019, l’EIGS a attaqué une base militaire nigérienne près de la ville d’Inates, à la frontière avec le Mali, tuant plus de 70 soldats. Un mois plus tard, le 9 janvier 2020, l’EIGS a mené une autre attaque contre la base militaire nigérienne de Chinégodar, près du Mali, tuant 89 soldats.
Il s’agit de l’attaque la plus meurtrière depuis le début de l’insurrection dans la région de Tillabéri au Niger. Si l’insurrection a eu le plus grand impact dans la partie nord de la région de Tillabéri, à la frontière du Mali, la zone frontalière avec le Burkina Faso n’a pas été épargnée par les attaques. Suite à ces attaques à la frontière malienne, les troupes nigériennes se sont partiellement retirées de la région. À partir de 2021, la région de Tillabéri, frontalière du Mali, a enregistré une série de massacres de civils en réponse à la création d’un groupe d’autodéfense et à l’opposition à certaines règles imposées par l’EIGS, telles que la collecte illégale d’impôts (zakat) . Le 2 janvier 2021, des membres de l’EIGS ont tué plus de 100 personnes dans deux villages du département de Ouallam. Quelques mois plus tard, le 15 mars, des membres présumés de l’EIGS ont tué 58 civils de sexe masculin qui revenaient d’une foire commerciale à Banibangou.
En 2022, l’opération française Barkhane et les FDS nigériennes ont mené des opérations militaires, des patrouilles et des actions civilo-militaires dans la région de Tillabéri pour lutter contre les GOA. Le début de l’année 2023 a été marqué par une recrudescence des activités de l’EIGS à Tillabéri. Le 10 février 2023, le groupe a tué 17 soldats et en a blessé 13 dans le département de Banibangou, près de la frontière malienne. L’EIGS et le JNIM continuent de pratiquer des activités économiques prédatrices, des enlèvements et d’autres exactions contre les civils dans les départements d’Ayorou, de Gothèye, de Say, de Téra et de Torodi.
Menace pour la protection des civils dans le région de Tillabéri au Niger
La protection des civils a souffert de toutes sortes de menaces, d’attaques physiques, d’extorsions et d’enlèvements. Dans cette section, les dommages causés aux civils décrits par les participants à cette étude et confirmés par d’autres sources incluent les enlèvements et les séquestrations, l’utilisation d’engins explosifs improvisés, les allégations d’arrestations et/ou détentions arbitraires ou illégales et d’exécutions extrajudiciaires par les FDS.
Les autres menaces à la protection des civils, comprennent le pillage et le vol de biens civils, l’imposition illégale de la zakat par les AOG, la destruction de biens civils, les conséquences des mesures étatiques et le déplacement (forcé) de populations à l’intérieur de leur pays. Malgré les souffrances infligées par différentes menaces, les civils sont restés résilients, par manque de choix.
Violence contre les civils Assassinats et attaques ciblés
Les assassinats ciblés, parfois sous la forme d’attaques massives, et les agressions physiques sont des formes de violence qui coûtent la vie à des civils non armés ou qui, dans le meilleur des cas, leur laissent des blessures, des handicaps ou des traumatismes psychologiques. Ces attaques privent les civils de leur droit à la vie et, dans de nombreux cas, constituent également des violations du droit international humanitaire. De janvier à décembre 2022, le Niger Cluster Protection a recensé 80 incidents de protection dans la région de Tillabéri, classés comme des meurtres ciblés, des assassinats, des attaques et des agressions physiques. Cela représente environ 22 % des incidents relatifs à la protection documentés au cours de l’année 2022 dans cette région. Un homme interviewé dans le département de Ouallam a expliqué à CIVIC qu’il avait « été témoin d’attaques de bandits armés en 2021 dans les localités de Kobi, Dangazaouni, Tchémoubangou, Zaroumdarey et Gnarbou-Koira. À Tchémoubangou, ils ont tué 70 civils ». Selon des survivants d’attaques de GOA interviewés par CIVIC, les membres de ces groupes arrivent à moto, à dos de chameau, dans des véhicules et parfois à pied pour tuer des civils. Les GOA prennent pour cible les représentants locaux de l’État, les autorités traditionnelles et religieuses, ainsi que les personnes qui sont accusées de collaborer avec les FDS ou qui les dénoncent. Par exemple, des marabouts, des imams et des chefs de village ont été exécutés devant leurs communautés. Les civils ou les villageois qui s’opposent ou résistent aux règles dictées par les groupes sont également ciblés et victimes d’agressions physiques.
