Ndeye Sokhna Gueye : Chercheuse au laboratoire d’archéologie de l’Ifan (Institut fondamental d’Afrique Noire) jusqu’en 2014, militante de la cause des femmes.
Unesco Breda : Bureau Régional de l’éducation en Afrique de l’Organisation des Nations – Unies pour l’éducation, la science et la culture. Ce bureau basé à Dakar représente l’Unesco dans 7 pays d’Afrique de l’Ouest.
Onu Femmes : Entité des Nations – Unies consacrée à l’égalité des sexes et à l’autonomisation des femmes.
Codesria : Né en 1973, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique a pour buts principaux de « développer des capacités et des outils scientifiques susceptibles de promouvoir la cohésion, le bien être et le progrès des sociétés africaines ». Son siège est situé à Dakar.
Année de publication : 2013
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Evaluation des organisations de femmes
Acquis des organisations et mouvements de femmes :
L’analyse des acquis des mouvements féminins permet d’évaluer la valeur heuristique des organisations de femmes comme facteurs de développement et forces de changements.
- Alphabétisation et formation des femmes:
La discrimination dont les femmes étaient victimes dans les structures liées à l’éducation, aux niveaux religieux, artisanal, scolaire ou professionnel, a engendré une mobilisation autour de leur alphabétisation et de leur formation. Les sessions d’alphabétisation ont permis à des milliers de femmes d’apprendre à lire et à écrire et à savoir compter dans leur langue maternelle. A coté de cette alphabétisation, les activités de plaidoyer et de sensibilisation autour de l’inscription et du maintien des filles à l’école ont fait remonter le pourcentage de ces dernières dans les cycles primaire et secondaire.
Ces années d’efforts se sont traduites par des progrès significatifs de la scolarisation des filles qui a connu une augmentation certaine. L’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie note au niveau national une évolution positive de l’indice de parité dans le primaire en faveur des filles depuis 2006 (ANSD 2010 : 94). Ainsi, le taux de base de scolarisation des filles dans l’enseignement primaire est passé de 15,5% en 2000 pour atteindre 43% en 2010 (ANSD 2010 : 100-101). Des efforts sont aussi notés dans le quota féminin du cycle secondaire mais des progrès restent à faire pour le maintien des filles au niveau du supérieur.
- Amélioration de la santé reproductive et des conditions sanitaires des femmes :
Des programmes de planning familial et de protection maternelle infantile ont été très tôt instaurés par les groupements féminins. Ces formations dans les domaines du planning familial, de soins de santé primaires de bien-être familial, de la protection maternelle et infantile avec la mise en place d’un programme nutritionnel (pour une disparition de la malnutrition aiguë et une baisse de la malnutrition modérée) ont contribué à l’amélioration des conditions sanitaires des femmes. Des associations, prennent en charge les soins médicaux de leurs membres.
- Acquis institutionnels et politiques:
Le succès du mouvement social féminin, nous dit les organisations de femmes, est d’avoir fait en sorte que le Sénégal ratifie la plupart des conventions, résolutions et recommandations destinées à améliorer la condition des femmes. C’est sous leur pression que l’Etat sénégalais a accepté de défendre les droits des femmes et de se rendre compte de l’importance de l’analyse des rapports sociaux de sexe pour comprendre les sociétés. Les actes posés depuis les années 80 sont la mise en place d’un cadre institutionnel de « l’intégration des femmes au développement ».
Elle se matérialise au Sénégal par la création de structures ministérielles (Ministère de la femme, Secrétariat d’État à la Condition Féminine en 1978, Direction de la Condition Féminine en 1980, célébration d’événements spéciaux comme la Journée Internationale de la Femme le 08 Mars de chaque année, institutionnalisation d’une quinzaine nationale de la femme par décret , mise en place d’un comité de la femme par arrêté, création de la commission consultative nationale de la femme qui deviendra Comité Consultatif National de la Femme et qui est composé des représentants des Institutions de la République, des membres de la Société Civile (ONG, Syndicats), des organisations faîtières de femmes. Ces institutions sont renforcées par l’aide internationale et suppléées sur le terrain par les ONG avec l’élaboration de politiques et d’actions en direction des femmes.
Les forces et faiblesses des organisations de femmes :
Les forces sont comprises dans le sens des facteurs internes aux organisations de femmes pouvant contribuer à l’atteinte de leurs objectifs. Les faiblesses concernent les obstacles à leur réalisation. Cette analyse permet d’évaluer la portée et les limites des organisations de femmes.
