Les auteurs
L’International Crisis Group est une organisation non gouvernementale indépendante à but non lucratif présente sur les cinq continents. Elle élabore des analyses de terrain et fait du plaidoyer auprès des dirigeants dans un but de prévention et de résolution des conflits armés.
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Conflits armés, coups d’Etat, crises politiques, terrorisme et trafics en tout genre ont déstabilisé des pays de l’Afrique de l’Ouest ces dernières années. La Côte d’Ivoire a connu une crise politique sans précédent qui a conduit le pays à une rébellion armée et le Mali a dû faire face à des groupes armés dits jihadistes et à des mouvements indépendantistes qui ont contrôlé une grande partie de son territoire.
Dans toutes ces situations de crise, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) a été sollicitée pour apporter des réponses urgentes. Les différentes interventions de l’organisation régionale, notamment en Guinée-Bissau, au Mali et au Burkina Faso ont permis d’apprécier ses points forts mais également ses limites dans sa capacité à restaurer la paix et la sécurité de manière durable.
Nous avons porté notre choix sur ce rapport car il fait le bilan de l’action de la Cedeao sur le plan de la paix et de la sécurité, après la célébration en 2015 des quarante ans d’existence de l’organisation, et alors que les défis politiques et sécuritaires sont encore plus complexes qu’auparavant. Le rapport met l’accent sur les réformes institutionnelles envisagées depuis des années sans être mises en œuvre, et propose une série de recommandations pour rendre la Cedeao plus efficace dans l’accomplissement de ses missions.
Parmi les recommandations du rapport, trois pistes d’action devraient faire l’objet d’une attention particulière pour les pays membres de la Cedeao.
- Les Etats doivent réaffirmer le caractère prioritaire et irréversible de la mise en œuvre du projet de réforme institutionnelle proposé en 2013. La prise de mesures immédiates visant à améliorer le fonctionnement des services de l’organisation est une nécessité. Cela passe par la réduction des dysfonctionnements dans la gestion des ressources humaines, administratives et financières, et les blocages ou retards de mise en œuvre des décisions, qui résultent de la concentration des pouvoirs au niveau de la présidence de la Commission.
- Le renforcement des capacités des Etats membres pour combattre plus efficacement et collectivement les différentes menaces doit se traduire par la mise en place d’un pôle de lutte contre le crime organisé. Elle devra intégrer différents plans d’action contre les activités criminelles transnationales, y compris le terrorisme, les trafics de drogue, de personnes, d’armes et la piraterie maritime.
- Les Etats doivent soutenir publiquement les recommandations formulées dans le cadre du projet de réforme institutionnelle de la Cedeao proposé en 2013. La constitution d’une structure ad hoc de la société civile ouest-africaine sera nécessaire pour effectuer le suivi indépendant de cette mise en œuvre. Ce mécanisme est un moyen de fédérer les organisations de la société civile autour de ce projet en lui conférant un cachet citoyen.
Extraits choisis du document
Les extraits suivants proviennent des pages : i- III, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,19, 20, 21, 22,23.
L’espace Cedeao a connu plus de quarante coups d’Etat depuis la période des indépendances, et fait l’expérience de dirigeants tentant de se maintenir coûte que coûte au pouvoir ou mettant en place des successions dynastiques. Elle a également été confrontée à des crises plus complexes, dans lesquelles l’instabilité politique a pris la forme de rébellions armées dans un contexte de clivages identitaires comme en Côte d’Ivoire ou de menace jihadiste comme plus récemment au Mali. La Cedeao, à travers la Conférence des chefs d’Etat et la Commission, a ainsi depuis les années 1990 réagi de manière systématique à toutes ces crises, avec des résultats incontestables sur le plan politique et diplomatique, mais mitigés militairement.
Les interventions successives de la Cedeao en Guinée-Bissau, au Mali ou encore au Burkina Faso ont mis en lumière les points forts de l’organisation et les limites de sa capacité d’action. Malgré une mobilisation forte en temps et en moyens, certains objectifs clés ont été négligés, comme le renforcement des institutions politiques et sécuritaires des Etats membres, le réexamen de toutes les dimensions de sa Force en attente, ou la coopération régionale contre les menaces transnationales. Ces dernières défient les moyens classiques de prévention et de résolution des crises, au-delà des dispositifs classiques de médiation et de déploiement de missions militaires.