Un chef de canton rencontré à Ouallam a expliqué à CIVIC que « les éléments du groupe armé exigent la zakat (argent que vous êtes censé payer en fonction de la taille de votre troupeau) à une date donnée ou vous demandent de quitter le village, et toute personne qui n’obéit pas sait qu’elle sera tuée ou agressée ». Ces assassinats ciblés sont parfois suivis d’actes d’extorsion des biens des victimes et de destruction de propriétés civiles. La même personne interviewée à Ouallam a ajouté que : « À Zaroumdarey, 30 civils ont été tués pendant la nuit et leur grenier a été incendié. À Kobi, les GOA ont tué cinq personnes et emporté 87 vaches.» Ces attaques massives dans la région de Tillabéri ont été les plus meurtrières. Plus de 100 civils ont été tués à Zaroumdarey et Tchémoubangou le 2 janvier 2021, et 64 personnes ont été tuées à Darey Dey le 2 mars 2021.
Enlèvements avec ou sans demande de rançon
Les enlèvements de civils avec ou sans demande de rançon sont monnaie courante dans les régions du Niger touchées par le conflit. En 2021, la Commission nationale des droits humains (CNDH) du Niger a enregistré 311 cas d’enlèvement. La région de Tillabéri a enregistré 21 cas d’enlèvement en 202275. Selon les données collectées, les GOA sont les principaux coupables, suivis par les bandits armés. Les bandits armés profitent de l’insécurité pour procéder à des enlèvements contre rançon, tandis que les raisons des GOA sont plus variées. Dans certains cas, les personnes enlevées sont libérées ou parviennent à fuir, mais dans le pire des cas, elles sont exécutées, parfois devant leurs villages. Certains survivants d’enlèvements et leurs proches rencontrés par CIVIC ne savaient pas toujours pourquoi ils avaient été enlevés. D’autres ne souhaitaient pas en parler. Cependant, certains indicateurs permettent d’en connaître la raison. Les enlèvements visent généralement des personnes fortunées, des fonctionnaires, des autorités locales, d’anciens membres de groupes d’autodéfense et des chefs communautaires. Un ancien membre d’un groupe d’autodéfense à Tillabéri a déclaré : « Ils m’ont kidnappé pendant quatre jours parce que j’étais un ancien membre d’un groupe d’autodéfense.
Par exemple, des marabouts, des imams et des chefs de village ont été exécutés devant leurs communautés. Les civils ou les villageois qui s’opposent ou résistent aux règles dictées par les groupes sont également ciblés et victimes d’agressions physiques
Leur chef ne voulait pas que je sois tué. Ils m’ont battu très violemment. Finalement, j’ai pu m’échapper et me rendre à l’hôpital pour y être soigné. » Les GOA ont également enlevé des civils qui s’opposaient à leurs règles, à leurs pratiques, ou à l’imposition de leur gouvernance, et ceux qui apportaient leur soutien aux FDS. Les enlèvements par les GOA relèvent également d’une stratégie visant à terroriser les civils et à insuffler la peur dans les communautés, aboutissant à des déplacements. C’est ce qu’a vécu un homme de Torodi interviewé par CIVIC. « Un jour, ils m’ont kidnappé. Puis ils ont rassemblé tout le village. Ils ont ramené un jeune homme qu’ils avaient gardé pendant des jours. Ils l’ont abattu devant tout le village. Ils ont finalement demandé le départ de tous les habitants ».
Engins explosifs improvisés (EEI)
Le recours aux engins explosifs improvisés (EEI) par les GOA et les restes explosifs de guerre constituent une menace pour les civils dans la région de Tillabéri. Il s’agit d’une menace liée à la protection relativement nouvelle qui est apparue avec le conflit actuel, car les GOA ciblent les FDS en posant des EEI. Le Service de la lutte antimines des Nations Unies (UNMAS) a recensé 26 explosions d’EEI entre le 1er janvier et le 31 août 2022, qui ont fait 45 victimes, dont neuf civils. Selon l’UNMAS, les pertes civiles dues aux EEI ont diminué entre 2021 et 2022. Les données ventilées par sexe ne sont pas disponibles pour évaluer le profil exact des victimes civiles. Entre 2021 et 2022, les principales routes et localités où des EEI ont été posés sont Torodi-Makalondi, BosseyBangou, Gotheye-Téra, et Tillabéri-Ayorou.