Les Forces :
* Qualité des ressources humaines :
Le potentiel humain est la première force, citée par toutes les personnes interrogées comme la marque déposée des associations de femmes. Les interviews ont révélé aussi le fort degré d’engagement de la gent féminine. Cette détermination et ce sens des responsabilités leur permettent de mener à terme leurs actions.
Les femmes sont reconnues avoir une grande capacité de mobilisation et d’organisation. L’indépendance et le caractère apolitique ont été relevés comme des éléments concourant à renforcer les associations de femmes et à en faire des forces dissuasives. Les autres attributs retenus qui contribuent à les souder sont le sentiment d’appartenance à une communauté, l’attachement, l’enthousiasme, l’entente entre les membres, le soutien amical et psychologique entre femmes, une entraide développée et la sororité.
Certaines organisations pensent que la légitimité de leur combat constitue une force de mobilisation. A cela s’ajoute une bonne connaissance de leurs objectifs qui est d’arriver à améliorer la condition féminine et une maîtrise de leurs cibles qui sont des femmes.
* Gestion démocratique du pouvoir :
Le consensus et l’égalité sont recherchés. Le partage du pouvoir et des responsabilités est la formule la mieux consacrée pour qualifier la gouvernance dans les organisations de femmes. Cette gestion collégiale permet à toutes de participer au processus décisionnel.
Les faiblesses :
* Méconnaissance des femmes de leurs droits et des politiques publiques en leur faveur :
Très peu de femmes ont connaissance des lois et politiques publiques en leur faveur et cette ignorance les handicapent dans leurs activités. Quelques interviews ont relevé le déficit d’informations sur les politiques publiques en général et plus particulièrement sur le processus de décentralisation, sur le mandat des collectivités locales et sur leurs droits et devoirs en tant que citoyennes à l’intérieur de ces structures.
La non compréhension des femmes de leurs droits est surtout visible avec l’exemple de la parité dont le concept n’est pas compris de la majorité des Sénégalaises et des Sénégalais.
* Absence de cohésion et de vision commune : cloisonnement et dichotomie entre instruites/ non instruites ; urbaines/rurales ; mouvements féminins/féministes :
Le mouvement social féminin, surtout celui féministe, apparaît en crise, dispersé, marqué par des tiraillements et des tensions. La fragmentation continue des associations de femmes a vu l’émergence de petits groupements sans envergure selon les enquêtées.
A défaut de trouver de bons mécanismes de résolution des conflits internes, les organisations de femmes ont eu tendance à régler leurs différends en créant de nouveaux groupements qui, souvent, ne sont que le reflet des conflits et rivalités personnels entre les dirigeantes.
Ces nouvelles créations sont surtout visibles avec l’arrivée d’une nouvelle formation politique au pouvoir qui les utilise pour élargir leur base nationale. Ces associations devaient suppléer le parti et étendre son influence dans le pays. Cette situation contribue à fragmenter les organisations féminines.
Les associations féminines apparaissent aussi divisées et marquées par une opposition mouvement féminin/mouvement féministe. Cette dualité entraine un cloisonnement des organisations de femmes. La plupart ne se réclament plus du féminisme.
Fatou Sarr (2007) observe la même dichotomie entre femmes intellectuelles et femmes non instruites dans le mouvement associatif féminin sénégalais. Cette dichotomie constitue les « deux visages » du féminisme : l’un de nature intellectuelle, composée de femmes instruites issues du monde urbain et l’autre d’essence populaire, constituée par des femmes non scolarisées intervenant dans l’économie informelle ou le monde rural.
Pourtant, les sénégalaises n’ont pas manqué de partager une conscience et une identité commune à plusieurs moments donnés de l’histoire, mais cette distinction fait partie des difficultés à asseoir un mouvement unifié autour de la question des femmes au Sénégal.
* Diminution du militantisme et essoufflement des mouvements sociaux féminins :
Les femmes interrogées ont constaté une diminution de l’action militante dans l’engagement féminin d’aujourd’hui. Cet essoufflement est expliqué par l’absence de renouvellement de la classe féminine vieillissante et le manque de relève générationnelle. En effet, les jeunes qui représentent plus de 50% de la population sénégalaise sont cependant exclus du jeu politique. Les jeunes interrogés reconnaissent qu’on leur accorde peu de place dans les structures de décision dans les associations.
