Type de publication : Rapport
Date de publication : Juillet 2022
Auteur : Dr. Fodié TANDJIGORA
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L’esclavage par ascendance persiste dans certaines zones du Mali, lié à l’hérédité et à un système de castes. Des milliers de Maliens vivent dans cette forme d’asservissement, malgré les lois contre l’esclavage. Cette étude socio-anthropologique se concentre sur la pratique de l’esclavage par ascendance dans la région de Kayes, au Mali. Cette région est particulièrement touchée par ce phénomène, qui entraîne de fortes discriminations et marginalisations des descendants d’esclaves. L’étude révèle les réalités et les souffrances de ces populations, offrant une compréhension détaillée des dynamiques sociales et culturelles profondément enracinées qui perpétuent cette pratique. En dépit de son interdiction, l’esclavage par ascendance persiste, et cette étude offre une vue d’ensemble détaillée de ce phénomène complexe. S’inscrivant dans un courant de recherches anthropologiques visant à mieux comprendre les réalités contemporaines en Afrique de l’Ouest à travers une approche historique et culturelle, elle éclaire les discriminations et les dynamiques sociales associées à cette forme d’esclavage. Ce travail fournit un éclairage précieux sur un sujet sensible et méconnu, essentiel pour saisir les réalités sociales et historiques de la région et pour informer les efforts visant à promouvoir une société plus juste et inclusive.
Cette étude contribue à éclairer les discriminations et les dynamiques sociales associées à cette forme d’esclavage, offrant ainsi un éclairage précieux sur un sujet sensible et méconnu. Elle souligne l’urgence d’agir pour lutter contre les violations des droits humains et promouvoir une société plus juste et inclusive dans la région de Kayes et au-delà. Les principales leçons à tirer pour les pays de la région sont multiples. D’abord, il est crucial de reconnaître et de combattre les pratiques esclavagistes profondément enracinées dans certaines structures sociales et culturelles. Cette reconnaissance est la première étape pour comprendre les dynamiques actuelles de marginalisation et pour aborder des politiques de réparation et d’inclusion. Ensuite, l’importance de la mobilisation de divers acteurs, y compris les autorités locales, la société civile et les leaders communautaires, est essentielle pour promouvoir l’égalité, la justice et le respect des droits de l’homme. Leur implication peut faciliter la mise en œuvre de mesures concrètes et assurer une application effective des lois antidiscrimination. Enfin, des actions concrètes sont nécessaires pour éradiquer l’esclavage par ascendance et promouvoir une coexistence pacifique et égalitaire. Cela inclut la mise en place de programmes d’éducation, de formation professionnelle et de développement économique spécifiquement destinés aux communautés marginalisées, ainsi que l’établissement de mécanismes de dialogue et de réconciliation pour traiter les injustices historiques et promouvoir la cohésion sociale.
Les extraits proviennent des pages : 13, 15-16, 17, 18, 19, 20, 22, 23, 24-25, 26, 27, 28, 30-31, 32, 33-34, 35-36, 38-39, 40-41
Les déterminants socioculturels de l’esclavage
La région de Kayes couvre une superficie de 120.860 km, soit 9,7% du territoire national. Historiquement, la région de Kayes est une entité économique centrée autour de la ville de Kayes, première capitale coloniale du Soudan Français. Sur un plan social, la population est stratifiée avec des catégories sociales dominantes dites « nobles » et celles dominées dites « esclaves » ou « descendants d’esclaves ». Bien que la Constitution malienne garantisse l’égalité entre tous les citoyens, la société reste conservatrice.
Il convient de préciser que l’esclavage dont il est question ne constitue pas un fait nouveau dans la région de Kayes. En effet, à partir des recoupements de sources orales et documentaires, il ressort que l’esclavage a été longtemps pratiqué à la fois comme activité économique mais aussi comme moyen d’assujettissement de certaines catégories sociales. Malgré l’abolition de l’esclavage en 190510 sous la colonisation française, des rapports de domination subsistent encore dans la région de Kayes.
Dans les six (6) localités de la région où l’enquête s’est déroulée, l’analyse relève une stratification sociale des populations réparties en plusieurs catégories. Pour mieux comprendre le phénomène, il convient d’interroger certaines séquences historiques qui ont dessiné les contours de cette pratique chez les Soninké et Malinké de la région de Kayes. L’esclavage, ainsi que sa proportion dans le bassin du fleuve Sénégal, était un système économique et politique qui a longtemps assuré la prospérité de la société Soninké.
Le terme lui-même renvoie aussi bien à l’esclave dans le sens réel du terme qu’aux cousins ou au cousinage social connu dans toutes les sociétés. L’esclavage comme cousinage à plaisanterie en milieu soninké pourrait désigner à la fois un individu à statut d’esclave qu’un parent avec qui l’on entretient des relations de plaisanterie comme le fils de son oncle, par exemple. Mais ce terme est à dissocier de la pratique qui fait l’objet de cette publication c’est-à-dire l’esclavage statutaire. En effet, esclavage et cousinage à plaisanterie ont le même vocable chez les Soninké11 car ils ont pour dénominateur commun la contrainte symbolique ou réelle.