L’utilisation d’engins explosifs improvisés est nouvelle dans la région de Tillabéri et les civils n’ont pas les connaissances nécessaires pour les identifier et les éviter. UNMAS travaille avec des organisations locales pour organiser des sessions de sensibilisation afin de réduire les pertes civiles dues aux EEI et aux restes explosifs de guerre. La présence d’EEI sur les routes limite également les déplacements des conducteurs et des populations, ainsi que la livraison de marchandises aux marchés hebdomadaires. Ces situations ont contribué au ralentissement des activités économiques, à la réduction des moyens de subsistance des ménages, à la famine, à l’isolement de certaines zones et, dans la plupart des cas, à des déplacements vers des zones plus sûres.
Perception d’arrestations arbitraires de personnes présumées complices des GOA par les FDS
Les civils pensent que certains complices présumés des GOA sont innocents. Ils se sont également plaints que certaines personnes aient été arrêtées sans que leurs parents aient été informés des raisons de leur arrestation. Une femme de Ouallam a déclaré à CIVIC : « Les FDS doivent faire la distinction entre les bandits et les innocents. Cela fait un mois que mon mari a été arrêté à Torodi et mis en prison. Je n’ai aucune nouvelle et je ne sais rien89 ». Ces actes ont été commis lors de patrouilles militaires ou d’opérations de recherche de membres des GOA ou de leurs collaborateurs. Un soldat interrogé par CIVIC a reconnu que des civils pouvaient être tués ou blessés par accident au cours d’opérations militaires. Cependant, le soldat a dit à CIVIC qu’ils minimisaient ces dommages autant que possible dans leurs opérations. Des membres de la gendarmerie et de la Garde nationale ont décrit certains des efforts d’atténuation des dommages causés aux civils. Il s’agit notamment de localiser, d’identifier et de rassurer la population civile.
Les FDS effectuent également des patrouilles pour identifier les cibles militaires potentielles avant de lancer des assauts. Un membre des FDS a dit qu’ils « tentent de tenir les civils à l’écart des zones d’opération, de les secourir en cas de danger et d’informer leurs supérieurs des pertes subies ». Un autre membre des forces de sécurité a ajouté qu’« elles mènent des assauts dans les zones où se trouvent les GOA ». Malgré les efforts d’atténuation des dommages causés aux civils mis en place par les FDS, des cas de violations du DIH et de pertes civiles sont encore signalés par la population civile. En 2020, la CNDH a enquêté sur un rapport concernant des civils disparus à Ayorou. La mission a révélé qu’au moins 71 civils non armés de la commune d’Inates, dans le département d’Ayorou, ont été sommairement exécutés entre le 27 avril et le 2 mai 2020 par les FDS du Niger. Un homme de Torodi qui a perdu deux frères et a vu son fils arrêté a décrit à CIVIC ce qui s’est passé. « Les FDS ont tué deux de mes frères et ont emmené mon fils adolescent en prison. Ils ont brûlé plusieurs maisons et greniers. Par chance, j’étais dans les champs quand l’armée a fait irruption dans le village. »
L’utilisation d’engins explosifs improvisés est nouvelle dans la région de Tillabéri et les civils n’ont pas les connaissances nécessaires pour les identifier et les éviter
La réticence des civils de ces régions à collaborer ou à partager des informations avec les FDS renforce souvent la conviction du personnel des FDS que la population soutient les GOA. Cependant, la réalité est tout autre. Certains civils restent dans les zones de conflit malgré la détérioration de la situation sécuritaire parce qu’ils pensent qu’ils seraient plus vulnérables dans les sites de déplacés que dans leur région d’origine. Ils préfèrent respecter les règles des acteurs armés qui contrôlent la zone et poursuivre leurs activités quotidiennes « normales » tout en préservant la stabilité de leurs maisons, de leurs biens personnels et de leurs moyens de subsistance.