Cette exclusion du processus démocratique et le peu d’opportunités d’accès aux postes de leadership ne favorisent pas le renouvellement des générations de dirigeantes d’associations. Il faut donc s’interroger sur les conditions de construction de cette relève et de la transmission des luttes d’une génération à une autre. Le plus important est la préservation de l’âme et la radicalité des revendications.
« La génération qui a fait l’âge d’or du mouvement féminin a été formée, formatée dans un contexte où l’idéologie était présente. Les femmes qui s’activaient dans cet espace étaient formées dans les partis politiques, lorsqu’elles n’étaient pas dans des partis, elles ont vécu dans un contexte où le débat idéologique était important et il y avait une prise en charge des questions des femmes par cette génération.
Aujourd’hui, les idéologies sont mortes, les partis politiques ne jouent plus leur rôle de formation et d’éducation. … Les associations n’ont pas développé des stratégies prenant en charge ce patrimoine de lutte.» (Aminata Diaw, interview, le 25 mai 2012 par Ndèye Sokhna Guèye).
Les opportunités et les menaces :
Les opportunités sont saisies à partir de facteurs externes ou des conditions pouvant aider ces dernières à atteindre leurs buts. Les menaces sont étudiées à travers les facteurs externes ou des conditions néfastes les empêcher d’évoluer.
Les opportunités :
- Un environnement mondial favorable :
Le global influe sur la vie des femmes et a des implications sur l’intégration du principe d’égalité au niveau mondial pour une société équitable. Le développement des mouvements associatifs au Sénégal a coïncidé avec un environnement mondial favorable avec les conférences de l’année 1975, déclarée année internationale de la femme, avec la décennie de la femme décrétée par les Nations Unies (1976-1985) et avec la promulgation de la Convention pour la lutte contre toutes les formes discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) en 1979.
Les différents sommets mondiaux ont servi de cadres exceptionnels de combat des femmes pour leurs droits. La conférence de Beijing a profondément marqué les organisations féminines au Sénégal et impulsé le combat pour les droits des femmes. Ce contexte est également caractérisé par de nouvelles approches de la question des femmes, « intégration des femmes au développement » (IFD), « genre et développement» (GED) qui va servir de cadre théorique pour le mouvement féminin sénégalais afin de pousser l’Etat à améliorer la condition des femmes.
Au niveau régional, l’Union Africaine (UA) a lancé la Campagne de l’unité africaine pour lutter contre les violences faites aux femmes. Elle s’est dotée d’instruments qui promeuvent l’égalité de genre, comme le protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples relatif aux droits des femmes en Afrique, la Déclaration solennelle sur l’égalité entre les sexes et la politique de l’Union africaine sur le genre et le Fonds africain pour la femme.
– Intégration des femmes dans les politiques publiques et vote de lois en leur faveur :
Les entretiens avec les femmes laissent penser que le Sénégal a accompli des progrès significatifs en ratifiant la plupart de ces conventions, résolutions et recommandations destinées à améliorer la condition des femmes. La plupart des actions du gouvernement sénégalais s’inspirent des stratégies définies par la Décennie des Nations Unies pour la Femme à Mexico (1975), à Copenhague (1980), à Nairobi (1985) et enfin à Beijing (1995). Pour corriger les effets néfastes des programmes d’ajustements structurels, le programme « Dimensions sociales de l’ajustement » (DSA) a été mis en place.
Ce « gender mainstreaming » est une approche transversale du genre dans toute action communautaire, régionale et nationale de développement. C’est aussi la définition d’initiatives spécifiques en faveur des femmes pour éliminer les inégalités structurelles persistantes.
Par ailleurs, le Ministère chargé de la Femme initie, en 2004, une Stratégie Nationale d’Equité et d’Egalité de Genre (SNEEG) qui abrite un projet Genre. A cela s’ajoute l’ensemble des programmes en faveur de la promotion des femmes mis en place en collaboration avec les bailleurs de fonds, mais aussi grâce aux initiatives de la société civile.
Il s’agit notamment du Programme de Développement des Ressources Humaines/Composante Femme (PDRH), financé par la Banque Mondiale et du Projet d’Appui aux Groupements de Promotion Féminine (PAGPF) soutenu par la Banque Africaine de Développement (BAD) et le Fonds Nordique de Développement.
Les menaces :
- Les pesanteurs socioculturelles et religieuses :
La majorité des femmes interrogées affirme que la faible représentativité des femmes dans les instances de décisions au Sénégal relève des croyances socioculturelles et religieuses. Les femmes continuent de subir la résistance des structures patriarcales ainsi que la forte prégnance des stéréotypes sexistes. Ces contraintes d’ordre culturel et social font qu’il est difficile pour les femmes sénégalaises d’avoir un rôle actif au sein des partis politiques.