L’esclavage selon certains érudits musulmans Soninké
Afin d’appréhender tout le contour de la problématique de l’esclavage par ascendance dans la région de Kayes, des entretiens ont lieu auprès des marabouts12 dans les localités enquêtées. Par érudits, il faudrait entendre une aristocratie religieuse au niveau local et qui est consultée pour des questions religieuses et sociales. L’érudition que leur confèrent leurs connaissances des textes sacrés de l’islam font que les individus sous ce statut ont rôle de justicier. Leurs points de vue étaient nécessaires d’autant plus que les victimes mentionnent régulièrement la complaisance des marabouts envers cette pratique esclavagiste. L’interprétation de certains versets coraniques servirait même de base pour légitimer l’esclavage par ascendance. Il semble du point de vue des enquêtés que le Coran tolère l’esclavage, tout en incitant les musulmans à l’affranchissement comme un acte pieux.
L’islam encourage l’abolition comme condition d’expiation de certains péchés
Au cours de cette recherche, la question de l’islam a été évoquée en lien avec la pratique de l’esclavage par ascendance. Or, une lecture attentive de certains hadith et versets coraniques indique que l’islam pousse les individus à affranchir leurs esclaves afin d’expier certains péchés :
«Accordez à vos esclaves fidèles l’écrit qui assure leur liberté, lorsqu’ils vous le demanderont.»
Il existe dans le Coran une succession de versets qui appellent à la clémence des hommes envers les esclaves tout en faisant de l’affranchissement des esclaves un moyen d’expier certains péchés comme.
En Cas De Rupture Volontaire Du jeûne pendant Ramadan
Conformément aux principes religieux islamiques, quiconque rompt volontairement le jeûne du mois de ramadan est soumis à une amende expiatoire dite kafâra. Cette amende expiatoire consiste à : « Affranchir un esclave, ou nourrir 60 pauvres à raison de 750g de céréales pour chacun, ou encore jeûner deux mois consécutifs ».
En cas d’un meurtre involontaire commis sur la personne d’un autre croyant, on doit, en plus du prix du sang, affranchir un esclave
Dans la sourate consacrée aux femmes, la question de l’abolition est également invoquée pour absoudre le péché d’un meurtre accidentel.
« Il n’appartient pas à un croyant de tuer un autre croyant, si ce n’est par erreur. Quiconque tue par erreur un croyant, qu’il affranchisse alors un esclave croyant et remette à sa famille le prix du sang, à moins que celle-ci n’y renonce par charité. Mais si [le tué] appartenait à un peuple ennemi à vous et qu’il soit croyant, qu’on affranchisse alors un esclave croyant. S’il appartenait à un peuple auquel vous êtes liés par un pacte, qu’on verse alors à sa famille le prix du sang et qu’on affranchisse un esclave croyant. Celui qui n’en trouve pas les moyens, qu’il jeûne deux mois d’affilée pour être pardonné par Allah. Allah est Omniscient et Sage.»
En Cas De Parjure (violation d’un serment contracté)
Ici la notion de parjure en islam consiste en un faux serment dans le but de se protéger ou de nuire à autrui :
« Dieu… vous punira pour les serments prononcés délibérément. L’expiation en sera de nourrir dix pauvres – de ce que vous nourrissez normalement votre famille- ou de les vêtir, ou d’affranchir un esclave ».
Dans le cas de l’homme qui prononcerait la formule de répudiation de sa femme et qui reviendrait ensuite sur sa décision.
« Ceux qui répudient leurs femmes avec la formule : “Sois pour moi comme le dos de ma mère et qui la répètent, devront affranchir un esclave avant de pratiquer de nouveau la cohabitation. Vous êtes exhortés à agir ainsi. Dieu est parfaitement informé de ce que vous faites.»
En substance, l’affranchissement des esclaves apparaît dans le Coran comme un acte encouragé et bénéfique aux musulmans eux-mêmes. D’autres entretiens abordent dans le même sens tout en précisant que la pratique est antéislamique et relèvent des us et coutumes selon les différentes sociétés qui, par la suite, se sont islamisées comme le cas du Mali. Selon un marabout soninké interviewé, contrairement à plusieurs textes juridiques islamiques dominants, le Coran ne soutient pas la pratique de l’esclavage, mais plutôt son abolition.
Le Coran préconise une structure sociale visant à créer un environnement juste, au service de Dieu, et non pas des relations hiérarchiques et de servitude entre les groupes sociaux ou les peuples. Économiquement, les sociétés arabes préislamiques reposaient sur l’esclavage, il aurait été totalement irréaliste de passer d’une économie de servitude à une économie de marché.
C’est en vertu de ce pouvoir que les descendants d’esclaves seraient considérés, du point de vue de la tradition, comme des « cadets sociaux », sous tutelle permanente. Les individus qui ont refusé ce statut ont été persécutés et accusés de remettre en cause l’ordre social ancien ou le laada. En effet, dans toutes les zones enquêtées, il existe une stratification sociale rigide des individus en trois principales classes : Horon (les hommes libres ou nobles), nyaxamalo (Griots) et Komo (les esclaves ou captifs de case)
L’interprétation, toutefois, peut être différente selon que l’on s’en tienne à la lettre ou que l’on cherche à prendre en compte les circonstances historiques de production du texte. Il est certain que le Coran mentionne le fait d’affranchir un esclave comme une bonne action, permettant par exemple d’expier un péché comme nous venons de le démontrer plus haut. A Kayes, dans la localité de Oussoubidiangna, l’imam est un esclave par ascendance car étant le plus érudit de la localité.
L’imam d’Oussoubidiagnan a été attaqué par les siens pour défaut de solidarité mais cet incident a été résolu de façon pacifique. Il convient de souligner qu’avant l’éclatement des tensions dans certaines zones comme Diadjoumé (Nioro du Sahel), il n’existait pas de restriction de lieux de culte aux esclaves qui priaient dans la même mosquée que les notables.
