

Amelie Dideard
En quelques décennies, Google, Apple, Facebook (devenu META), Amazon et Microsoft, appelés les GAFAM sont devenus des acteurs incontournables de notre quotidien. Ces entreprises, qui ont vu le jour entre 1975 et 2004, dominent aujourd’hui l’économie mondiale. En effet, la capitalisation boursière de chacune de ces entreprises privées dépasse aujourd’hui les 1 000 milliards de dollars, Apple à elle seule pèse presque autant que l’ensemble de l’économie britannique. De plus, le bénéfice net des GAFAM réunis pour le premier trimestre 2024 s’élevait à environ 100 milliards de dollars.
Outre cette capitalisation boursière et ces bénéfices élevés, les géants du numérique utilisent des stratégies pour moins dépenser. Les services dématérialisés qu’ils proposent sont notamment propices à l’optimisation fiscale, qui a pour but de réduire l’impôt à payer. Les bénéfices, eux aussi, sont souvent transférés vers un pays où la fiscalité est plus avantageuse.
Grâce à des mécanismes endogènes qui les conduisent à générer une nouvelle économie numérique sans limite spatiale, les GAFAM sont devenus extrêmement puissants. Les innovations technologiques dont ils ont fait preuve, ainsi que des ressources financières importantes, leur permettent d’exercer une position de monopole sur le marché numérique. Mais si les GAFAM opèrent dans l’espace numérique dont les caractéristiques ont pu faire leur force, leur pouvoir ne s’y limite pas.
Le premier avantage de l’espace numérique est qu’il permet une internationalisation rapide puisqu’il ne connaît pas de limites géographiques, d’autant plus qu’un utilisateur de plus sur leur plateforme ne leur coûte pas davantage (on peut parler de coût marginal). Cet utilisateur génère de la valeur, non seulement par son activité sur la plateforme, mais aussi grâce à ses données. Ces informations sont ensuite analysées, monétisées et souvent revendues, notamment dans le cadre de la publicité ciblée.
Deuxièmement, dans cette économie numérique, les échanges ne s’effectuent pas seulement entre les géants du numériques et leurs utilisateurs. Selon Antoine Garapon et Jean Lassègue, les GAFAM conjuguent le marché grand groupes numériques-utilisateurs à celui entreprise-client. Ce deuxième marché offre des avantages aux entreprises. Leurs coûts marketing se trouvent réduits, notamment grâce à la publicité ciblée. Cependant, elles sont soumises à de nouvelles dépendances. Toujours selon ces auteurs, les GAFAM et leurs algorithmes s’érigent ainsi en nouveau lieu de rencontre offre-demande : les entreprises sont plus visibles auprès de leurs clients et les clients trouvent les entreprises qu’ils cherchent facilement. Les conditions de circulation et de distribution des biens sont alors modifiées.
Grâce à des mécanismes endogènes qui les conduisent à générer une nouvelle économie numérique sans limite spatiale, les GAFAM sont devenus extrêmement puissants. Les innovations technologiques dont ils ont fait preuve, ainsi que des ressources financières importantes, leur permettent d’exercer une position de monopole sur le marché numérique
Par ailleurs, les données utilisateurs servent aux algorithmes très sophistiqués, qui permettent de joindre et croiser énormément de données pour afficher des résultats qui semblent pertinents aux utilisateurs. Les données sont essentielles. Elles peuvent aussi servir à améliorer l’offre, ou encore à innover sur des produits et services et donc élargir leur champ d’action. Si les GAFAM se concentrent sur des activités générant des données en grandes quantités, leur potentiel de croissance serait même infini selon Juan-Carlos Miguel de Bustos.
De plus, les GAFAM n’hésitent pas à racheter de potentiels concurrents. Par exemple, YouTube a été racheté par Google en 2006, et Facebook a racheté Instagram en 2012 et WhatsApp en 2014. Les GAFAM ont donc acquis et préservent leur puissance par différents mécanismes, soulevant ainsi des enjeux derrière ce pouvoir.
