Type de publication : Rapport
Date de publication : Juin 2024
Auteurs : Aïssatou Kanté, Fahiraman Rodrigue Koné, Hassane Koné, Issaka K. Souaré, Djiby Sow, Lori-Anne Théroux-Bénoni et Paulin Maurice Toupane
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Depuis 2020, l’Afrique de l’Ouest a enregistré des Changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG) au Mali (en 2020 et 2021), en Guinée (2021), au Burkina Faso (deux fois en 2022) et au Niger (2023). La répétition des coups d’État dans ces quatre pays, le caractère prolongé des transitions actuelles et l’annonce, par les autorités des trois pays du Sahel, de leur retrait de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) en janvier 2024 forcent une réflexion sur la réponse à apporter aux changements anticonstitutionnels de gouvernement, sur la gestion des transitions militaires, et plus largement sur la gouvernance démocratique en Afrique de l’Ouest. La fréquence des coups d’État dans ces pays met en évidence les faiblesses structurelles et les défis socio-politiques complexes qui doivent être abordés de manière systématique. Le document se penche sur les spécificités de chaque coup d’État, explorant les facteurs uniques à chaque situation et le contexte régional plus large, ce qui permet de comprendre les causes profondes de cette instabilité politique récurrente. L’idée d’une contagion des coups d’État ne permet pas de prêter attention aux dynamiques derrière chaque situation. La présente analyse est structurée en cinq parties. La première présente les spécificités de la vague de coups d’État en Afrique de l’Ouest depuis 2020. La deuxième se penche sur la résurgence des coups d’État en Afrique de l’Ouest et le contexte régional dans lequel celle-ci s’inscrit. La troisième présente des pistes de réflexion sur la nécessité de repenser la gestion des CAG à la lumière de la réponse de la CEDEAO à la rupture constitutionnelle au Niger, qui a fait l’objet de sanctions sans précédent assorties de la menace d’une intervention militaire, sans que ces mesures aient produit les résultats attendus. La quatrième s’interroge sur la meilleure manière, pour les partenaires multi- et bilatéraux, de rester engagés dans les pays en transition sans pour autant cautionner les coups d’État. Enfin, le rapport aborde la nécessité pour la CEDEAO de renforcer les instruments de traitement des violations de la gouvernance démocratique par des gouvernements élus à l’aune des récents coups d’État.
Les récents coups d’État en Afrique de l’Ouest, notamment au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger, offrent des leçons cruciales pour les pays de la zone de WATHI. Premièrement, il est impératif de renforcer les institutions démocratiques pour prévenir de tels événements. La corruption, la mauvaise gouvernance et l’inefficacité des systèmes judiciaires sont souvent à l’origine de ces crises. Les pays doivent donc prioriser la transparence et la responsabilité dans la gestion politique. Cela implique la tenue d’élections libres et équitables, le renforcement des parlements et des systèmes judiciaires indépendants capables de protéger les droits des citoyens et de faire respecter la loi. En parallèle, réformer et professionnaliser les forces armées est essentiel pour garantir leur apolitisme et leur loyauté envers l’autorité civile. Les transitions après un coup d’État doivent être gérées de manière inclusive, impliquant toutes les parties prenantes et établissant des mécanismes de justice transitionnelle pour favoriser la réconciliation nationale. La réponse de la CEDEAO aux récents coups d’État montre la nécessité de renforcer les capacités de l’organisation régionale et de réformer l’institution elle-même en matière de prévention des conflits, médiation et réponse rapide. Les pays de la région doivent soutenir activement ces initiatives régionales et mettre en œuvre des mesures d’accompagnement vers un retour à l’ordre démocratique. Par ailleurs, l’engagement des partenaires internationaux est crucial pour soutenir les transitions démocratiques et renforcer la gouvernance. Les pays doivent collaborer étroitement avec les partenaires multilatéraux et bilatéraux pour obtenir un soutien technique et financier, tout en veillant à ce que ces partenaires adaptent leurs stratégies pour ne pas légitimer les coups d’État. Promouvoir l’inclusion sociale, économique et politique est essentiel pour prévenir les sentiments d’exclusion et de marginalisation qui peuvent alimenter les coups d’État. Les gouvernements doivent encourager la participation civique et l’inclusion dans les processus décisionnels pour construire des sociétés plus justes et résilientes.
Les extraits proviennent des pages : 3, 4, 6, 7, 8-9, 10-11 12, 15-16,16-17,18,20-21,22-23
Les spécificités de la vague de coups d’État en Afrique de l’Ouest depuis 2020
Même si un effet d’émulation doit faire partie des analyses conjoncturelles et que les acteurs militaires des transitions semblent s’inscrire dans une logique de reproduction des modèles existants, l’idée d’une contagion des coups d’État ne permet toutefois ni de prêter attention aux dynamiques spécifiques qui sous-tendent chaque situation ni de rendre compte du caractère répétitif des changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG) dans ces pays. Au Mali, l’armée a contraint le président Ibrahim Boubacar Keita (IBK) à la démission le 18 août 2020, après des semaines de manifestations populaires conduites par la coalition du Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP).
Au cœur des tensions se trouvaient les élections législatives de mars et avril 2020, dont les résultats avaient été vivement contestés. Cette crise postélectorale est en outre intervenue dans le contexte d’une gouvernance émaillée de scandales de corruption et de népotisme, assortie d’une situation sécuritaire fortement dégradée. En Guinée, le coup d’État de septembre 2021 a été mené par le Groupement des forces spéciales, dirigé par le colonel Mamadi Doumbouya, qui baptisera la junte Comité national de rassemblement pour le développement (CNRD).
Les changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG) en Guinée, à l’instar de celui au Niger, est catégorisable comme une révolution de palais. Il s’inscrit toutefois dans le contexte plus large des vives contestations des organisations de la société civile et des partis politiques de l’opposition, réunis au sein du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) et opposés aux modifications constitutionnelles qui ont permis au président Alpha Condé de se représenter et de remporter un troisième mandat lors des élections d’octobre 2020 , après avoir été élu en 2010 et réélu en 2015. Au Burkina Faso, le renversement du président Roch Marc Christian Kaboré est intervenu dans le prolongement d’une série d’attaques particulièrement meurtrières contre les forces de défense et de sécurité.