L’esclavage selon des traditionnistes Soninké
Le mot traditionniste désigne ici, l’ensemble des individus qui sont, aux yeux des coutumes locales, dépositaires du savoir local. Ils garantissent la validité des pratiques traditionnelles en vigueur faisant d’eux les garants de la tradition. Les notabilités fondent la légitimité de leur pouvoir sur la tradition que nous pouvons comparer à un droit coutumier. En effet, tout le pouvoir qu’ils possèdent sur l’autre camp des descendants d’esclaves se fonde sur un fait « imaginaire » ou réel, mais qui tient lieu de règle encore aujourd’hui.
Autrement dit, les liens d’assujettissement seraient dus aux rapports qui avaient prévalu entre aïeux (esclaves et maîtres d’esclaves) dont la perpétuation devient un devoir sur la descendance. Un tel discours est produit par les notabilités dont les intérêts se trouvent menacés avec la nouvelle vague de contestation. C’est en vertu de ce pouvoir que les descendants d’esclaves seraient considérés, du point de vue de la tradition, comme des «cadets sociaux», sous tutelle permanente. Les individus qui ont refusé ce statut ont été persécutés et accusés de remettre en cause l’ordre social ancien ou le laada. En effet, dans toutes les zones enquêtées, il existe une stratification sociale rigide des individus en trois principales classes : Horon (les hommes libres ou nobles), nyaxamalo (Griots) et Komo (les esclaves ou captifs de case). Chaque classe comprend aussi des subdivisions en sous- classe selon le statut social. Les couches sociales sont organisées de façon codifiée pour perpétuer cette inégalité sociale à travers la descendance. Dans le Diahunu, vers la fin du dix-neuvième siècle, chaque famille Soninké pouvait posséder deux à quatre esclaves. Il existait également de gros marchands d’esclaves comme dans le Gajaaga ou les familles aristocratiques pouvaient posséder plus de cent esclaves placés sous les ordres du plus ancien esclave appelé Komo-kassé. Les traces de l’esclavage sont donc à rechercher dans les us et coutumes des populations de la région de Kayes bien avant l’islamisation de cette localité.
Jonya ou Laada : Une remise en cause du droit coutumier
Pour saisir les causes des troubles récents qui ont émaillé la région de Kayes, il est nécessaire de s’intéresser à la terminologie utilisée pour désigner les rapports hommes libres et esclaves. La question de l’esclavage est très médiatisée aujourd’hui, si bien qu’une analyse minutieuse s’impose afin de ne pas répéter des évidences. En effet, le fond du problème n’est pas souvent expliqué et permettrait de comprendre toute la mécanique des violences perpétrées.
En analysant les propos des uns et des autres, le terme jon, esclave n’apparaît pas de prime abord dans les propos de la chefferie traditionnelle et leurs alliés. Ceux-ci utilisent plutôt le terme de laada qui est traduit de l’arabe à l’ada, habitude ou coutume selon le dictionnaire Bambara-Français. Mais le premier mot utilisé chez les descendants d’esclaves est le jonya. C’est ainsi que l’on relève dans les entretiens les expressions du laada par les partisans de la chefferie et alliés plutôt que par le vocable jonya qui traduit une servitude. D’autres termes du même champ lexical existent pour traduire l’esclavage statutaire par le droit coutumier.
En exemple, nous pouvons citer le laadagoumé, dépassant le cadre de manifestation de l’esclavage. Dans les villages enquêtés l’appellation jon (esclave) n’est pas courante dans les rapports quotidiens entre les populations. Si jon est le terme usuel utilisé par certains protagonistes qui refusent le dénominatif, les partisans alliés à la chefferie s’étonnent que ce terme ancestral usuel puisse poser un problème en soi. Pour ces derniers, non seulement personne n’est désigné par le nom d’esclave mais ils jouissent aussi d’un certain privilège que même certains nobles n’ont pas.
Ainsi, les partisans des chefferies ne voient aucune contrainte qui puisse ressembler à l’esclavage au sens physique du terme. Ils perçoivent le laada comme un pacte tacite qui a été engagé par les ancêtres des deux parties en vue d’un meilleur vivre en commun. Si certains nobles reconnaissent la pratique de l’esclavage par ascendance dans leur localité, ils précisent que cela ne pourrait changer du jour au lendemain sans remettre en cause l’ordre social. Ainsi, l’argument principal des hommes libres (nobles) est qu’il s’agit tout simplement d’une tradition même s’ils admettent qu’elle est fondée sur l’inégalité sociale.