Autres menaces à la protection
Vol de biens civils
Le vol de biens civils constitue l’un des préjudices les plus importants depuis le début du conflit de Tillabéri. La majorité des victimes rencontrées par CIVIC affirment s’être fait voler leurs biens. Les victimes accusent tous les groupes armés non étatiques : les GOA, les bandits armés opportunistes et certains membres du groupe d’autodéfense Banibangou. Selon les personnes interviewées, après avoir agressé ou intimidé les civils, les GOA s’emparent principalement du bétail des civils, cela est essentiel pour la protection, car les éleveurs de ces régions dépendent de leur bétail pour vivre. Le bétail pris par les GOA est transporté vers des destinations inconnues. Un paysan de Ouallam a décrit ce qui s’est passé dans son village : « Vers 16 heures, les hommes armés sont entrés dans notre village à moto. Ils se sont divisés en petits groupes. Certains nous ont attaqués et ont brûlé les greniers. Les autres ont pris notre bétail. Ce jour-là, ils ont tué trois civils parmi nous ». Dans des zones comme Abala et Ouallam, les civils ont indiqué que les GOA avaient également pris leurs biens, notamment leurs récoltes agricoles, leurs téléphones portables et leurs motos. Alors que les bandits profitent de la situation sécuritaire pour voler de l’argent et des biens aux civils sur la route ou dans leurs villages, le groupe d’autodéfense Banibangou, sous prétexte de combattre des membres de la communauté touareg ou des éleveurs qu’ils considèrent comme des associés des GOA, s’empare de leurs biens et de leur bétail. Un éleveur d’Abala a déclaré : « Certains membres du groupe d’autodéfense Banibangou sont venus prendre notre bétail après que les hommes armés (GOA) nous ont demandé de quitter la région ». L’extorsion présente des conséquences économiques et sociales pour les populations. Elle affecte les activités génératrices de revenus des ménages et prive les populations de leurs ressources alimentaires. Dans les départements d’Abala, Ouallam, Téra et Torodi, où la recherche a été menée, les communautés ont révélé à CIVIC que ces pratiques avaient contribué à la famine. L’impact sur l’économie et les possibilités limitées de mener des activités génératrices de revenus ont poussé les hommes à se rendre dans les centres villes. Ils y trouvent des opportunités économiques, avec moins de risques d’être pris pour cible. Les revenus générés par le travail dans des zones sûres permettent à ces hommes de s’occuper de leurs familles restées dans les zones touchées par le conflit. Cependant, cet exode rural forcé entraîne la séparation des familles, accentue la vulnérabilité des individus et les expose à de nouveaux risques en matière de protection.
Imposition illégale (Zakat)
L’imposition illégale, aussi appelée zakat ou dîme, est un acte d’extorsion qui s’est généralisé au Sahel avec l’émergence du conflit lié aux activités des GOA. La zakat est une taxe illégale que les éleveurs sont obligés de payer aux GOA pour obtenir une protection. Une femme du département de Ouallam a constaté que « l’insécurité a commencé à Tondikiwindi par la collecte de la zakat ». Comme cela a été évoqué précédemment, ces actes ont des conséquences graves pour la protection des civils, car le bétail est essentiel à la subsistance des éleveurs de la région. Certains interlocuteurs ont indiqué que selon l’Islam, la zakat était censée être versée une fois par an pour la charité. Mais ce n’est pas le cas dans la région de Tillabéri depuis l’émergence des GOA. Le JNIM et l’EIGS imposent le paiement de cette taxe aux chefs de famille ou à des villages entiers selon un calcul basé sur le nombre de têtes de bétail. Un agent de santé d’Abala a déclaré à CIVIC : « Un jour, j’ai reçu la visite d’hommes armés. C’étaient des collecteurs d’impôts. Ils venaient de collecter des sommes comprises entre 30 000 XOF et 1 500 000 XOF dans les villages. » De plus en plus, des membres des GOA agissent de manière indépendante et opportuniste pour imposer leur propre zakat aux civils, en plus de la zakat prélevée annuellement ou semestriellement que les GOA plus importants collectent de force. Des cas isolés d’individus n’appartenant pas à des GOA mais à des criminels profiteraient de l’insécurité pour collecter la zakat auprès de la population. De tels cas se sont produits en 2022 dans le département de Torodi.