Dans la société sénégalaise, le pouvoir décisionnel est détenu par les hommes. La femme est reléguée depuis toujours au second plan et doit soumission à l’homme. Or ce dernier est conscient de sa domination. Cette perception de la femme dont les capacités sont sous-estimées ont des répercussions d’une part sur leurs prises de décisions et d’autre part sur leur droit à la parole. Ces pesanteurs socioculturelles font que les hommes appréhendent les candidatures féminines comme une intrusion dans un espace masculin.
Ces pratiques culturelles et religieuses, en plus des coutumes renforcent la passivité des femmes et limitent leur ambition dans la recherche d’une place convenable sur les listes électorales des partis. Par ailleurs, les mariages forcés, les mutilations génitales des filles continuent d’être pratiquées dans certaines régions du pays (le nord et certaines parties au sud du Sénégal). Les violences conjugales sont toujours socialement tolérées ainsi que la répudiation des femmes.
- « L’arraisonnement des femmes » et l’instrumentalisation des organisations féminines par l’Etat et les partis politiques :
Les entretiens avec les femmes montrent qu’elles reprochent aux hommes leur usage de la corruption et du patronage pour asseoir leur pouvoir. Pour être écoutées, les femmes doivent être « parrainées» par les politiciens. Cette manipulation n’est pas un fait nouveau. En effet, la citoyenneté féminine a été pendant longtemps cantonnée « à la mise en scène, à la théâtralisation du pouvoir,…. à une «dynamique festive (fêtes de prestige ou fêtes fastueuse, xawaré) ».
Les actions des femmes se résument en « des ‘spectatrices’ et des ‘ouvreuses de ce théâtre’». Leur position est plus celle d’animatrices qu’actrices. A cela s’ajoute l’accaparement de la prise de parole en matière de droits des femmes par les épouses de Chefs d’Etat qui « de fait, étouffent les luttes des organisations de femmes ou féministes.». Selon Fatou Sarr, l’instrumentalisation des organisations de femmes par les partis et par l’Etat a été un obstacle à une mobilisation collective sur les droits des femmes. L’explication donnée par certaines enquêtées est qu’elles ont une autre conception et gestion du pouvoir.
Etre une femme dans le champ politique se poserait différemment d’un sexe à l’autre sexe. Ce qui revient souvent des interviews est l’instrumentalisation des femmes et leur non responsabilisation. Elles accusent certaines associations de soutenir le parti au pouvoir. Leur loyauté à l’égard du leadership masculin est reconnue. Dans la plupart des discours des femmes interrogées, cet appui aux membres masculins est considéré comme un devoir d’autant qu’elles ou leurs enfants pourraient en être récompensées.
- Rôle des médias :
Les médias participent à la reproduction des inégalités de genre dans la société de par les messages qu’ils véhiculent. Ils offrent un discours sur les femmes qui les enferment dans un modèle unique de représentations, celles de leurs rôles d’épouse et de mère. Il y a ainsi un décalage entre les stéréotypes qui caractérisent l’image des femmes et la pluralité de leurs rôles qui englobent la famille, le social, le politique, le culturel et le religieux. Au contraire, leur idéal féminin est symbolisé par les célébrités de la musique ou de la mode et rarement les femmes intervenant dans le monde politique.
Les commentaires faits par ces médiums écrits et audiovisuels sur les candidatures féminines qui se sont présentées lors des dernières élections sont exemplaires pour illustrer leur stigmatisation des femmes. L’intérêt des journalistes porte le plus souvent sur le physique, l’habillement, les attitudes ou mœurs de ces candidates et très peu sur leur programme politique. De même, le traitement négatif qui est fait de la loi sur la parité lors de sa promulgation montre la menace que peut constituer les médias dans le détournement des objectifs et du sens à donner à cet instrument juridique en faveur des femmes.
- Limites de la politique de représentation :
La focalisation du combat des organisations féminines sur une meilleure représentation politique des femmes n’aboutit pas nécessairement à un changement de la société. Cette conception est liée au sens donné à la démocratie moderne qui rime surtout avec la représentativité. Des personnes interrogées lors de l’enquête se demandent si l’augmentation numérique de la représentation des femmes en politique garantirait la prise en compte de leurs intérêts dans les décisions gouvernementales et dans les politiques publiques. En d’autres termes, « une politique de représentation ne débouche pas nécessairement sur une politique de transformation».