Laada comme esclavage déguisé en tradition
A l’opposé de l’argumentaire des notables, les descendants d’esclaves soutiennent que ce qu’on appelle laada ou coutume n’est rien d’autre qu’une somme de pratiques esclavagistes. L’argument selon lequel la pratique serait fondée sur une vieille tradition est fallacieux, car selon un responsable de Gambana originaire de Khaly Nioro. Il existe des formes de contrainte dans ce qui est appelé laada ou coutume et qui maintient une catégorie d’individus dans la sujétion. Même si l’esclavage par ascendance est une tradition, il serait actuellement tombé en désuétude dans de nombreuses contrées où sévissent les violences. La prédominance des jeunes dans ce combat montre les limites générationnelles de la pratique de l’esclavage par ascendance. La pratique ayant été abolie en 1905, a subi des mutations dans la structure sociale sous forme de force coutumière mais qui est avant tout une pratique d’injustice sous le manteau de tradition. La plupart des personnes interrogées ayant plus de 60 ans expriment ne pas pouvoir donner de précision sur les pratiques réelles de l’esclavage de première génération où l’on vendait et achetait des esclaves. Cependant, ils reconnaissent tacitement le dénominatif d’esclave qui prévaut dans les rapports sociaux. Dans la commune rurale de Diarra, un foyer de tension opposant des jeunes de familles d’esclaves aux jeunes dits nobles, le maire a utilisé le terme de rapports coutumiers plutôt que de travail forcé ou de gouvernance forcée. Néanmoins, il reconnaît aussi l’utilisation du terme d’esclave ou komè, qui traduit ou qui fait allusion à un statut inférieur. Au-delà du laada, il introduit une distinction dans les alliances matrimoniales où les nobles ne se marient pas avec les esclaves, mais où certains clans de nobles se considérant doublement nobles n’ont pas de liens de mariages avec d’autres. Dans la commune voisine, le premier adjoint au maire n’est pas d’accord avec les manifestations du laada. Car pour lui, si les femmes des esclaves vont préparer chez les nobles pendant les fêtes ce n’est pas vice versa. Autrement dit, les femmes nobles ne sont jamais obligées d’aller préparer durant les cérémonies d’où l’inégalité de condition sociale. En considérant la situation sous son aspect purement pratique (les faits observés), on remarque la domination d’une catégorie sociale sur une autre à travers l’accès à la propriété et au leadership politique.
Comment devenait-on esclave selon les traditions locales
Les razzias
Ce sont des kidnappings organisés qui permettaient à chaque tribu de s’approprier une force de travail efficace à moindre coût. De nombreux descendants d’esclaves sont issus de la lignée des individus victimes de razzia dans les localités de Diéma (Kaarta) et de Nioro (Kingui). La pratique de la razzia est un moyen coutumier d’accéder à la propriété dans beaucoup de sociétés du Sahel. Cependant, cette pratique est historiquement codifiée et repose sur une base coutumière. C’est ainsi que l’esclave de la première génération issue de capture ou d’un rapt avait moins de droits que l’esclave de la seconde génération, né dans la captivité que l’on appelle généralement captif de case. L’esclave de case est plus protégé par le droit coutumier, en tant que membre de la famille du maître, mais seulement sur le plan social, le statut ne variant pas sauf affranchissement ou anoblissement. L’évolution de la société soninké et malinké, globalement constatée à travers nos enquêtes, n’a pas eu d’effet positif sur le statut de l’esclave, certains villages dans certaines contrées allant jusqu’à instituer des cimetières pour esclaves.
L’achat
La société Soninké, dans le passé, a été une société de rapine qui a exploité un marché, par l’achat et la vente d’esclaves. C’est grâce ou à cause de cette pratique que les soninkés ont alimenté la traite, avec comme acteurs principaux les marabouts, commerçants professionnels depuis le commerce transsaharien au moyen âge. Par l’achat et la revente, de grands centres commerciaux vont ainsi se créer pour être alimentés par le commerce d’esclaves et qui vont devenir en même temps de grands foyers religieux au Mali.
Le gage/troc
Comme tout bien, on pouvait aussi se servir de l’esclave comme gage d’un prêt numéraire selon les traditions locales en milieu soninké. Ainsi, le débiteur pouvait être dépossédé par le créancier aux termes de l’échéance non honorée. Il en est de même pour le règlement de l’impôt impérial qui pouvait être fait sous forme humaine (individu valide) lorsque le débiteur se trouve en incapacité de régler la somme due.
Même si l’esclavage par ascendance est une tradition, il serait actuellement tombé en désuétude dans de nombreuses contrées où sévissent les violences. La prédominance des jeunes dans ce combat montre les limites générationnelles de la pratique de l’esclavage par ascendance
L’héritage
L’héritage est un moyen d’accéder à la propriété des esclaves dans la société soninké et malinké. En effet, l’esclave, étant un bien, il pouvait être hérité par les descendants du maître. C’est exactement le cas aujourd’hui dans les localités de l’étude où il n’existe plus de captifs directs ni de maîtres directs, mais l’esclavage s’est perpétué à travers la descendance sous forme statutaire. S’agissant de l’esclave par ascendance, les traditions nous apprennent qu’il s’agit d’un être désocialisé et dépersonnalisé qui était introduit dans les patrimoines familiaux tout comme un cheptel ou une terre fertile.
Le mariage
Une part importante d’individus vivant dans le statut d’esclave l’est devenue à travers le lien matrimonial que leurs ancêtres ont contracté avec des femmes de statut servile. Ainsi, la descendance tombait, de facto, dans le statut d’esclave en vertu de l’héritage de sang qui prévalait traditionnellement. En effet, selon la tradition du mariage dans la région de Kayes (très inspiré de l’islam), un homme libre ayant contracté un mariage avec une femme de condition servile, aura des enfants de statut servile. Ainsi, cette pratique empêche une femme esclave d’avoir des descendants nobles au même titre que ceux qui sont de père et de mère nobles. Pourtant le patriarcat, pratique dominante, attribue la tutelle des enfants au père qui leur donne tous ses attributs. Mais selon toute vraisemblance, cette logique tombe lorsque le mariage est contracté avec une femme de condition servile.