Des accusations de manquements graves dans la chaîne de commandement impactant le soutien aux troupes ont déclenché le passage à l’action du lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba , dans le cadre d’une mutinerie causée par la détérioration de la situation sécuritaire . Kaboré peinait en effet à venir à bout des attaques des groupes extrémistes violents qui, en l’espace de six ans, avaient causé plus de 2 000 morts et le déplacement de plus de 1,6 million de personnes.
Même si un effet d’émulation doit faire partie des analyses conjoncturelles et que les acteurs militaires des transitions semblent s’inscrire dans une logique de reproduction des modèles existants, l’idée d’une contagion des coups d’État ne permet toutefois ni de prêter attention aux dynamiques spécifiques qui sous-tendent chaque situation ni de rendre compte du caractère répétitif des changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG) dans ces pays
Les populations burkinabè étaient aussi excédées par les scandales de corruption et de népotisme qui ponctuaient sa gouvernance des pratiques qu’elles espéraient bannies, particulièrement après l’insurrection populaire de 2014 ayant révoqué le régime jugé corrompu de Blaise Compaoré. Ces dirigeants se perçoivent comme des acteurs d’une forme de refondation de leurs États et certains semblent nourrir des ambitions politiques sur la durée Au Niger, des rivalités politiques et des intérêts personnels semblent être à l’origine du coup d’État du 26 juillet 2023 contre le président Mohamed Bazoum.
Contrairement aux trois autres pays où la prise de pouvoir des militaires a induit un changement de génération, au Niger, la vieille garde militaire est toujours celle qui dirige. De nombreux Nigériens, dont des représentants de la société civile et des organisations syndicales ont cependant soutenu le putsch pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme une mauvaise gouvernance, marquée par la persistance de la corruption et du clientélisme érigés en système par le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS) auquel appartiennent les présidents Bazoum et Issoufou Mahamadou.
Le Burkina Faso, le Niger, le Mali et la Guinée ont déjà connu respectivement huit, cinq, quatre et trois changements anticonstitutionnels de gouvernement depuis leur accession à l’indépendance. Au cours des quinze années précédentes, plus précisément en 2008 pour la Guinée, en 2010 pour le Niger, en 2012 pour le Mali et en 2014 s’agissant du Burkina Faso, ces pays entamaient une transition après un CAG. La gestion de ces CAG par la CEDEAO et l’UA avait alors permis de garantir que deux des quatre transitions issues de ces ruptures constitutionnelles soient conduites par des civils. Dioncounda Traoré a ainsi dirigé le Mali de 2012 à 2013 et Michel Kafando le Burkina Faso de 2014 à 2015. Dans le cas du Niger et de la Guinée, ce sont des militaires qui ont piloté les transitions, à savoir Salou Djibo d’une part et Dadis Camara puis Sékouba Konaté, d’autre part.
Dans les quatre pays, cependant, le pouvoir avait été rendu à un gouvernement civil élu dans un délai moyen d’environ 17 mois. Dans la séquence ouverte depuis 2020, la CEDEAO, l’Union africaine (UA) et les Nations Unies, ainsi que les partenaires bilatéraux et multilatéraux de la région, ne semblent pas encore être parvenus à faire pression sur les auteurs des coups d’État pour que les transitions restent courtes et/ou soient dirigées par des civils. Les leaders des coups d’État ont choisi de présider eux-mêmes les transitions avec des Premiers ministres civils. À la date de publication du présent rapport, les autorités militaires du Mali, de la Guinée, du Burkina Faso et du Niger sont déjà au pouvoir depuis 46, 33, 28 et 10 mois respectivement. Ces dirigeants se perçoivent comme des acteurs d’une forme de refondation de leurs États et certains semblent nourrir des ambitions politiques sur la durée. Au Mali, la période renégociée de transition s’est officiellement achevée le 26 mars 2024, sans que l’ordre constitutionnel n’ait pu être rétabli.
Le 25 septembre 2023, les autorités de transition avaient déjà annoncé le report sine die de l’élection présidentielle initialement prévue en février 2024, avançant des raisons techniques. Le dialogue inter-Maliens initié par les autorités, qui s’est achevé le 10 mai 2024, a par la suite recommandé de « proroger la durée de la transition de deux à cinq ans ». De même, au Burkina Faso, une modification de la charte de la transition à l’issue d’assises nationales organisées le 25 mai 2024 par les autorités a acté sa prolongation de 5 ans, alors que celle-ci devait prendre fin en juillet 2024.
En Guinée, les autorités militaires semblent envisager une prolongation de la transition au-delà du délai butoir de décembre 2024 prévu dans le chronogramme convenu avec la CEDEAO. Enfin, près d’un an après le coup d’État au Niger, aucune durée n’avait été fixée avec les différentes parties prenantes nationales ni avec la CEDEAO. Le 19 août 2023, le général Abdourahmane Tiani avait toutefois annoncé une période de transition de trois ans maximum.
La répétition des coups d’État soulève des questions sur la façon de traiter les causes structurelles qui favorisent l’instabilité. Au caractère prolongé et à la durée indéterminée de ces transitions s’ajoute l’annonce, par les autorités des trois pays du Sahel, de leur retrait de la CEDEAO avec « effet immédiat » à la date du 28 janvier 2024, ce qui leur permet de se soustraire aux exigences des instruments régionaux et de se maintenir au pouvoir indéfiniment. Ceci malgré le fait que l’article 91 du Traité de la CEDEAO requiert une période d’un an de préavis et que les exigences de la CEDEAO en faveur d’une transition courte et de la non-candidature des auteurs des changements institutionnels de gouvernement sont aussi des exigences de l’UA dont ils restent membres.
La CEDEAO et certains de ses États membres, en particulier le Sénégal depuis l’élection de Bassirou Diomaye Faye en mars 2024, cherchent à encourager les trois États à revenir sur cette décision. Avant le Sénégal, le Togo avait aussi consenti des efforts pour rapprocher certaines positions. Les processus de médiation en cours n’ont cependant pas abouti pour l’instant. La répétition des coups d’État dans ces quatre pays d’Afrique de l’Ouest soulève d’importantes questions sur la façon de traiter les causes structurelles qui favorisent l’instabilité et illustre l’exigence d’une gouvernance génératrice de meilleurs résultats au profit des populations. Elle force une réflexion sur la gestion des changements anticonstitutionnels de gouvernement et des transitions militaires en Afrique de l’Ouest, alors que les militaires ne s’inscrivent plus dans une logique de transition et que les développements récents, en particulier au Mali et au Burkina Faso, créent des conditions favorables à l’installation de régimes militaires dans la durée.