L’architecture de paix et de sécurité régionale à l’épreuve des crises
1. Guinée-Bissau (2005-2015)
Le cas de la Guinée-Bissau, confrontée à une succession de crises politiques et sécuritaires depuis le milieu des années 2000, illustre à la fois les atouts et les faiblesses de la Cedeao. L’organisation ouest-africaine était déjà intervenue dans le pays lors de la guerre civile de 1998-1999, mais le déploiement improvisé de l’ECOMOG entre les parties au conflit avait été un échec et s’était achevé par un désengagement précipité du pays. De retour en Guinée-Bissau en octobre 2004, au lendemain d’une mutinerie des forces armées, la Cedeao s’est distinguée par sa capacité à intervenir ponctuellement afin de désamorcer des tensions politiques avant qu’elles ne dégénèrent en conflit meurtrier.
Après que l’Union européenne (UE), à la suite d’un nouveau coup de force de l’armée en 2010, a suspendu son implication dans la réforme du secteur de la sécurité (RSS), la Cedeao a tenté de relancer le processus, en lien avec la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), et notamment l’Angola. Mais le manque de clarté dans la division du travail entre les différentes organisations internationales, des rivalités entre les partenaires censés travailler ensemble sur les réformes, et surtout l’instabilité gouvernementale et l’emprise à Bissau de chefs militaires jugés infréquentables ont eu raison de la bonne volonté affichée. La lenteur et l’incohérence des procédures administratives et financières, et la gestion opaque des ressources et des priorités à Abuja, n’ont pas aidé. La Cedeao n’a ainsi pas su donner l’impulsion aux réformes nécessaires, notamment dans le secteur de la sécurité, alors même que le pays était devenu pendant la période 2005-2009 une plaque tournante du trafic de cocaïne en Afrique de l’Ouest.
Lorsqu’un coup d’Etat renverse en avril 2012 le Premier ministre Gomes Junior, alors favori pour remporter la présidentielle, la Cedeao profite de la situation pour renforcer son influence dans le pays et réduire celle de l’Angola. Alors que la CPLP et l’Angola condamnent fermement le coup et réclament le retour au pouvoir de Gomes Junior, la Cedeao réaffirme sa politique de tolérance zéro pour les coups d’Etat tout en discutant avec les putschistes, au nom du pragmatisme et du réalisme, et en encourageant la mise en place d’autorités de transition dépendantes de ces derniers. Le Nigéria, la Cedeao et d’autres organisations régionales ouest-africaines ont ensuite soutenu à bout de bras ces autorités.
Parallèlement à son implication politique, la Cedeao a déployé rapidement et sur fonds propres une mission militaire, une mission en Guinée-Bissau (Ecomib), avec comme objectif annoncé de faciliter le départ des militaires angolais (effectif dès juin 2012) et de soutenir la restauration de l’ordre constitutionnel. La Cedeao a ensuite déployé une équipe d’experts militaires pour aider les autorités à relancer la RSS, tant attendue par les partenaires internationaux du pays.
A Abuja, le déploiement de l’Ecomib depuis mai 2012, et son maintien depuis, constituent déjà un motif de satisfaction bienvenu en comparaison des difficultés rencontrées par la Cedeao au Mali. Facilitée par la petite taille du pays, l’action de la Cedeao en Guinée-Bissau depuis 2012 a néanmoins montré qu’aiguillonnée par certains Etats membres influents, elle pouvait obtenir des résultats quand elle s’en donnait les moyens politiques, militaires et financiers.
2. Mali (2012-2015)
Le rôle de la Cedeao pendant la crise politique malienne a souligné à la fois l’importance de l’organisation comme acteur diplomatique incontournable et son inconsistance comme instance régionale capable de mener seule une intervention militaire décisive dans un environnement complexe.
Dès le dernier trimestre de l’année 2011, les lenteurs dans les préparatifs électoraux et la dégradation de la sécurité dans le Nord du pays commencent à inquiéter la Cedeao. Mais les mécanismes d’alerte précoce et de diplomatie préventive de l’organisation ne sont pas d’une grande utilité si les autorités politiques du pays concerné ne partagent pas la même analyse et ne réagissent pas aux messages. Le président malien, bien que conscient de la fragilité du pays, semble dépassé et incapable de donner une impulsion politique ou militaire. La Cedeao est également mal préparée pour donner l’impulsion, ayant peu d’expérience sur les questions sécuritaires sahélo-sahariennes.
La Cedeao est en revanche confrontée à une situation plus familière lorsque les déroutes successives de l’armée malienne dans le Nord provoquent dans la nuit du 21 au 22 mars 2012 un coup d’Etat contre le président Amadou Toumani Touré (ATT), mené par le capitaine Amadou Haya Sanogo. Sous l’impulsion du président de la Côte d’Ivoire Alassane Ouattara, qui est alors son président en exercice, la Cedeao se réunit en urgence au niveau des chefs d’Etat et de gouvernement le 27 mars à Abidjan.