Les manifestations de l’esclavage
A travers les travaux cérémoniels
L’esclavage se manifeste dans la région de Kayes à travers un certain nombre de travaux à accomplir durant les cérémonies. La dévolution de ces activités est inscrite dans le droit coutumier depuis des siècles. Les activités cérémonielles dont s’occupent les descendants d’esclaves sont entre autres la cuisine, les tâches liées aux cérémonies sociales et la danse.
La cuisine collective
En effet, les descendants d’esclaves dans la localité de Kayes ont la responsabilité ou l’obligation selon le discours des deux acteurs, de préparer le repas collectif durant les mariages, baptême, décès, etc. Les avis sont divergents sur le fait qu’il s’agisse d’un privilège ou d’une corvée. Selon les constats objectifs tirés du terrain, cette tâche de cuisine collective n’est pas un privilège mais plutôt une corvée.
Le plus important dans cette recherche est qu’il s’agit d’un fait établi dans les localités enquêtées. Cependant, il faudrait comprendre que les femmes de statut esclave ne sont pas physiquement ramenées de force pour faire la cuisine comme certaines presses occidentales le disent. Cependant, il s’agit d’une responsabilité incompressible allouée par la tradition, si bien qu’elles ne peuvent pas s’en soustraire. Une sorte de coercition morale généralisée et qui est soutenue par la classe des nobles.
Le rôle d’initiatrice nuptiale (magno-maga)
L’initiation nuptiale est perçue comme une forme de socialisation fondée sur une fidélité aux traditions et coutumes du passé à travers l’oralité. Les femmes de statut esclave sont chargées de faire fonctionner cette « institution » à travers l’assistance aux jeunes mariées durant le séjour nuptial. Pouvaient-elles se dérober de cette responsabilité ? Oui théoriquement, mais dans la pratique les femmes préfèrent s’y soumettre pour ne pas être perçues comme iconoclastes et se singulariser au sein de la société. Cependant, dans les localités enquêtées, l’initiatrice nuptiale recevait pour services rendus 1/ 10 des pagnes de la mariée, des nattes, des sandales, des calebasses, des assiettes et écuelles en bois. Toutefois, il arrive aussi que l’initiatrice nuptiale laisse sa récompense à la discrétion du noble. Cette récompense se justifie par le fait que l’initiatrice nuptiale enseigne des astuces à la nouvelle mariée comme les méthodes de contraception traditionnelle à savoir l’usage du miel ou le tafo.
Jon-don ou la danse des esclaves
Selon les entretiens, la danse en soi n’est pas réservée à une catégorie d’individus mais celle appelée jon-don est spécifiquement réservée aux esclaves. Elle s’exécute lors des cérémonies de mariage surtout. Si un esclave danse, il reçoit généralement des cadeaux de la part des hommes libres. Mais il faut préciser que cette danse n’est pas obligatoire mais sert à valider un statut social. Un noble ne peut prétendre danser cette danse car elle marque la distinction sociale. Lorsque le rythme de la danse des esclaves est déclamé par les joueurs de tam-tam, les femmes de cette condition doivent danser pour montrer une certaine fierté d’appartenir à cette classe. Ne pas danser signifierait que l’on a honte de ses origines et donc de ses parents. Cette interprétation (très tendancieuse d’ailleurs) permet de maintenir les positions sociales dans toutes les circonstances.
L’abattage des animaux de fête
Les cérémonies sociales (mariage, baptême, décès) sont souvent des occasions où les habitants procèdent à l’abattage de bœuf. Bien qu’ordinaire, cet abattage est également codifié dans la coutume si bien que ce sont les esclaves qui ont la tâche de faire le dépeçage de la bête. Dans les entretiens recueillis à Nioro, Diéma et Kita, il apparaît clairement que les esclaves tirent profit de cet abattage si bien que cette activité est devenue leur apanage.
Les mariages endogamiques
L’endogamie est un système matrimonial dans lequel l’individu se marie à l’intérieur du groupe ethnique, religieux, professionnel, etc. Dans tous les cas, le but de l’endogamie est de préserver un intérêt collectif. Cet intérêt peut être économique ou socio-culturel. Concernant l’esclavage statutaire, il est aussi soumis à l’endogamie, car il est très rare qu’un esclave marie une fille noble. Les coutumes interdisent le mariage interclasse, mais il arrive que des individus transgressent cette interdiction. Globalement, on constate dans les zones enquêtées une interdiction de mariage entre deux individus de conditions sociales inégales. Cette pratique s’est perpétuée à travers la descendance des deux catégories et qui est devenue l’une des doléances des descendants d’esclaves. Le mariage endogamique a posé le plus de tension dans les localités enquêtées. En effet, les notables estiment que si un noble donne sa fille en mariage à un esclave c’est pour deux raisons : s’il souhaite l’affranchir ou s’il est impuissant devant la situation. Le constat général est que le mariage est une affaire de classe sociale, difficile à changer même dans ce contexte de tension sociale. En effet, comme dans tout le Mali, le mariage se noue entre individus de même condition sociale, même si la rigueur à ce niveau n’est pas toujours constatée partout Cette pratique endogamique favorise aussi le lévirat en milieu soninké dans la mesure où les épouses sont issues de la même classe sociale.