L’Afrique de l’Ouest face à la résurgence des coups d’État
Le soutien populaire initial aux Changements anticonstitutionnels de gouvernement (CAG)
Au-delà de leurs spécificités respectives, les régimes militaires qui ont successivement émergé au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger entre 2020 et 2023 ont initialement bénéficié du soutien d’une partie de la population. Celui-ci était moins une carte blanche octroyée aux auteurs des CAG, que l’expression de l’insatisfaction de la population, largement composée de jeunes, à l’égard des résultats des présidents civils renversés et de leurs régimes, en dépit de leur élection démocratique.
Dans les trois pays du Sahel exposés à divers degrés à une expansion de la violence des groupes extrémistes violents, l’exaspération à l’égard des autorités civiles élues a atteint son paroxysme face à leur impuissance à rétablir la sécurité au sein de populations déjà éprouvées du point de vue économique et social. En Guinée, le coup a été présenté comme s’inscrivant dans le prolongement des vives contestations de la candidature controversée du président Alpha Condé à un troisième mandat. Ces frustrations ont servi de motif et de justification à la prise de pouvoir par les militaires. Les raisons du désenchantement des populations décrites dans la section précédente ne correspondent pas forcément aux motivations individuelles des militaires et des civils qui les soutiennent. Néanmoins, ce désenchantement crée des conditions favorables pour les entrepreneurs politiques, tant militaires que civils, habiles à servir des discours qui peuvent mobiliser.
Dans les quatre pays, le soutien initial d’une partie de la population aux auteurs des coups d’État leur a permis de légitimer, jusqu’à un certain point, leur accession au pouvoir par la force. Cependant, cet appui semble s’être effrité avec le temps. On note une restriction croissante de l’espace civique par la neutralisation des voix critiques, qu’il s’agisse des partis politiques ou d’organisations de la société civile, notamment les médias et les syndicats. Dans les quatre pays également, la condamnation des coups d’État et les sanctions économiques et financières prises par la CEDEAO contre les États ont renforcé l’assise populaire des auteurs de ces CAG.
Ces mesures ont été à la fois perçues par les populations comme injustes et qualifiées par les autorités militaires du Sahel d’« illégales, illégitimes, inhumaines et irresponsables, en violation de ses propres textes ». Le reproche porte sur le fait que la CEDEAO est restée silencieuse face aux situations qui sont présentées comme les causes des coups d’État, mais qu’elle a réagi tardivement en ne s’en prenant qu’aux acteurs militaires. Quant aux sanctions, elles ont été critiquées parce qu’elles ont affecté davantage les populations. Ces facteurs expliquent dans une large mesure l’échec, analysé plus loin, des mesures coercitives adoptées par la CEDEAO pour accélérer le retour à l’ordre constitutionnel.
L’absence de réponses régionales et continentales efficaces
Une seconde évolution notable du contexte réside dans la perte graduelle de leadership de la CEDEAO, qu’il s’agisse de la Commission ou des présidences des États membres, sur les questions de sécurité et de gouvernance. La CEDEAO avait pourtant piloté de façon efficace le dialogue politique entre les acteurs maliens aux premières heures de la crise en 2012, et mobilisé en urgence des forces pour participer à la reconquête du nord du pays dans le cadre de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), avec l’appui de l’UA. Or, les deux organisations ont ensuite été mises en marge du montage et de la conduite de la réponse politique et militaire internationale, après la libération en 2013 des villes occupées du nord du Mali par l’opération française Serval, les forces armées maliennes (FAMA) et les forces tchadiennes de la MISMA. Sur fond de compétition institutionnelle, tant entre les organisations continentale et régionale qu’entre ces dernières et les Nations Unies, le financement de la MISMA n’a pas été retenu par le Conseil de sécurité qui a privilégié en 2013 le déploiement de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).
À cela s’ajoutent les défis auxquels la CEDEAO s’est trouvée confrontée en matière de lutte contre l’extrémisme violent et le terrorisme. L’émergence de mécanismes de coopération ad hoc tels que la Force multinationale mixte (FMM) contre Boko Haram en 2014, le G5 Sahel en 2015 et l’Initiative d’Accra en 2017 a suscité des rivalités institutionnelles et financières plus ou moins fortes qui ont porté atteinte au positionnement de la CEDEAO dans la gestion de la crise sécuritaire au Sahel. Ces initiatives ont paradoxalement été créées et soutenues par des chefs d’États membres de la CEDEAO, qui ont de fait mobilisé leurs énergies et leurs moyens de lutte contre le terrorisme hors du cadre de l’organisation.
Ce phénomène explique en partie que le plan d’action 2020–2024 de la CEDEAO afin d’améliorer la lutte contre le terrorisme n’ait jamais pu être entièrement financé. Dernière-née de la série, l’Alliance des États du Sahel (AES) créée en septembre 2023 par le Burkina Faso, le Mali et le Niger a également pour mission de lutter contre le terrorisme. L’objectif de cette alliance, formée au plus fort de la crise entre la CEDEAO et le Niger, est de sceller un pacte de défense collective et d’assistance mutuelle.
L’absence de réponse efficace au terroriste et sa promptitude à annoncer une intervention au Niger ont affaibli la CEDEAO Un autre facteur crucial qui explique les difficultés de la CEDEAO à s’affirmer vis-à-vis des autorités de transition est la succession sans précédent de CAG et le nombre de pays simultanément en transition, inégalé depuis la fin de la guerre froide. Une solidarité s’est créée entre les quatre pays sous régime militaire, particulièrement ceux du Sahel central, ce qui leur a permis de faire front commun vis-à-vis de l’organisation régionale. La perte d’autorité de la CEDEAO s’explique également par ses difficultés à faire face aux crises de gouvernance auxquelles ont été confrontés ses États membres au cours des dernières années.
En effet, la perception d’un deux poids, deux mesures selon qu’il s’agisse d’un coup d’État militaire ou d’un « coup d’État institutionnel » perpétré par des gouvernements élus, comme au Burkina Faso en 2014 ou en Guinée en 2020, a profondément nui à l’image de l’organisation aux yeux des populations et a donné des arguments supplémentaires aux autorités militaires de transition et à leurs soutiens. L’article 2 du Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance de 2001 de la CEDEAO stipule pourtant qu’« aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques ».
