Les Africains en France: vieillissement et transformation d’une migration
Mahamet Timera et Julie Garnier
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L’histoire des migrations subsahariennes en France a fait l’objet de nombreuses recherches depuis la fin des années soixante bien que ces migrations soient plus anciennes. Ces travaux ont plus particulièrement abordé les conditions de venue et d’existence ainsi que les modes d’être des premières générations de ressortissants africains, originaires de la vallée du fleuve Sénégal (le Mali, la Mauritanie et le Sénégal), principal foyer de l’émigration africaine.
Une migration volontaire et stratégique
Jusqu’au début des années soixante-dix, il est en effet important de préciser que les migrants subsahariens arrivent en France dans le cadre d’un projet de migration temporaire de travail. Il s’agit alors principalement d’une migration masculine qui se caractérise par la présence en nombre des populations originaires de la vallée du fleuve Sénégal, principalement des hommes venus seuls, ruraux, d’appartenance pulaar (toucouleur), soninké, diakhanké, manjak ou sérère
Ces premières migrations aujourd’hui bien connues ont été qualifiées de “migrations tournantes”. Par ce qualificatif, les spécialistes des migrations désignaient tout à la fois les mouvements de rotation qu’effectuaient ces hommes entre leurs villages d’origine et les foyers français, et le mode d’alternance souple qu’ils mobilisaient collectivement pour l’occupation des emplois. De sorte qu’après quelques années en France, ces hommes repartaient, remplacés par d’autres compatriotes, le plus souvent des cadets.
La rotation est un projet et non toujours une réalité. Après la guerre, les marins soninkés comme les soldats noirs d’Afrique et des Amériques, rebaptisés ensuite les “tirailleurs sénégalais”, seront incités à rentrer chez eux mais une partie restera en métropole.
Des années charnières
Les années soixante-dix et quatre-vingt constituent un autre moment important et deux événements vont plus particulièrement y concourir. Le premier, interne au continent africain, est lié à la sécheresse du Sahel des années 1974-1975 et contribue à amorcer un processus de paupérisation du monde rural à travers notamment l’effritement de l’économie arachidière. Le deuxième, externe au continent africain, se rapporte à la fermeture des frontières françaises à l’immigration de travail extra-européenne, et complexifie les conditions d’installation des migrants en France.
La venue des épouses, des femmes, des jeunes enfants, des adolescents, des jeunes adultes entrés individuellement ou dans le cadre du regroupement familial, ainsi que l’arrivée des étudiants et des réfugiés politiques, vont transformer le profil démographique des populations africaines installées en France.
À cette mutation des profils s’ajoute une diversification considérable des origines géographiques et culturelles.
Cette mutation des profils et des projets transparaît pourtant faiblement à travers les statistiques qui tendent à écraser les diversités derrière des chiffres : 570 000 Africains en 2004, soit 12 % des immigrés6. Comment rendre compte de la diversité des visages de cette immigration qu’une imputation ethnique et raciale saisit comme un bloc lui-même ramené fréquemment à la figure stéréotypée des migrations de la vallée ?
Le travailleur, l’étudiant et le transmigrant
Pour approcher plus finement ces mutations, nous proposons un cadre historique et anthropologique qui distingue trois formes migratoires imbriquées. Tout d’abord, les “vieilles migrations”, pour reprendre la formulation de François Manchuelle7 désignant par là des migrations contemporaines qui conservent les caractéristiques des migrations pré-modernes, à savoir la force de traditions continuellement réinventées, le maintien de la distinction ethnique et l’inscription dans la longue durée.
Ensuite, les migrations dites “urbaines”, “individualisantes”, non communautaires, engagées en solitaire et dégagées des alliances plus classiques. Ces migrations ont été traditionnellement associées à celles des pays du Golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Cameroun, les deux Congos), zone de confluence entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale.
Alors que jusqu’à la fin des années soixante-dix, il y avait deux figures distinctes et éloignées socialement, voire géographiquement : le travailleur d’une part et l’étudiant d’autre part, ce clivage s’estompe progressivement avec la sédentarisation et le regroupement familial pour les travailleurs immigrés, et des tendances à l’installation chez les scolaires.
Enfin, la sédentarisation de l’immigration africaine a produit, à l’instar d’autres migrations, des espaces transnationaux dans lesquels des ‘’circulants’’ et des transmigrants développent des activités artistiques, religieuses, économiques, politiques, commerciales et entrepreneuriales.
Une présence minoritaire malgré une longue tradition de mobilité
Plus récemment, les travaux de David Lessault et de Chris Beauchemin9 montrent que la présence des Subsahariens en France, comme dans les autres pays de l’OCDE, reste minoritaire par rapport aux autres flux migratoires séculaires originaires notamment de l’Europe du Sud et des pays du Maghreb, représentant 12 % en 2004 soit un peu plus d’un dixième des immigrés.
La présence des migrants subsahariens en France s’inscrit résolument dans l’histoire nationale et, de ce point de vue, elle ne peut plus être comprise comme un phénomène de “surgissement”.
Ces éléments d’actualisation statistique sont importants car ils permettent de rompre définitivement avec une des représentations les plus courantes de l’immigration africaine, celle “d’une migration-invasion”. Ils soulignent également la force des mobilités intra- et interafricaines ainsi que les changements en cours au niveau des routes et des destinations migratoires. La France perd progressivement sa place de zone d’installation privilégiée au profit de nouveaux pays européens, l’Espagne, l’Italie et dans une moindre mesure le Portugal et la Grèce.
Le tournant de 1974
Le durcissement des politiques d’immigration en Europe, qui s’accompagne dans le même temps de la mise en place de procédures d’obtention de visa de plus en plus restrictives et d’incitation de plus en plus prononcées au retour, ne dissuade pas vraiment les candidats à la migration internationale, pas plus qu’elle n’influence les décisions des migrants de repartir dans leur pays natal.
En ne reconnaissant plus ce droit à la mobilité, les politiques des États ne font qu’assoir leur désengagement vis-à-vis des populations migrantes, particulièrement prononcées pour les ressortissants africains, jugés “inassimilables” en France. Le cas des étudiants est à cet égard particulièrement éclairant. Représentant la seule catégorie d’immigration encore officiellement autorisée, ils seront pourtant au gré des législations progressivement assimilés à des migrants comme les autres, c’est-à-dire à des immigrés suspectés d’être de “faux étudiants” troublant potentiellement l’ordre public et incitant à toujours plus de surveillance.
Prendre en main son “destin d’immigré”, “d’Africain” et de “minoritaire noir”
Les travaux sur l’immigration africaine sont progressivement parvenus à briser une image misérabiliste et victimaire toujours prompte à s’imposer et qui a longtemps accompagné ces populations.
Dans une logique de continuité, de recomposition des identités et des mobilisations, des stratégies mémorielles (colonisation, traites et esclavage) et/ou minoritaires “noires” se sont conjuguées avec la lutte contre les discriminations “engagée” selon des modalités diverses par des associations, par les pouvoirs publics et des secteurs de l’entreprise.
Ces engagements dans des cadres “ethniques” se développent parallèlement avec une implication dans les mouvements nationaux (partis politiques, mouvements citoyens…) cherchant à articuler ancrage communautaire et légitimité sociale.
Ces mobilisations et “initiatives par le haut”, ces marques fortes des luttes dans l’espace public, plus facilement investies par les recherches ont relégué au second plan des aspects novateurs et ethnographiquement pertinents des modes de vie des Africains.