La mise à l’écart des compétitions politiques
L’avènement de la décentralisation en 1997 a vu la naissance des communes rurales et urbaines au Mali. Désormais, les communautés locales peuvent s’auto administrer à travers l’élection d’une commune regroupant des villages. À ce niveau, la voie d’accès au pouvoir demeure l’élection communale réservée à tout citoyen jouissant de ses droits civiques. Cependant, les descendants d’esclaves, tout comme les griots, ont eu du mal à se faire élire, car les populations l’assimilent à une forme de chefferie. En effet, le pouvoir traditionnel est de nature réactionnaire, antidémocratique. Les candidats aux élections locales ne sont pas jugés selon leur mérite, mais selon leur naissance, leur origine. On naît hòron (homme libre) ou jon (esclave) et on le demeure à vie, jouissant des prérogatives et des désavantages y afférents. La commune d’Oussoubidjanya est une exception et est administrée par un descendant d’esclaves qui a battu campagne sur ce problème.
Ne pas danser signifierait que l’on a honte de ses origines et donc de ses parents. Cette interprétation (très tendancieuse d’ailleurs) permet de maintenir les positions sociales dans toutes les circonstances
Des mosquées et des cimetières pour esclaves
Dans la foulée des tensions en milieu soninké, certains villages ont même institué des mosquées et des cimetières pour esclaves. C’est le cas de certains villages de la localité de Khaly-Nioro où des carrés funèbres sont attribués aux descendants d’esclaves. À ce niveau, deux situations ont été constatées : certains villages avaient déjà des cimetières séparés bien avant l’éclatement des tensions, mais d’autres avaient des cimetières communs. Ceux-ci ont dû prolonger la distinction sociale jusque dans les cimetières. Par ailleurs, la mosquée comme lieu de culte n’a pas également échappé à la fracture sociale avec des tensions des deux côtés. Certaines notabilités ont voulu retirer l’imamat à des descendants d’esclaves même s’ils étaient les plus érudits de la localité. Cette situation a été observée à Bafoulabé notamment à Oussoubidiagna. Cependant, même s’ils prient dans la même mosquée, certaines fonctions dans la mosquée ont subi des changements comme la fonction du collecteur d’aumône ou encore celle du muezzin revenant désormais aux notabilités.
La séparation des caisses associatives des migrants nobles et esclaves
Cette recherche s’est également penchée sur les répercussions de l’esclavage par ascendance au sein du milieu des migrants à travers des témoignages recueillis sur les groupes WhatsApp ou auprès des migrants de retour. Pendant longtemps, les migrants maliens de France se sont organisés en associations villageoises avec comme fonction d’approvisionner les villages d’origine en vivre et autres besoins de première nécessité. À leur début (1970), les associations de ressortissants étaient ouvertes à tous les ressortissants du même village sans distinction de rang social. C’est ainsi qu’ils ont pu réaliser des forages, des magasins d’approvisionnement, des dispensaires, des écoles. Mais le contexte de la tension esclavagiste a disloqué les caisses associatives qui donnaient à l’économie villageoise son dynamisme et assurait une certaine sécurité aux habitants durant les périodes de soudure à travers l’achat de vivres.
Les tensions sociales liées aux pratiques esclavagistes dans la région de Kayes
Depuis quelques années, les violences liées à l’esclavage statutaire font les titres des journaux et sont devenues l’objet de discussion de plusieurs niveaux. S’il est vrai que l’esclavage statutaire a prévalu durant des siècles comme mode fonctionnement économique au Sahel, il est devenu progressivement caduc et sujet à tension. Selon le maire de Gadiaga on pourrait situer l’éclatement des premières tensions aux alentours de l’année 2017. Avant cette période, il n’existait pas de signaux qui pourraient présager de telles violences dans la région de Kayes. Le recoupement des entretiens laisse transparaître une certaine chronologie dans le déroulement des faits de violence.
L’avènement de Gambana association
Étymologiquement, Gambana est le diminutif de l’expression « ô Gan-bana ou Gambanxu » qui signifie « on est les mêmes ou nous sommes tous pareils ». Il est important de préciser que ce mouvement n’est pas né au Mali, mais en Mauritanie où la prévalence de l’esclavage est plus élevée qu’au Mali64. Il ne s’agit pas de dire que c’est l’association Gamabana qui a révélé l’existence de l’esclavage, mais elle en fut le créneau à travers lequel les descendants d’esclave se sont exprimés et ont structuré leur mouvement. Dans toutes les localités enquêtées, Gambana (en milieu soninké) et Association Contre la Domination et l’Esclavage (ACDE) (en milieu malinké et khassonké) sont cités comme les organisations ayant participé activement au soulèvement des tensions. En effet, ces deux associations ont une diaspora assez forte et implantée dans différents pays avec des soutiens associatifs. N’eût été ce soutien actif de la diaspora, la lutte anti-esclavagiste n’aurait pas pris cette ampleur.
En effet, les notables estiment que si un noble donne sa fille en mariage à un esclave c’est pour deux raisons : s’il souhaite l’affranchir ou s’il est impuissant devant la situation. Le constat général est que le mariage est une affaire de classe sociale, difficile à changer même dans ce contexte de tension sociale
L’adhésion des jeunes descendants d’esclaves à Gambana
Considérée par les descendants d’esclaves comme une tribune de libre expression, Gambana est la structure qui fédère les populations vivant sous le statut d’esclave en milieu soninké. Il convient de préciser que cette « révolte » est surtout portée par des jeunes entre 18 et 35 ans. En effet, les vieilles personnes appartenant à la classe des esclaves n’approuvaient pas ce revirement de l’ordre social tant elles ont intériorisé cette domination en elles. N’étant plus productifs et à la charge des jeunes, cette vieille génération a été obligée de suivre leurs enfants dans la lutte. C’est ce qui ressort des témoignages de certains descendants d’esclaves à Laany. Cependant, l’adhésion à Gambana a été considérée par les notables comme une fronde à l’égard des us et coutumes. Pour eux, les descendants d’esclaves se sont révoltés contre une tradition qu’ils considèrent injuste quand bien même elle a prévalu durant des siècles.