L’émergence de mécanismes de coopération ad hoc tels que la Force multinationale mixte (FMM) contre Boko Haram en 2014, le G5 Sahel en 2015 et l’Initiative d’Accra en 2017 a suscité des rivalités institutionnelles et financières plus ou moins fortes qui ont porté atteinte au positionnement de la CEDEAO dans la gestion de la crise sécuritaire au Sahel. Ces initiatives ont paradoxalement été créées et soutenues par des chefs d’États membres de la CEDEAO, qui ont de fait mobilisé leurs énergies et leurs moyens de lutte contre le terrorisme hors du cadre de l’organisation
C’est grâce à cette clause que la CEDEAO a sanctionné le Niger en 2009 lorsque l’ancien président Mamadou Tandja a forcé une modification de la Constitution nigérienne à moins de quatre mois de la fin de son mandat, en décembre de la même année. Depuis, certains États ont tiré des enseignements de ce cas pour effectuer les modifications des lois électorales ou des constitutions suffisamment en amont de la limite de six mois afin que la CEDEAO ne puisse les interpeller, tout en s’opposant à la réforme du Protocole additionnel pour supprimer ce délai. Cela a rendu la CEDEAO juridiquement impuissante vis-à-vis des modifications constitutionnelles et des troisièmes mandats controversés. En définitive, l’absence de réponse efficace de la CEDEAO à la menace terroriste au Sahel depuis 2012 et sa promptitude à annoncer une force antiputsch en décembre 2022 et à activer la force en attente en vue d’une intervention au Niger en 2023, combinées à la perception susmentionnée de deux poids, deux mesures, ont ainsi grandement contribué à affaiblir davantage l’organisation.
Le discours ambiant qui accable la CEDEAO occulte toutefois le fait que l’institution est d’abord et avant tout le reflet de la gouvernance et des capacités internes de ses États membres. Parallèlement à la perte de leadership de la CEDEAO sur les questions sécuritaires, l’absence de compensation par l’UA, qui joue un rôle limité dans la région depuis le déploiement de la MINUSMA, et l’essoufflement du processus de Nouakchott ont amplifié le manque de solutions africaines à une accumulation de défis fondamentaux. Cela met en lumière l’urgence de repenser les mécanismes qui sous-tendent l’architecture africaine de paix et de sécurité.
Face aux difficultés auxquelles la CEDEAO se trouve confrontée, un rôle accru de l’organisation continentale dans la gestion des CAG aurait été souhaitable, dans le respect des principes régissant les relations entre l’UA et les communautés économiques régionales (CER). L’UA a cependant adopté une approche plutôt tolérante à l’égard de la transition tchadienne après le décès du président Idriss Déby en 2021, alors qu’elle imposait au même moment des sanctions au Mali et à la Guinée (et plus tard au Burkina Faso et au Niger). Cette incohérence de l’UA dans son positionnement sur le Tchad a placé l’organisation dans une situation délicate qui a rendu difficile une implication décisive de l’UA dans les CAG et les transitions ouest-africaines subséquentes.
La perte d’influence des partenaires occidentaux
Une troisième dimension clé de l’évolution du contexte régional est la détérioration des relations entre la France et certains autres États occidentaux d’une part, et les gouvernements militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger, d’autre part. L’avènement graduel des militaires à la tête de ces États s’est traduit par une volonté de révision de la coopération militaire dans l’optique d’une diversification des partenariats. Au Mali d’abord, le second coup d’État de mai 2021 marque un tournant de ce point de vue. Les autorités militaires prennent l’option de renforcer la coopération avec Moscou à travers le déploiement, à partir de décembre 2021, d’instructeurs et de personnel russes de la société paramilitaire privée Wagner ceux-ci ayant pour mission de contribuer à la lutte contre le terrorisme.
En parallèle, le gouvernement poursuit et intensifie le programme d’acquisition d’équipement et d’armement russes pour les FAMA, initié sous la présidence d’Ibrahim Boubacar Keita, en l’élargissant à des drones fabriqués par la Turquie. Les militaires au pouvoir à Bamako s’orientent simultanément vers le démantèlement de l’architecture internationale de sécurité mise en place à partir de 2013 en réponse à la crise sécuritaire au Mali, estimant qu’une décennie d’interventions multinationales n’a pas permis d’inverser le cours de l’insécurité et que la présence militaire française a, dans une certaine mesure, freiné l’élan des forces maliennes.
La CEDEAO est d’abord et avant tout le reflet de la gouvernance et des capacités internes de ses États membres Alors même que la France avait été célébrée en libératrice dix ans plus tôt à la faveur de l’opération Serval, la détérioration des relations entre Bamako et Paris conduira, le 2 mai 2022, à la dénonciation des accords de défense liant les deux pays et à la demande du départ de Barkhane. Le Mali décide en outre de se retirer, le 15 mai 2022, du G5 Sahel et de sa force conjointe, après que son accession à la présidence tournante de l’organisation ait été bloquée par certains États membres en lien, selon le communiqué officiel des autorités maliennes, avec les « manœuvres d’un État extra régional cherchant désespérément à isoler le Mali ».
À leur tour, les militaires français de l’opération Barkhane, qui avaient recentré leur dispositif sur les bases de Ménaka et Gao, quittent le Mali à partir de juin 2022, à la demande des autorités maliennes de transition. Par la suite, le départ de la task force Takuba, composée de contingents européens, a été annoncé par la France en accord avec ses partenaires européens et la fin de la Mission d’entraînement de l’Union européenne (EUTM) a été décidée par les États membres de l’Union européenne (UE) en mai 2024. En dénonçant une instrumentalisation par des puissances occidentales de la Division des droits de l’homme et de la protection de la MINUSMA, dans le contexte des opérations menées par les FAMA, les autorités de transition du Mali ont finalement demandé en juin 2023 le retrait de la mission onusienne qui est devenu effectif à compter du 31 décembre 2023.
Repenser la gestion des CAG en tirant les leçons de la crise au Niger
À l’ouverture du Sommet extraordinaire des chefs d’État de la CEDEAO du 24 février 2024, le Nigérian Bola Tinubu, président en exercice de l’organisation, a appelé au réexamen de l’approche actuelle de l’organisation en vue du retour de l’ordre constitutionnel dans les États membres. Une telle réévaluation exige de tirer les enseignements des crises récentes au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et, plus spécifiquement, au Niger, en vue d’affiner les outils et pratiques actuels de l’organisation régionale lorsqu’un CAG se produit.