Enjeux de visibilité et d’influence des opinions
En premier lieu, les grands groupes numériques dirigent cet espace qu’ils ont eux-mêmes érigé, et ont le pouvoir de choisir ce qui est visible, mais aussi qui ne l’est pas. Dans son livre Black Box Society, Frank Pasquale illustre cet enjeu avec l’exemple de l’Apple Store, qui avait supprimé l’application « in a permanent save state ». Celle-ci, présentée comme un jeu, s’inspirait des suicides de 7 salariés chinois d’un fournisseur d’Apple, Foxconn. Sous la forme d’un récit, le jeu racontait la vie après la mort de ces employés.
Si Apple n’avait pas officiellement donné de raisons à cette suppression, on pourrait l’imputer à la directive 16.1 interdisant le “contenu répréhensible” ou encore à la directive 15.3 qui interdit les « représentations d’un gouvernement, d’une entreprise ou de toute autre entité réelle ». Toujours selon l’auteur, elle aurait en pratique aussi pu nuire à l’image de l’entreprise pour « distorsion de la réalité. » En cela, Apple semblerait se réserver tous les droits, quitte à outrepasser celui inscrit dans le premier amendement de la Constitution américaine.
Cet utilisateur génère de la valeur, non seulement par son activité sur la plateforme, mais aussi grâce à ses données. Ces informations sont ensuite analysées, monétisées et souvent revendues, notamment dans le cadre de la publicité ciblée
Le deuxième enjeu concerne la collecte de données et les choix algorithmiques. Dans la majorité des cas, seuls les premiers liens affichés sont consultés par les internautes. Ainsi, les algorithmes influencent directement l’information consultée. Cependant, les rouages des algorithmes des GAFAM sont mal connus, et il est difficile de mesurer les capacités de ceux-ci à amplifier tel ou tel contenu.
Depuis l’élection de Trump en 2016, une question qui revient souvent est celle de savoir si les élections sont influencées par la publicité politique ou autre stratégie via les réseaux sociaux. Là encore, il est compliqué de le quantifier. Cependant, on peut affirmer qu’un risque existe, notamment dans l’absence d’exposition à une opinion différente. Si dans les faits, les algorithmes fonctionnent pour proposer du contenu personnalisé et susceptible de plaire à chaque utilisateur, d’autres conséquences sont notables.
Le militant et entrepreneur américain Eli Pariser parle de “bulles de filtres” pour désigner le manque d’apparitions d’avis différents du nôtre dans nos recommandations, avec le risque de manque d’ouverture, de non remise en question et de radicalisation (via les chambres d’échos) que cela engendre. (Bien que ces théories puissent être remises en question.)
La sphère médiatique traditionnelle, quant à elle, ne propose pas de contenu personnalisé, mais est censée exposer diverses informations et opinions permettant aux citoyens de s’informer sur un large panel de sujets. Se pose aujourd’hui la question de leur pérennité face aux GAFAM, mais également de leur dépendance à ceux-ci.
Rapports GAFAM-États : entre dépendance et régulations
Le 18 février 2021, Facebook a bloqué les pages d’actualités en Australie, supprimant notamment des informations sanitaires et météorologiques officielles. Cette restriction a eu lieu après un différend avec le parlement australien. Facebook n’avait pas apprécié le projet de loi qui prévoyait de contraindre les « Big Tech » à payer une redevance aux groupes de presse pour leur contenu. Finalement, le 23 février, le gouvernement australien a annoncé un rétablissement des pages d’informations, en échange de quoi le projet de loi allait être modifié.
De plus, les GAFAM n’hésitent pas à racheter de potentiels concurrents. Par exemple, YouTube a été racheté par Google en 2006, et Facebook a racheté Instagram en 2012 et WhatsApp en 2014. Les GAFAM ont donc acquis et préservent leur puissance par différents mécanismes, soulevant ainsi des enjeux derrière ce pouvoir
Cette situation a mis en lumière la dépendance de la presse aux GAFAM, mais plus important encore, le pouvoir d’une grande entreprise privée sans légitimité démocratique à faire modifier un projet de loi. Elle est donc aussi révélatrice de la situation d’interdépendance entre les gouvernements et les GAFAM. On remarque que les GAFAM ont besoin du “soutien” des gouvernements pour mener tranquillement leurs activités et usent donc de différentes stratégies pour l’obtenir, que ce soit via la pression ou l’introduction de la sphère politique (via le lobbying et le financement de campagnes électorales.) De leur côté, les gouvernements sont dépendants des GAFAM dans des domaines croissants d’activités.