L’apport de la diaspora à travers les réseaux sociaux
L’usage des réseaux sociaux, notamment WhatsApp et Facebook, ont contribué à propager le mouvement anti-esclavagiste. Certains faits ont été documentés par des associations de droits de l’homme tandis que d’autres relèvent aussi de la propagande et des fausses nouvelles (fake news) à travers les villages. C’est principalement la diaspora en France et en Espagne qui entretient les différents groupes WhatsApp avec la diffusion des images de violence liée à l’esclavage67. Ainsi, les cas de Kremis et de Yélimané ont largement été partagés sur les différents réseaux sociaux. Par contre, le camp des notables perçoit Gambana comme l’ennemi premier de la cohésion sociale. Des images, des vidéos et des audio de personnes victimes de tortures, d’injures sont partagées dans tous les espaces publics et privés de presque toutes les localités. Nous apprenons à travers les témoignages des personnes interrogées et nos recoupements sur les sites à partir desquels Gambana opère dans sa lutte contre l’esclavage par ascendance que c’est une association dénommée Rassemblement Malien pour la Fraternité et le Progrès (RMFP) née dans la diaspora, notamment en France et en Espagne. Selon nos interlocuteurs, c’est un mouvement qui serait venu du côté de Moribougou en Mauritanie et qui aurait des connexions au Mali à travers l’association pour la consolidation de la paix, le développement, la protection et la promotion des droits humains (TEMEDT) pour constituer un front unique de lutte contre l’esclavage. Quoi qu’il en soit, les recherches montrent un rejet total de la pratique par les descendants d’esclaves. Que ce rejet soit adossé à une association comme cadre politique ou à un mouvement spontané, il s’agira simplement d’une injustice que les acteurs dénoncent.
Les principales revendications des descendants d’esclaves
Les revendications que nous analysons ici sont celles de toutes les associations dans cette dynamique. On peut regrouper les doléances de Gambana en une seule famille de plainte à savoir la dénonciation d’une pratique sociale.
La cessation immédiate de l’appellation jon ou esclave
Pour ceux qui sont de culture malienne, cette appellation, bien que polysémique, est peu usitée aujourd’hui. L’appellation jon dénoncée par les descendants d’esclaves est celle qui désigne la condition réellement servile d’un individu. Le jon est en bas, d’où sa résignation à tout subir en vertu du poids de la tradition (laada). Cette résignation est loin d’être volontaire comme le prétendent les notabilités, mais elle s’est encastrée dans les rapports sociaux sous forme de coutume. Désormais, l’appellation de jon (esclave) ou même de jon-kin (quartier des esclaves) semblent faire partie des revendications pour leur cessation immédiate.
L’accès de la chefferie villageoise aux descendants d’esclaves
Cette doléance peut paraître très délicate selon certains tenants interrogés, mêmes de Gambana. Il est vrai que cette doléance des descendants d’esclaves n’est pas partagée par beaucoup qui la jugent assez légère. Il faudra également ajouter que tous les nobles n’ont pas accès à la chefferie qui est une question de lignée régnante. Il s’agit, en général, d’une famille qui fut la première à s’installer dans une localité et accueillait les autres sur la base d’un pacte social de gouvernance.
L’accès à la propriété
La question de la propriété a été celle qui est revenue plusieurs fois dans les entretiens. En effet, toutes les tensions sont nées à partir du fait que les descendants d’esclaves ne peuvent
pas réclamer une propriété sur les champs dont ils sont dépossédés systématiquement en cas de révolte. Ceux qui en disposaient ont, lors des crises, été expropriés en vertu de leur statut « C’est vrai, certains ont mis dans nos doléances l’accès à la chefferie locale. Mais il faut reconnaître que partout au Mali c’est le chef de village qui fonde son village et, en général, la chefferie reste dans une famille précise. Même tous les nobles ne deviennent pas chef de village car il y a une lignée régnante. Donc cette doléance est difficile.
Les représailles contre les esclavages ayant revendiqué leur liberté
Après le refus des descendants d’esclaves d’admettre leur statut servile, les actions de représailles s’abattent quotidiennement sur eux. Les violences n’ont pas épargné les femmes et les enfants de la classe servile. Dans certains villages enquêtés, les catégories sociales ne participent plus aux mêmes événements comme cela avait été mentionné plus haut. Autrement dit, ni les cérémonies de baptême, ni de mariage et de funérailles ne sont célébrées ensemble. Dans certains villages, il existe une interdiction de fréquenter les mêmes mosquées. Il en est de même pour les enfants, autrefois organisés en classes d’âge et qui s’amusaient ensemble. Il est à noter que les descendants d’esclaves qui sont restés n’ont aucun lien avec les autres notables des zones concernées.
La ségrégation des esclaves en guise de représailles
L’une des conséquences très perceptibles de la pratique esclavagiste dans les villages enquêtés demeure la séparation des communautés dans toutes les formes de cérémonies sociales. C’est le cas à Diadjoumé, à Khaly-Nioro où les notables ont interdit aux leurs d’aller assister les descendants d’esclavage dans les baptêmes, les funérailles, les mariages, etc. Ces cérémonies, habituellement célébrées ensemble, sont devenues des occasions de ségrégation. Le rôle de marabout qui revenait généralement aux nobles n’appartient plus qu’au passé dans certains villages. Cette dislocation du tissu social est également une réalité parmi les émigrés, autrefois réunis au sein d’une même caisse associative d’aide au village. Avec l’éclatement des tensions, la diaspora s’est également scindée en pro et anti-esclavagiste si bien que cela a pu avoir quelques conséquences néfastes sur le développement des communes rurales.