La gestion par la CEDEAO du coup d’État du 26 juillet au Niger s’est muée en une crise sans précédent de l’organisation, avec la décision du Burkina Faso, du Mali et du Niger de quitter le bloc régional. Cette décision est la conséquence directe de l’escalade non maîtrisée de la situation par l’organisation régionale, à travers l’application immédiate d’une batterie de sanctions politiques, économiques et financières sans précédent et la menace d’une intervention militaire. Cette réaction des chefs d’État de la CEDEAO tient au fait que le coup d’État au Niger soit survenu après que la CEDEAO ait stabilisé ses relations avec les autres pays sous régime de transition à la suite de moments de fortes tensions. Ce putsch apparaissait par conséquent comme celui de trop, auquel il était nécessaire d’apporter une réponse vigoureuse.
Réviser le régime de sanctions pour le rendre clair et prévisible
Le régime de sanction de la CEDEAO, prévu dans l’Acte additionnel A/SA.13/02/12 portant régime des sanctions à l’encontre des États membres qui n’honorent pas leurs obligations vis-à-vis de la CEDEAO, conserve sa pertinence et son utilité. L’existence de règles communautaires rend nécessaires des mécanismes pour sanctionner les pays qui ne s’y conforment pas. La CEDEAO devrait toutefois reconsidérer le recours aux sanctions à la lumière de leur capacité à produire les résultats attendus dans le cas précis du Niger. Afin de forcer la libération et le rétablissement du président Bazoum dans ses fonctions de chef d’État du Niger, le Sommet des chefs d’État du 30 juillet 2023 a décidé d’une batterie de sanctions contre le pays. Celles-ci comprenaient des mesures standard de fermeture des frontières terrestres et aériennes, de suspension des transactions commerciales et de l’aide des institutions financières, de gel des avoirs du pays, ou encore d’interdiction de voyage et de gel des avoirs des officiers impliqués dans le coup d’État et des membres de leurs familles. Cependant, les sanctions comprenaient également un embargo sévère sur les produits de première nécessité, y compris les produits alimentaires et pharmaceutiques, les équipements médicaux ou les produits pétroliers, et sur la fourniture d’électricité. Les sanctions ont renforcé le sentiment patriotique des populations et consolidé la base politique des autorités militaires.
Face à l’échec à atteindre les objectifs poursuivis et aux critiques dont l’embargo faisait l’objet de la part des autorités des pays concernés et de leurs opinions publiques, le Sommet des chefs d’État du 24 février 2024 a décidé unilatéralement de la levée des sanctions. De fait, celles-ci ont conduit à l’arrêt quasi total de l’économie du pays et frappé de plein fouet des populations déjà extrêmement vulnérables, avec une augmentation moyenne de 75 % des prix des denrées alimentaires sur les marchés de Niamey. En outre, comme au Mali en 2022, ces mesures ont renforcé le sentiment patriotique des populations et ainsi consolidé la base politique des autorités militaires, se retournant ainsi contre l’organisation. En effet, comme souligné précédemment, les griefs exprimés par le Burkina Faso, le Mali et le Niger à l’appui de leur retrait de la CEDEAO concernent principalement les sanctions imposées par l’organisation, qualifiées d’« illégales, illégitimes, inhumaines et irresponsables, en violation de ses propres règles ».
La CEDEAO fonde quant à elle ces sanctions sur l’Acte additionnel portant régime des sanctions à l’encontre des États membres qui n’honorent pas leurs obligations vis-à-vis de la CEDEAO, adopté lors de la 40e session ordinaire de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement, tenue à Abuja en février 2012. Le fait que de nombreux acteurs et observateurs, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Commission de la CEDEAO, ont découvert le régime des sanctions à la faveur de cette crise, est un indicateur de la nécessité de vulgariser davantage cet instrument et d’y faire référence dans le Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance. En tout état de cause, les auteurs des CAG ont réussi à se présenter comme des victimes de ces sanctions, faisant presque oublier que ce sont bien les CAG qui les avaient déclenchées.
Le tableau ci-dessous des sanctions adoptées à la suite des coups d’État au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger montre que les sanctions n’ont pas été appliquées de façon uniforme. Cette distinction semble se refléter dans les mesures prises par l’organisation selon les causes et les circonstances du coup d’État en question et, surtout, selon le niveau de coopération des autorités de transition. Ainsi, le Niger est soumis à un traitement plus sévère que les autres pays. Les sanctions imposées contre la Guinée, dont une partie avait été levée après l’adoption d’un chronogramme de transition en octobre 2022, ont eu des conséquences économiques limitées. Pays disposant d’un accès à la mer, et non enclavé comme les trois pays du Sahel central, la Guinée a su mobiliser des ressources internes, notamment à travers l’augmentation des taxes douanières et des impôts. Le levier financier des sanctions n’a pu s’appliquer car le pays n’est pas membre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
Clarifier les modalités et la doctrine d’emploi de la force
La CEDEAO a par ailleurs assorti les sanctions contre le Niger de la menace d’une intervention militaire pour réinstaller le président Bazoum, activant sa force en attente à l’issue du Sommet des chefs d’État du 10 août 2023. Cela rappelle, malgré les différences de contextes, sa menace de recourir à la force pour installer le candidat de l’opposition, Adama Barrow, qui avait remporté le scrutin présidentiel de décembre 2016 en Gambie, face au refus du président sortant, Yahya Jammeh, de céder le pouvoir malgré sa défaite. En 1997, en Sierra Leone, l’intervention armée du Groupe de contrôle du cessez-le-feu de la CEDEAO (ECOMOG) avait permis de renverser la junte qui avait destitué le président Ahmad Tejan Kabbah. Dans ces deux cas, l’action de la CEDEAO avait produit les résultats escomptés. Cependant, progressivement abandonnée dans le cas du Niger, la menace de recourir à la force aura été contre-productive, à l’instar des sanctions.
Si certains pays souhaitaient vraiment cette intervention, d’autres et certains personnels de la Commission de la CEDEAO y voyaient plutôt une stratégie de dissuasion, comme en Gambie. Il fallait toutefois que la menace apparaisse suffisamment crédible pour qu’elle soit prise au sérieux. Au demeurant, celle-ci a eu pour autre conséquence de fragmenter la CEDEAO avec la décision des États du Sahel central de créer l’AES sous la forme d’un mécanisme de défense collective. Le Mali et le Burkina Faso ont en effet considéré, le 31 juillet, que toute action armée de la CEDEAO contre le Niger serait une déclaration de guerre à leur encontre. La CEDEAO doit poursuivre la réflexion visant à se doter de moyens d’agir au plan militaire en toute autonomie stratégique et financière Au niveau continental, le Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA s’est abstenu de valider une décision d’intervention armée de la CEDEAO lors de sa réunion du 14 août 2023.