Elle exige de la junte le retour immédiat à l’ordre constitutionnel, mandate le président du Burkina Faso de l’époque, Blaise Compaoré, pour conduire une médiation et décide de l’envoi à Bamako d’une mission composée de six chefs d’Etat pour porter le message de l’organisation au capitaine Sanogo et discuter des modalités d’un retour à l’ordre constitutionnel. Les chefs d’Etat ne peuvent atterrir à Bamako, le tarmac de l’aéroport ayant été envahi par une manifestation organisée par la junte.
La Cedeao a été déterminante pour lancer la transition après le coup d’Etat. Comme le souligne une personnalité politique malienne impliquée dans les premières tractations : « en trois semaines, on a eu, grâce à la Cedeao, un processus de retour à l’ordre constitutionnel ». La Cedeao a ensuite continué à encadrer la transition et a corrigé les insuffisances de l’accord de sortie de crise du 6 avril. Néanmoins, en 2012, de nombreux acteurs et observateurs jugeaient plutôt négativement l’action de la Cedeao, en particulier celle du Burkina Faso. Le médiateur burkinabè, l’ancien président Compaoré, a été perçu comme disposant d’une trop grande latitude pour conduire les discussions à sa guise, compromettant la neutralité de la Cedeao.
La réponse de la Cedeao à la prise de contrôle de plus de la moitié du territoire malien a été beaucoup plus laborieuse que sa réponse au coup d’Etat à Bamako, exposant les grandes faiblesses de l’organisation quand elle envisage de recourir à la force. La menace d’une intervention militaire a été brandie aussi bien pour accentuer la pression sur la junte de Sanogo qui multipliait les exactions à Bamako et dans le Sud que pour contrer les groupes armés rebelles au Nord.
Dans les deux cas, la Cedeao a été confrontée aux limites de ses capacités militaires. Un déploiement de ses soldats dans la ville de Bamako, densément peuplée, pour neutraliser les soldats maliens de la junte était impossible. Une intervention militaire de la Cedeao dans les régions de Gao, Tombouctou et Kidal, pour les libérer de l’occupation des groupes armés touareg et jihadistes, aux côtés ou à la place d’une armée malienne en déroute, aurait impliqué une opération de grande envergure, dans les conditions naturelles extrêmement difficiles du Sahara et face à des combattants bien équipés, déterminés, organisés et maitres du terrain.
L’opération Serval et le déploiement des troupes tchadiennes, qui ont essuyé les plus lourdes pertes dans les affrontements directs avec les combattants jihadistes dans la région de Kidal, relègue la Cedeao au second plan, sans doute un peu trop étant donné le rôle non négligeable que le déploiement des contingents des pays de la région a joué dans la stabilisation au centre du Mali et dans les zones frontalières.
Lorsque la confrontation militaire avec les groupes armés est apparue inévitable, fin décembre 2012, la Cedeao a fait déployer les troupes de ses différents pays assez rapidement, malgré les moyens logistiques très limités de l’organisation et des pays contributeurs. Le déploiement des troupes de la Misma puis leurs mouvements vers différentes régions du Mali ont été laborieux et ont exposé l’ampleur des insuffisances matérielles et logistiques des Etats de la région. Le constat le plus juste est bien celui de beaucoup de bonne volonté mais de sérieuses limites opérationnelles.
Après la reconquête des régions du Nord-Mali au début de l’année 2013, la Cedeao regagne une certaine influence sur le processus politique à travers les efforts du médiateur, Compaoré, dont le pays a abrité pendant plusieurs mois les dirigeants des groupes armés touareg du Nord-Mali. L’ancien président burkinabé a œuvré en juin 2013 à la signature de l’ « Accord préliminaire à l’élection présidentielle et aux pourparlers inclusifs de paix au Mali » entre le gouvernement de transition et les groupes armés. Cet accord de Ouagadougou a permis d’ouvrir la voie à l’organisation de l’élection présidentielle en juillet-août 2013.
3. Le Burkina Faso
La réponse de la Cedeao à la crise politico-institutionnelle burkinabè révèle que l’organisation ne bénéficie pas d’une image d’impartialité et de neutralité, étant donné sa dépendance décisionnelle forte vis-à-vis des personnalités politiques de la région. L’application de ses principes démocratiques et de bonne gouvernance se heurte parfois aux intérêts particuliers et aux amitiés personnelles. Dans sa réponse à la crise burkinabè, la Cedeao a manqué de professionnalisme, possible conséquence de l’absence de formalisation de ses activités de médiation.
Face au vide politique provoqué par la démission soudaine du président Blaise Compaoré en octobre 2014 et à la prise de pouvoir par le lieutenant-colonel Yacouba Isaac Zida, la Cedeao publie un premier communiqué le 31 octobre, dans lequel elle appelle « à privilégier le dialogue dans le but de dégager un consensus politique en vue de parvenir à des élections libres, justes et crédibles, dans le respect des dispositions constitutionnelles ». Elle indique que « fidèle à ses principes », elle « ne reconnaitra aucune accession au pouvoir par des voies non constitutionnelles ».