Déplacement forcé des « esclaves »
Dans les localités enquêtées, il existe des cas de déplacement forcé, mais dont les cas les plus emblématiques demeurent ceux de Kainéra (Diéma) et de Diadjoumé (Nioro). Ils sont estimés à plus de 200 personnes (hommes, femmes et enfants) selon le délégué des déplacés rencontré. Cependant, les enquêtes de la CNDH évoquent d’autres déplacés en provenance de Bagamadougou dans la commune de Madiga Sacko, cercle de Diema. Elle estime l’ensemble des déplacés à plus de 1153 personnes.
Perte de biens
Certains déplacés ont laissé des biens précieux derrière eux. C’est le cas des déplacés de Kainéra qui ont laissé des plantations fruitières sans pouvoir faire la récolte. Ayant été sommés de quitter instantanément, ils n’ont pu attendre les récoltes et n’ont pu y retourner après leur départ. Il en est de même pour ceux qui possédaient du bétail et qui n’a pu être emporté dans leur fuite pour la survie.
Après le refus des descendants d’esclaves d’admettre leur statut servile, les actions de représailles s’abattent quotidiennement sur eux. Les violences n’ont pas épargné les femmes et les enfants de la classe servile
Perte des plantations fruitières à Kainéra
Les entretiens auprès des déplacés de Kainéra laissent apparaître un cas emblématique de perte de bien, notamment le cas de S. D. qui possédait environ un hectare de verger. Selon son récit, sa plantation regorgeait de mangues, de papayes, de bananes, de goyaves, etc. qui étaient en stade de récolte lorsqu’il a été chassé de sa localité. Sa requête de vouloir faire la récolte de sa plantation n’a pas reçu une suite favorable auprès des notables qui font prévaloir le droit coutumier sur la terre.
Perte immobilière dans toutes les localités
Dans toutes les localités enquêtées où il y a eu des déplacés, ceux-ci ont laissé des biens immobiliers derrière eux. Ces biens sont constitués essentiellement de maisons, de puits à grands diamètres dont l’abandon constitue une perte pour les descendants d’esclaves.
Conséquences sur les femmes et les enfants
Les femmes et les enfants sont ceux qui continuent de subir des représailles de la part des notabilités. En effet, les violences ont d’abord touché les hommes qui ont fui les villages durant des mois laissant derrière eux les femmes. Celles-ci subiront des actes de menace et même de violence directe comme décrits dans l’encadré 4 plus haut.
Détérioration de la situation économique des femmes « esclaves »
Selon les entretiens réalisés dans différentes localités, le constat revient que ce sont les hommes qui sont d’abord visés par les violences esclavagistes à travers les retraits de champs ou même de la violence physique. Il s’ensuit que, pour certains hommes, la nécessité s’impose d’éloigner leur famille de la violence. Dans de nombreux témoignages, les femmes ont souvent résidé ailleurs durant plus d’une année sans leur mari. Cette séparation de résidence entraîne la femme, très souvent sans source de revenus, dans la gestion du quotidien. Les femmes étaient laissées à leur sort devant faire face aux dépenses familiales. De surcroît, les notabilités de certains villages avaient imposé des embargos sur des familles récalcitrantes à l’esclavage. Cela se traduisait par le refus systématique de vendre aux femmes des épices pour la cuisine ou de les prendre à bord des transports en commun. Il en est de même pour les enfants déplacés en situation de rupture de scolarité.
Des conséquences psychologiques
On pourrait évoquer des conséquences psychologiques chez certaines femmes qui ont longtemps été stigmatisées à cause de leur statut. En effet, certains événements ont dû traumatiser les femmes, notamment celles de Kainéra et de Diadjoumé dont les maisons ont été saccagées par les jeunes de ces localités. Certaines femmes ont été réveillées nuitamment sous des coups de bâton sur les portes. Étant des rescapées, certaines femmes gardent encore des séquelles de ces traumatismes. Leur situation de manque de revenus aggrave ces formes de traumatisme d’où la nécessité de trouver des modes de réinsertion socio-économique. Il serait important de trouver des formes d’occupations ludiques ou économiques afin d’amoindrir le stress psychologique de ces femmes.
Perturbation de la scolarité des enfants « esclaves »
Si l’école est perçue comme un lieu symbolique où se manifestent la laïcité et l’égalité entre individus, elle est devenue, pour certains enfants, un cauchemar. En effet, les tensions ne se sont pas limitées entre adultes dans les villages, mais se sont étendues au niveau des enfants qui manifestent du dédain envers les descendants d’esclaves à l’école. Malgré les plaintes des parents sur les comportements violents des enfants, ils n’ont pas eu gain de cause, car les notables ont compris cela comme une violence quelconque entre écoliers.
Le déplacement à cause des violences a entraîné une rupture dans la scolarisation des enfants notamment à Diadjoumé, Kainéra, Kremis. Les associations comme TEMEDT ou encore ACDE travaillent avec peu de moyens dans la prise en charge de la scolarité des enfants déplacés. Cependant, il est à noter que les déplacements ont aussi entraîné des abandons scolaires chez des enfants dont les parents étaient préoccupés par le quotidien.