Le CPS a requis une évaluation des implications humanitaires, économiques et sécuritaires d’une intervention, tout en se prononçant en faveur d’une solution diplomatique. Ces blocages internes et externes invitent la CEDEAO à clarifier sa doctrine d’emploi de la force armée dans des situations de CAG, qui est d’ailleurs prévue à l’article 6 (XV) de l’Acte additionnel portant régime des sanctions de 2012. Les chefs d’État de la CEDEAO ont annoncé en décembre 2022 la création d’une force militaire chargée de rétablir l’ordre constitutionnel dans les États membres.
Les élections seules ne garantissent pas la stabilité à long terme. La façon la plus efficiente d’engager et de soutenir de façon constructive les États en transition aurait pu être d’optimiser le résultat des transitions
Cependant, les limites d’une telle force régionale seraient rapidement atteintes, notamment par la mise en balance des risques et bénéfices de l’usage de la force dans des situations de CAG sans pertes en vies humaines ni dégâts matériels, comme c’était précisément le cas au Niger – mais aussi au Mali, en Guinée et au Burkina Faso. C’est en fait l’emploi de la force qui menaçait de faire dégénérer la situation sur le terrain. L’intégrité physique du président Bazoum, les divisions au sein de l’armée, ou encore le soutien des populations à la junte incarné par la mise sur pied de comités de résistance populaire représentaient autant de risques susceptibles de faire basculer le Niger dans la violence. De plus, la prévisibilité de l’emploi de la force est une condition d’une doctrine claire et cohérente. Sur les six coups d’État qui se sont produits en Afrique de l’Ouest depuis 2020, seul le Niger a fait l’objet d’une menace d’intervention.
Repenser l’accompagnement des transitions
Au-delà des leçons à tirer de la crise au Niger, qui pourrait être analysée comme une situation exceptionnelle, les évolutions du contexte régional dans leur ensemble, ainsi que les trajectoires des transitions militaires au Burkina Faso, en Guinée et au Mali, ont montré les limites de la gestion classique des CAG par la CEDEAO. Elles prescrivent tout particulièrement un changement d’approche en faveur d’une gestion pragmatique des coups d’État et des périodes de transition qu’ils ouvrent, notamment afin de prendre en compte les problèmes structurels et conjoncturels qui sont à l’origine de la récurrence des CAG. L’histoire politique récente du Burkina Faso, de la Guinée, du Mali et du Niger montre que le retour à l’ordre constitutionnel à travers l’organisation d’élections démocratiques ne garantit pas à lui seul la stabilité des États à moyen et à long terme.
À l’exception de Mohamed Bazoum, tous les dirigeants renversés depuis 2020 sont arrivés au pouvoir soit par des coups d’État antérieurs, comme Paul Henri Damiba au Burkina Faso, soit par une victoire à une élection organisée à la suite d’une transition suivant un coup d’État. Renversé par le colonel Assimi Goïta en 2020, Ibrahim Boubacar Keïta avait été élu président du Mali à l’issue des élections organisées en 2013, au terme de la transition mise en place à la suite du coup d’État de 2012 mené par le capitaine Amadou Haya Sanogo.
Au Burkina Faso, Roch Marc Christian Kaboré a accédé à la présidence à l’issue d’un scrutin organisé dans le cadre de la transition qui a eu lieu après le soulèvement populaire de 2014, conduisant au renversement du président Blaise Compaoré après vingt-sept années au pouvoir, et après une tentative de coup d’État avortée en septembre 2015. En Guinée, Alpha Condé est devenu président en 2010 à la faveur d’élections organisées après la prise de pouvoir par la force de Moussa Dadis Camara en 2008, au lendemain du décès du président Lansana Conté. Les élections seules ne garantissent pas la stabilité à long terme. La façon la plus efficiente d’engager et de soutenir de façon constructive les États en transition aurait pu être d’optimiser le résultat des transitions.
Le Niger fait figure de cas particulier dans la mesure où, après le président Mahamadou Issoufou élu en février 2011 au terme de la transition militaire conduite par le Colonel Salou Djibo (2010–11), le président Bazoum a bénéficié d’un transfert pacifique du pouvoir à son élection en 2021 – en dépit d’une tentative de coup d’État, deux jours avant sa prestation de serment. La singularité du cas nigérien n’en confirme pas moins le constat fondamental que la persistance des coups d’État observés dans les quatre pays, malgré des élections démocratiques organisées au terme de transitions les plus courtes possibles, prend racine dans des causes structurelles que l’approche conjoncturelle classique de gestion des CAG ne permet pas de traiter de façon adéquate et durable.
Dès lors, la façon la plus efficiente pour la CEDEAO, l’UA et les partenaires bilatéraux d’engager et de soutenir de façon constructive les États en transition aurait pu être d’optimiser le résultat des transitions en s’intéressant à leur teneur, et pas seulement à leur durée. Cela aurait demandé de concevoir les périodes de rupture de l’ordre constitutionnel comme des moments clés dans la trajectoire historique des États concernés, propices à la mise en place de jalons qui pourraient avoir des effets à long terme visant à remédier aux fragilités structurelles qui alimentent l’instabilité récurrente. Pour l’instant, cette fenêtre d’opportunité semble s’être refermée avant qu’elle n’ait pu être saisie, au regard de la militarisation en cours des États en transition.
Renforcer la stabilité des États
Afin de contribuer de façon significative au renforcement de la stabilité à moyen et long terme des États en situation de CAG, il serait judicieux que les acteurs nationaux, avec l’appui des parties prenantes nationales, régionales et continentales ainsi que de leurs partenaires, identifient les domaines dans lesquels des avancées pourraient être enregistrées, en dépit du contexte de rupture. Il convient de souligner ici qu’il ne s’agit pas d’encourager des transitions militaires longues, ni l’incursion des militaires dans la sphère politique. Le cas échéant, leur présence au pouvoir doit être la plus courte possible, comme le prévoient les instruments juridiques continentaux. Cependant, face à la consolidation sur la durée des autorités militaires actuellement au pouvoir dans la région et à l’échec des outils régionaux et continentaux de gestion des CAG, un certain pragmatisme s’impose aux actions de stabilisation dans ces pays.