Destruction de biens civils
La destruction des biens civils et des infrastructures publiques constitue un autre type de menace en matière de protection, documentée au cours des recherches. Selon plusieurs sources, les GOA ont notamment brûlé des greniers, des maisons, des bâtiments d’entreposage, notamment de nourriture, des centres de santé, des salles de classe, des centres de formation, des mairies et des stations téléphoniques. Les FDS sont accusées d’avoir endommagé des greniers et des champs. Dans l’ensemble, cependant, les civils ont estimé que les GOA ont intentionnellement ciblé les biens civils plus souvent que les FDS. Lorsque ces bâtiments sont incendiés, les civils perdent non seulement les réserves de nourriture de leurs récoltes, dont ils ont besoin pour survivre, mais aussi leurs effets personnels et l’argent gardé dans leurs maisons. Un civil de Ouallam dont les biens ont été détruits par les GOA a déclaré : « Les GOA ont mis le feu à nos greniers et nous avons perdu nos animaux. Nos maisons ont été brûlées et nous avons perdu de l’argent ainsi que les sacs de nourriture qui s’y trouvaient ».
Les maisons de civils et les greniers sont principalement incendiés pour punir la population, l’obliger à déménager ou pour évacuer un village. Les GOA détruisent les biens civils pour diverses raisons. En détruisant des écoles, ils entendent exprimer leur opposition radicale à l’enseignement occidental. Les craintes suscitées par ces attaques, en particulier le fait que des salles de classe et des enseignants aient été pris pour cible, ont également entraîné la fermeture d’autres écoles. Au 31 décembre 2022, le Niger Education Cluster a enregistré 809 écoles primaires et secondaires fermées dans la région de Tillabéri. Les départements de Téra et de Torodi ont été les plus touchés par ces fermetures en fin 2022, affichant respectivement 26 % et 19 % d’écoles primaires et secondaires fermées. La fermeture civiliansinconflict.org 25 des écoles pour cause d’insécurité signifie que les enfants ne bénéficient plus d’une éducation, ne jouissent plus de leurs droits et ne réalisent plus leur plein potentiel.
Conséquences des mesures étatiques
Certaines des mesures prises par l’État pour endiguer l’insécurité ont également aggravé les menaces existantes en matière de protection. En mars 2017, les autorités nationales ont décrété l’état d’urgence dans cinq départements de la région de Tillabéri. Celui-ci a été renouvelé depuis lors, principalement dans les départements situés aux frontières avec le Burkina Faso et le Mali et les plus touchés par l’insécurité. Cette mesure a été suivie par des décisions de restriction de la mobilité, entraînant l’interdiction de circuler avec des véhicules à deux roues et la fermeture de certains marchés hebdomadaires. Les autorités ont justifié ces décisions par la nécessité de mieux contrôler le territoire, de faciliter la conduite des opérations militaires et de protéger les civils. Une évaluation des besoins humanitaires réalisée en 2020 par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a révélé plusieurs conséquences de ces mesures, notamment un ralentissement de l’activité économique et la perte des moyens de subsistance et des revenus de nombreux Nigériens.
Les maisons de civils et les greniers sont principalement incendiés pour punir la population, l’obliger à déménager ou pour évacuer un village. Les GOA détruisent les biens civils pour diverses raisons. En détruisant des écoles, ils entendent exprimer leur opposition radicale à l’enseignement occidental
L’insécurité, associée aux effets néfastes des mesures de l’état d’urgence, a rendu l’accès aux hôpitaux difficile pour la population et les personnes dans le besoin. Des civils ont expliqué à CIVIC qu’ils sont victimes des actions des GOA et des FDS, ainsi que des mesures prises par les autorités. Ils estiment que les autorités devraient proposer des alternatives lorsqu’elles adoptent de telles mesures. CIVIC a rencontré un responsable militaire qui a reconnu que des alternatives devraient être proposées. Sinon, « les mesures d’état d’urgence sont perçues comme un pas en arrière pour nous [FDS] qui avons œuvré pour gagner la confiance et la collaboration de la population [sur le terrain]. » L’interlocuteur a ajouté que ces mesures avaient parfois été prises sans consulter les acteurs sur le terrain qui luttaient dans le conflit. Dans ce contexte, ces décisions ont parfois entravé les efforts visant à renforcer la collaboration entre les FDS et la population, essentiels pour apporter des réponses efficaces à l’insécurité.