Certains gouvernements essayent quant à eux d’attirer les GAFAM sur leur territoire pour le potentiel de ces investissements. Ce fut le cas du gouvernement Suédois par exemple, qui a offert des réductions de prix sur l’électricité pour inciter l’investissement. Si cette initiative a pu être applaudie à ses débuts notamment grâce à la création d’emplois qu’elle a générée elle s’est avérée néfastes. L’afflux de travailleurs a fait augmenter le prix des logements et ce développement rapide a pu attirer des investisseurs « peu scrupuleux », favorisant l’économie souterraine. Par ailleurs, les habitants, quant à eux, ont vu les prix de l’électricité augmenter. Finalement, cette mesure fut supprimée en 2023.
Ainsi, si les GAFAM essayent d’influencer la politique ou encore que les gouvernements entretiennent des relations avec les GAFAM, des réglementations émergent depuis peu. L’Union Européenne a mis en place le Digital Market Act (DMA), en vigueur depuis le 6 mars 2024. Celui-ci émet des obligations et interdictions aux « Big Tech contrôleurs d’accès ». C’est-à-dire qui ont une grande influence sur le marché intérieur, jouent un rôle clé pour les entreprises utilisatrices souhaitant toucher leur clientèle, et occupent ou obtiendrons bientôt un statut solide et durable.
Les GAFAM sont donc concernés. Ils se verront entre autres obligés de : rendre leurs messageries interopérables avec celles des concurrents. C’est-à-dire que les utilisateurs utilisant des messageries différentes doivent pouvoir s’envoyer des messages, même si l’application ne provient pas du même fournisseur. Ils devront aussi permettre et faciliter la désinstallation des applications préinstallées ou encore permettre aux vendeurs de promouvoir leurs offres, conclure des contrats hors des plateformes et leur donner accès à leurs données de performance publicitaire/marketing sur leur plateforme. Ce dernier point vise à permettre aux vendeurs d’analyser les résultats de leurs publicités et marketing sur les plateformes.
Par ailleurs, les GAFAM devront informer la Commission européenne des fusions acquisitions réalisées. Ils seront aussi interdits d’imposer des logiciels par défaut, d’exploiter les données des vendeurs pour les concurrencer ou de pratiquer l’auto-préférence sur leurs plateformes, de réutiliser des données personnelles pour la publicité ciblée sans consentement explicite, etc. Ces mesures visent à redonner du pouvoir aux petites et moyennes entreprises en limitant les pratiques anticoncurrentielles, protégeant ainsi les consommateurs.
En conclusion, grâce à divers facteurs, les GAFAM sont devenus des acteurs incontournables de l’économie numérique, engendrant alors moults conséquences et enjeux. Rappelons toutefois que les GAFAM se sont énormément diversifiés et touchent aujourd’hui de nouveaux secteurs : entre autres, l’intelligence artificielle (IA), l’informatique quantique, l’éducation, jusqu’au secteur du logement. Si des réglementations pour éviter les dérives s’avèrent nécessaires, on peut aussi y voir une chance de résoudre certaines crises.
En effet, ils disposent de moyens colossaux pour la recherche et développement, ce qui peut permettre de trouver des solutions (bien que l’on puisse y voir une certaine dépendance vis-à-vis des entreprises privées.) En plus de cela, d’autres acteurs importants émergent ou ont déjà émergé, notamment des acteurs qui ne sont cette fois pas américains. Entre ces nouveaux acteurs et les réglementations florissantes, il reste à savoir si des remaniements majeurs vont venir nous surprendre dans les prochaines années.
Crédit photo: Image générée sur Midjourney
Amelie Dideard est étudiante en troisième année de Licence en Sciences politique. Elle s’intéresse particulièrement aux nouvelles technologies et leurs corollaires.