Dans le même temps, bien que la forte posture souverainiste des gouvernements de transition leur confère une indépendance face aux injonctions de la CEDEAO et réduise les marges de manœuvre des partenaires extérieurs, les manquements observés au fonctionnement de certaines normes régionales contre les CAG ne doivent pas conduire les autorités de transition à tout remettre en cause et à faire fi de toute contrainte normative. Le risque est en effet d’ouvrir les portes à un cycle d’instabilité caractérisé par des contrecoups à répétition.
Un nouveau coup d’État dans l’un ou l’autre des pays pourrait cette fois déboucher sur des confrontations violentes entre plusieurs factions des forces de défense et de sécurité, avec des conséquences potentiellement graves sur la chaîne de commandement militaire, les populations et la stabilité régionale. Les autorités de transition doivent garder à l’esprit les aspirations profondes des populations au changement. Le besoin de sécurité des populations et la mise en œuvre d’actions structurantes sur le long terme ne sauraient être des motifs de prolongation indéterminée des transitions. Le processus envisagé devrait plutôt viser des progrès suffisants et mesurables sur des chantiers prioritaires sélectionnés, dont la mise en œuvre devra aussi être poursuivie par les autorités démocratiquement élues au terme de la transition.
À cette fin, les États et leurs partenaires extérieurs devront trouver les mécanismes juridiques et d’évaluation appropriés afin que les futures autorités civiles continuent d’être liées par le processus et le mènent à bien au-delà de leur élection. La répétition des coups d’État au Burkina, au Niger, au Mali et en Guinée depuis leur accession à l’indépendance fait de la réforme du secteur de sécurité (RSS) une priorité stratégique. La politisation de longue date de l’institution militaire dans ces États tend à y instituer une tradition d’ingérence de l’armée dans la sphère politique. Le sentiment d’une légitimité à s’immiscer dans la gouvernance des pays s’est ainsi installé au sein de leurs armées, favorisant les prises de pouvoir par des coups d’État.
Dans le même temps, bien que la forte posture souverainiste des gouvernements de transition leur confère une indépendance face aux injonctions de la CEDEAO et réduise les marges de manœuvre des partenaires extérieurs, les manquements observés au fonctionnement de certaines normes régionales contre les CAG ne doivent pas conduire les autorités de transition à tout remettre en cause et à faire fi de toute contrainte normative
Ces pays ont, de ce fait, été dirigés pendant de longues années par des régimes militaires ou par des anciens militaires devenus civils. Les autorités de transition doivent garder à l’esprit les aspirations profondes des populations au changement A contrario, dans les pays où l’institution militaire se caractérise par le professionnalisme, la mauvaise gouvernance politique et économique des gouvernements civils ne donne pas systématiquement lieu à une intervention de l’armée dans la sphère politique. Le cas du Sénégal, où les institutions et la paix civile ont été substantiellement éprouvées entre mars 2021 et février 2024 par des troubles politiques graves, en constitue une indication. Dans la majorité des pays considérés, des processus de RSS ont été initiés par des gouvernements antérieurs.
Au Burkina Faso, le Forum national sur la sécurité a conceptualisé en 2017 la RSS autour d’une politique nationale de sécurité (PNS), d’un plan stratégique de réforme 2018–2022 et d’une loi de programmation militaire devant planifier l’équipement de l’armée en matériel adéquat. Au Mali, le groupe de réflexion pluridisciplinaire sur la réforme du secteur de la sécurité (GPRS), mis en place en novembre 2013 par le président IBK, a proposé un processus de RSS ainsi qu’une stratégie de mobilisation des ressources. Les missions EUTM, EUCAP Sahel Mali ainsi que la MINUSMA ont fourni un appui dans ce cadre. En Guinée, le gouvernement d’Alpha Condé avait organisé en mars 2011 un séminaire national sur la RSS qui a permis l’identification, secteur par secteur, d’actions prioritaires et la séquence de leur mise en œuvre à court (2011), moyen (2012) et long terme (2013–2015) par un Comité national de pilotage créé le 14 avril 2011.
Investir dans les domaines civils prioritaires
Qu’il s’agisse des CAG survenus depuis 2020 ou des renversements d’alliances stratégiques en faveur de la Russie, les évolutions récentes du contexte régional ont fortement éprouvé les relations des États du Sahel central avec leurs partenaires bilatéraux traditionnels, tels que l’UE et ses États membres. C’est dans le cas du Niger que les tensions politiques ont le plus fortement impacté la coopération, avec la suspension non seulement des accords de coopération sécuritaire par l’UE, mais aussi de l’aide financière et au développement. De façon plus globale, cependant, on note une réduction de la coopération bilatérale dans les domaines à fort impact humanitaire au sein des pays en transition, en raison à la fois de la dégradation de la situation sécuritaire et des décisions de certains États de suspendre le financement de projets ou de réorienter les fonds vers d’autres thématiques, telles que la défense des droits humains.
Il est pourtant crucial pour le bien des populations et la stabilité à court, moyen et long terme des pays en transition que les partenaires traditionnels du Sahel continuent, en dépit des évolutions politiques, d’investir dans les domaines civils prioritaires que sont l’agriculture, l’accès à l’eau, la santé ou encore l’éducation. Par leur soutien aux CAG et leur adhésion à la rhétorique souverainiste des autorités militaires, les populations sahéliennes expriment une forte volonté d’exercer une pleine indépendance dans les choix stratégiques et les orientations politiques de leurs pays.
Cette posture assertive dépasse les périodes de transition actuelles et constitue un acquis auquel de futures autorités démocratiquement élues ne pourront déroger sans conséquences politiques majeures. L’article 34 de la Constitution malienne du 22 juillet 2023 fixe ainsi les modalités de l’action publique, y compris la coopération internationale, comme suit : « L’action publique est guidée par les principes fondés sur le respect de la souveraineté de l’État, les choix souverains du Peuple et la défense de ses intérêts. » Cette aspiration des peuples sahéliens doit non seulement être décryptée par les partenaires bilatéraux et les bailleurs de fonds mais, surtout, éclairer le renouvellement de leur approche de la coopération avec la région.