L’implication de la Cedeao dans la gestion de la crise au Burkina Faso ne pouvait être que délicate, en raison du rôle central joué par le président Compaoré dans l’activité de l’organisation depuis plus d’une décennie. Depuis février 2012, le président de la Commission de la Cedeao est un Burkinabè, Kadré Désiré Ouédraogo, Premier ministre de Compaoré de 1996 à 2000, puis ambassadeur à Bruxelles de 2001 à 2012. Sans avoir jamais été un militant politique très actif au sein du régime, ce technocrate a toujours été un élément important du système Compaoré. Kadré Ouédraogo pouvait d’autant moins s’exprimer sur le projet de révision constitutionnelle de son ancien chef que ce dernier avait vigoureusement défendu sa candidature à la fonction la plus importante de la Cedeao.
La nomination à la tête du Bureau des Nations unies pour l’Afrique de l’Ouest (UNOWA) en septembre 2014 du Ghanéen Mohamed Ibn Chambas, ancien secré- taire exécutif et ancien président de la Commission de la Cedeao de 2002 à 2010, a été opportune pour la gestion de la crise burkinabè, permettant à ce dernier de jouer un rôle plus visible que le président de la Commission de la Cedeao. La mission conjointe Cedeao-UA-ONU a ainsi atténué quelque peu la perception parmi les acteurs burkinabè d’une Cedeao proche du clan Compaoré.
Les critiques de certains acteurs de la société civile ont toutefois porté sur l’incapacité de la Cedeao à prévenir la crise en prenant position contre la manœuvre présidentielle. En réalité, l’organisation pouvait difficilement faire changer d’avis Compaoré et ses proches. Ces derniers étaient convaincus qu’ils allaient gagner et se maintenir au pouvoir, niant la réalité et n’écoutant pas les avertissements extérieurs. A la suite d’une mission d’évaluation de la Cedeao au Burkina Faso pendant le mois d’août 2014, les analystes de l’organisation étaient parfaitement conscients de ce blocage.81 L’initiative du régime, engagée plus d’un an avant l’élection présidentielle prévue fin 2015, ne pouvait en outre pas être considérée comme une violation flagrante du protocole additionnel de 2001.
A la suite du coup d’Etat de la garde présidentielle (RSP) le 16 septembre 2015, la Cedeao tergiverse et ne prend pas une position aussi ferme que celle de l’UA, qui condamne et sanctionne rapidement ses auteurs. Au lieu de l’isolement et de sanctions ciblées, la Cedeao choisit la médiation. Le 18 septembre, une délégation conduite par le président sénégalais Macky Sall, dirigeant en exercice de la Cedeao, et son homologue béninois Thomas Boni Yayi, se rend à Ouagadougou. Après deux jours de consultations, elle formule une proposition qui, au lieu d’apaiser les tensions, exacerbe la situation. Prévoyant notamment une amnistie pour les putschistes, elle est rejetée par une majorité des acteurs burkinabè, de la société civile comme de la sphère politique. Finalement, les Burkinabè trouveront eux-mêmes une issue à la crise après l’intervention victorieuse de l’armée contre le RSP et le rétablissement des institutions de transition.
Pour sa défense, la Cedeao rappelle que sa proposition de sortie de crise constituait non pas un accord final mais le point de départ de discussions. Elle juge également injuste le « procès d’intention » que lui font les acteurs de la société civile burkinabè, en présumant d’emblée sa partialité en faveur du clan Compaoré, alors qu’elle a investi temps et moyen pour trouver un règlement à la crise.
Enfin, les amitiés internes entre chefs d’Etat semblent avoir joué un rôle important dans l’incapacité de la Cedeao à agir plus fermement contre les putschistes. Des proches de Compaoré et du général Gilbert Diendéré, l’auteur du coup d’Etat, auraient activé leurs réseaux afin que ceux-ci exercent des pressions pour édulcorer la position de l’organisation. Les loyautés entre individus expliquent aussi qu’il était difficile, pour certains, de prendre position trop fermement contre le clan Compaoré, qui a fait et défait plusieurs régimes dans la région et à qui beaucoup doivent leur poste ou même leur survie. Comme la crise qui a précédé le départ de Compaoré, le putsch de septembre 2015 a mis en lumière la tension entre les dynamiques personnelles et amicales des dirigeants et anciens dirigeants des Etats membres de la Cedeao, et la nécessité d’une application rigoureuse des règles de l’organisation.
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