Perspectives des civils sur les possibilités de combler les lacunes des efforts de protection existants
Dans un contexte de menaces pesant sur la vie et les moyens de subsistance des civils, l’État, les FDS, les acteurs humanitaires et les civils eux-mêmes ont mis en œuvre des initiatives pour lutter contre l’insécurité. La nature des réponses mises en place et leurs résultats démontrent la résilience de la population malgré les expériences traumatisantes qu’elle vit au quotidien. Les témoignages des populations recueillies révèlent leurs points de vue sur les moyens de combler les lacunes dans les efforts de protection existants. Ce retour d’expérience de la population est important pour orienter l’avenir de la protection dans la région. Il permet de documenter les points positifs des nombreuses interventions, qui peuvent parfois sembler insignifiantes face à des défis croissants. D’autre part, les leçons apprises et les limites doivent être vues comme des actions pragmatiques qui pourraient améliorer la protection des civils, même à petite échelle, malgré l’insécurité persistante dans la région de Tillabéri.
Limites et effets indésirables des réponses militaires et politiques à l’insécurité sur les civils
Des civils interviewés dans la région de Tillabéri ont déclaré que les autorités nationales entreprennent des efforts pour faire face à la détérioration de la situation sécuritaire. Ils ont surtout noté le sacrifice consenti par les FDS pour protéger les civils. Par exemple, un civil du département d’Abala a reconnu que « les FDS protègent les civils jusqu’au sacrifice ultime, en mourant sur le champ de bataille. » Cependant, les personnes interviewées ont également identifié des réponses politiques et militaires qui ont eu un impact négatif sur les civils. Ces réponses comprennent le recrutement et la constitution de forces militaires, la création de bases et de positions militaires, la surveillance de l’état d’urgence et l’engagement civilo-militaire.
Recrutement et constitution de forces militaires
Parmi les nombreuses actions menées par l’armée pour améliorer la sécurité, les interlocuteurs ont nommé les opérations militaires qui ont eu lieu depuis au moins 2015 et 2016 dans la partie nord de la région de Tillabéri et dans les départements de Téra et de Torodi. En 2022, des interlocuteurs ont affirmé que les FDS sont actuellement présentes dans les 13 départements de ces régions et qu’elles y effectuent des patrouilles. Cependant, ces efforts, considérés comme bénéfiques par la population, n’ont pas permis de remédier à l’insécurité. Des civils ont déclaré à CIVIC que l’armée ne patrouillait pas régulièrement dans les zones reculées et les villages où l’insécurité s’était aggravée et où des GOA étaient présents.
Quant au gouvernement, il prévoit d’augmenter le nombre de militaires de 33 000 à 50 000 d’ici 2025 et à 100 000 d’ici 2030157, 158. La stratégie consiste à recruter des jeunes dans les zones touchées par les conflits, à les former et à les déployer dans leur localité d’origine. Cela permettra de combler les lacunes en matière de ressources humaines sur le terrain. Un interlocuteur a déclaré à CIVIC que : « Le Niger compte environ 35 000 agents de police et de gendarmerie, ce qui est très faible [pour] la taille du pays. Cela ne permettra pas d’assurer une bonne couverture du vaste territoire ». Selon les autorités, le recrutement de ces jeunes permettra également de renforcer la confiance entre les FDS et la population civile, puisque les nouvelles recrues comprendront la langue locale, ainsi que les us et coutumes de la région. Cependant, une telle stratégie pourrait également exposer la famille des membres des FDS nouvellement recrutés qui vivent dans les zones touchées par le conflit à des risques de représailles.
Bases et positions militaires
Les opérations militaires dans le nord de la région de Tillabéri et dans les départements de Téra et de Torodi ont été accompagnées par la présence des FDS dans certaines localités par le biais de bases et de positions militaires. Cependant, les civils affirment que l’absence des FDS dans des zones touchées par le conflit signifie que les populations sont exposées aux règles et aux abus des GOA. De plus, lorsque les FDS effectuent des patrouilles et laissent la population sans protection, les civils qui ont collaboré pourraient subir des représailles de la part des GOA. Un enseignant de Téra a déclaré à CIVIC : « Nous avons besoin d’une présence militaire permanente pour nous protéger des djihadistes. La présence [des FDS] les dissuade et ralentit leurs actions. » Plusieurs membres des FDS dans les zones touchées par le conflit ont également confirmé qu’il était nécessaire de recruter davantage de militaires et de créer des camps militaires là où c’est nécessaire afin d’améliorer la protection des civils.