En tirant les leçons des échecs d’une décennie d’interventions internationales au Sahel, l’accompagnement des transitions dans les États en situation de CAG devra donc se faire sur la base de priorités et objectifs précis et selon des modalités fixées par les gouvernements, en concertation avec les organisations non gouvernementales partenaires. Le renversement d’alliances stratégiques opéré par le Mali, le Burkina Faso et le Niger en faveur de la Russie réduit de façon significative le champ de la coopération avec les partenaires occidentaux dans le domaine sécuritaire. Dans le même temps, les gouvernements militaires du Sahel semblent eux-mêmes peu enclins à reprendre cette coopération à ce stade. L’appui des partenaires européens devra donc essentiellement être envisagé à travers la reprise ou l’intensification de la coopération au développement et le soutien à des actions dans les domaines civils prioritaires identifiés, le tout en acceptant le principe d’un engagement multipolaire.
Alors que les secteurs de l’agriculture et de l’élevage structurent l’économie globale des pays du Sahel et constituent une source vitale de revenu pour les communautés rurales, leurs modes de production se sont peu modernisés et ont, de ce fait, du mal à faire face aux effets du changement climatique et à la demande croissante. Les pressions sur les ressources de plus en plus rares et les tensions autour de leur contrôle alimentent pour une grande part l’insécurité qui sévit dans les zones rurales du Sahel. Cette situation fait de la modernisation des modes de production un enjeu stratégique de la stabilisation. Selon une étude prospective du programme Afriques futures et innovation (AFI) de l’Institut d’études de sécurité (ISS), le développement de l’agriculture offre le meilleur potentiel pour réduire significativement la pauvreté au Mali à l’horizon 2043. Au Niger, des améliorations significatives dans le secteur agricole peuvent stimuler la croissance économique, avec un rendement agricole qui pourrait plus que doubler d’ici 2043 et permettrait ainsi une réduction de la dépendance du pays aux importations alimentaires.
De même, l’investissement dans des technologies agricoles modernes, l’accès au crédit pour les agriculteurs et la promotion de la sécurité alimentaire permettraient à la Guinée de passer d’une situation de dépendance vis-à-vis des importations alimentaires à une position d’exportateur net de produits agricoles en 2043. Au Burkina Faso, les prévisions d’AFI indiquent qu’en réalisant des investissements pour moderniser l’agriculture et la rendre plus résiliente au changement climatique, le pays pourrait produire dès 2031 suffisamment de nourriture pour répondre à la demande locale et exporter potentiellement l’excédent.
Renforcer le contrôle de la gouvernance démocratique
La récurrence des coups d’État dans les pays actuellement en transition souligne également l’importance de maintenir l’attention au-delà des scrutins post-coup d’État. La mise en œuvre des réformes et actions structurantes précédemment évoquées, visant à poser les bases d’une stabilité durable, s’inscrit dans le temps long et s’étend au-delà de la période de transition. La CEDEAO et l’UA doivent ainsi identifier les mécanismes appropriés afin que les autorités élues au terme de la transition soient également liées par les efforts de mise en œuvre de réformes structurantes amorcés lors de la période de transition précédant leur arrivée au pouvoir.
Plus largement, le soutien populaire initial aux coups d’État au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger avait pour fondement le rejet de la gouvernance des autorités civiles renversées et des systèmes en place. Ce rejet est en fait celui de la situation économique et sociale de ces pays, résultat d’une mauvaise gouvernance de longue date incluant également des séquences historiques sous leadership militaire. Dans ces régimes politiques caractérisés par un fort présidentialisme et de faibles contre-pouvoirs, et dans lesquels « le vainqueur rafle la mise », les dividendes démocratiques attendus par le plus grand nombre ont été entravés par les pratiques prédatrices et antidémocratiques de cercles politico-économiques proches du pouvoir et ont, in fine, fait le lit de changements de pouvoir par des moyens anticonstitutionnels.
Cet état de fait met aussi directement en cause la capacité de la CEDEAO à agir de façon décisive pour rectifier et sanctionner les violations des principes d’une gouvernance démocratique par des gouvernements civils élus, qu’il s’agisse de fraudes électorales ou de manipulations constitutionnelles. Cette situation explique en grande partie le désamour des populations ouest africaines à l’endroit de l’organisation régionale, largement perçue comme un « syndicat de chefs d’État ». Les difficultés posées par la multiplication des CAG et l’annonce de leur retrait de la CEDEAO par le Burkina Faso, le Mali et le Niger constituent paradoxalement une opportunité de réviser le Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance.
La récurrence des coups d’État dans les pays actuellement en transition souligne également l’importance de maintenir l’attention au-delà des scrutins post-coup d’État. La mise en œuvre des réformes et actions structurantes précédemment évoquées, visant à poser les bases d’une stabilité durable, s’inscrit dans le temps long et s’étend au-delà de la période de transition
En lien avec la limite mentionnée plus haut, qui permet aux présidents prévoyants de faire des modifications avant la période de six mois proscrite par la CEDEAO, l’une des options à envisager serait de rendre l’obtention d’un consensus politique obligatoire pour toute modification de lois touchant aux élections et aux mandats présidentiels, quelle qu’en soit la temporalité. Les pratiques prédatrices et antidémocratiques ont fait le lit des changements de pouvoir anticonstitutionnels Cette option serait d’ailleurs conforme à l’alinéa 5 de l’article 23 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance, qui considère « tout amendement ou toute révision des constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique » comme constituant un changement anticonstitutionnel de gouvernement, passible de sanctions appropriées au même titre qu’un coup d’État militaire.
Une autre option plus explicite pour garantir l’alternance serait de proscrire les mandats successifs au-delà de deux. C’est d’ailleurs des solutions de ce type, entre autres, qui ont été proposées à deux reprises dans le cadre de tentatives de révision du Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance, en 2015 puis en 2021, à la demande des chefs d’État. Les propositions formulées visaient à raffermir les mécanismes démocratiques et de gouvernance, à doter la CEDEAO de moyens supplémentaires d’agir dans les situations de manipulations constitutionnelles, notamment, et à instaurer une norme communautaire sur la limitation des mandats.
La temporalité de ces tentatives de révision du Protocole additionnel démontre qu’elles sont davantage le résultat d’une posture réactive des chefs d’État ouest-africains et de leur volonté de préserver leur pouvoir d’un renversement populaire ou militaire, que de l’aspiration à satisfaire une demande populaire d’aller vers une CEDEAO à même de répondre aux défis en matière de gouvernance. Elles correspondent en effet à l’après-renversement de Blaise Compaoré en 2014 et à la succession de coups d’État ouverte en 2020.