Le Niger compte environ 35 000 agents de police et de gendarmerie, ce qui est très faible [pour] la taille du pays. Cela ne permettra pas d’assurer une bonne couverture du vaste territoire
Un des membres des FDS a déclaré : « Pour améliorer la protection des civils, il faut établir des camps militaires dans les zones à risque, recruter des soldats et maintenir une présence permanente dans les zones touchées par le conflit. » Des civils ont fait part de certaines zones à risque où, selon eux, des camps militaires devraient être créés.
Il s’agit notamment des frontières avec le Burkina Faso et de zones telles que Boupo, Bangarey, Gabane et Diagorou dans le département de Téra. Takoumbate dans le département de Ouallam, où coexistent des conflits communautaires, la milice Banibangou et les GOA, a également été citée. Parmi les autorités locales rencontrées par CIVIC, certaines ont souligné la nécessité d’installer des camps militaires dans les zones frontalières avec le Burkina Faso et le Mali afin d’empêcher l’incursion des GOA sur le territoire nigérien.
Engagement civilo-militaire
La présence de bases et de camps, lorsqu’elle est utile, et l’augmentation du nombre de FDS au Niger ne permettront probablement pas de répondre aux préoccupations en matière de protection des civils, à moins que la nature de l’engagement entre les militaires et les communautés ne change également. Lorsque CIVIC a demandé à la population civile et aux FDS quelle était la nature de leur relation et s’il y avait un dialogue fréquent entre eux, les réponses étaient partagées. La plupart d’entre eux estiment que cette relation n’est pas facile et qu’elle est caractérisée par une méfiance de part et d’autre. Les civils rapportent que leurs relations avec les FDS sont tendues en raison des arrestations arbitraires, des abus commis par certains membres des FDS et de la perception d’une armée plus soucieuse du respect des règles par les civils que de la compréhension du contexte sécuritaire ou des préoccupations de la population.
Les civils de la communauté peule affichaient des opinions parmi les plus basses à l’égard des FDS. Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’ils se sentent davantage visés par les FDS et d’autres membres de la communauté qui les accusent d’être des complices des GOA, comme c’est le cas à Abala ou à Banibangou, par exemple. Les civils du département de Ouallam avaient des opinions plus positives dans l’ensemble, et ont expliqué à CIVIC que la relation avec les FDS s’était améliorée en raison de leur bon comportement et des mesures qu’ils avaient prises pour protéger les civils.
Cependant, les civils affirment que l’absence des FDS dans des zones touchées par le conflit signifie que les populations sont exposées aux règles et aux abus des GOA. De plus, lorsque les FDS effectuent des patrouilles et laissent la population sans protection, les civils qui ont collaboré pourraient subir des représailles de la part des GOA
Cependant, même les parties prenantes de Ouallam estiment qu’il y a encore du travail à faire pour renforcer les relations entre les civils et les FDS. Pour améliorer cette relation et ce dialogue fragiles, les civils et les FDS suggèrent de bâtir et de maintenir une confiance mutuelle. Ils suggèrent également aux militaires de se présenter de manière systématique lorsqu’ils mènent des opérations, de mieux impliquer la population et d’instaurer des dialogues sur la protection des civils et sur les incidents préjudiciables impliquant les FDS.
Toutefois, les FDS doivent tenir compte du danger de représailles de la part des GOA et doivent mettre en œuvre les dialogues et engagements que si les communautés estiment que les avantages compensent les risques, en se fondant sur les dynamiques locales du conflit. Tout dialogue civilo-militaire devrait viser à protéger. La plupart des réponses civiles sur le dialogue indiquent que les FDS l’ont entamé dans l’optique de collecter des informations, plutôt que de discuter de la manière dont les opérations de l’armée pourraient protéger les civils et prévenir tout dommage causé par les GOA.
Le dialogue devrait également avoir lieu dans les zones où l’engagement civilo-militaire est moindre, comme dans le département de Torodi. Les efforts de sensibilisation visant à expliquer la mission des forces déployées, les comportements que les civils devraient adopter, la légitimité des mesures de couvre-feu et autres restrictions mises en place, et la nécessité d’informer les FDS, devraient être intensifiés.