Le mythe de l’invasion : Migration irrégulière d’Afrique de l’Ouest au Maghreb et en Union européenne, partie 1
Hein de Haas, chercheur à l’Institut des migrations internationales de l’Université d’Oxford
Les médias et les discours de politique générale prédominants véhiculent l’image apocalyptique d’un exode massif et croissant d’Africains désespérés fuyant la pauvreté et la guerre qui sévissent chez eux pour essayer d’entrer dans l’insaisissable « El Dorado » européen, entassés dans des bateaux de fortune flottant à peine (Pastore et al, 2006). Les migrants eux-mêmes sont généralement décrits comme des victimes de trafiquants et de passeurs « impitoyables » et « sans scrupules ». Si bien que les solutions politiques préconisées – qui se résument invariablement à réfréner la migration – se concentrent sur la « lutte » et le « combat » contre l’immigration irrégulière en intensifiant les contrôles aux frontières et en prenant des mesures énergiques contre la traite et le passage en fraude lié à la criminalité.
Depuis 2000, un violent rejet des immigrants en Libye a probablement contribué à la diversification des routes migratoires transsahariennes et à la présence croissante de migrants dans d’autres pays du Maghreb. Face à une demande continuelle de main-d’oeuvre irrégulière en Europe, de plus en plus de Subsahariens, originaires d’Afrique de l’ouest pour la plupart, ont commencé à traverser la Méditerranée. Cependant, l’idée selon laquelle l’immigration clandestine en provenance d’Afrique serait exponentielle et augmenterait à un rythme inquiétant est trompeuse. La traversée clandestine de la Méditerranée par des Nord-africains représente un phénomène persistant depuis que l’Italie et l’Espagne ont introduit le visa obligatoire au début des années 1990. Un changement majeur s’est produit, surtout depuis 2000 : les Africains subsahariens ont rejoint, puis supplanté les Nord-africains et représentent désormais la catégorie la plus importante de personnes migrant clandestinement par bateau. Des immigrés récents d’Afrique de l’ouest s’installent de plus en plus en Espagne et en Italie, où ils alimentent des économies parallèles florissantes. Même lorsqu’ils sont arrêtés, de nombreux migrants sont finalement relâchés. Beaucoup ont obtenu un permis de résidence grâce à plusieurs vagues de régularisation.
Il est faux de penser que tous les migrants (ou la majorité d’entre eux) qui traversent le Sahara sont « en transit » vers l’Europe. La Libye, par exemple, est un important pays de destination en tant que tel.
Il est faux de penser que tous les migrants (ou la majorité d’entre eux) qui traversent le Sahara sont « en transit » vers l’Europe. La Libye, par exemple, est un important pays de destination en tant que tel. Il y a probablement plus d’Africains subsahariens vivant en Afrique du nord qu’en Europe. On estime qu’entre 65 000 et 120 000 Africains subsahariens entrent chaque année au Maghreb par voie terrestre mais que seuls 20% à 38% d’entre eux entreraient en Europe. Le nombre total d’Africains subsahariens qui réussi à traverser clandestinement et à entrer en Europe devrait être de l’ordre de plusieurs centaines de milliers. Selon nos estimations, ils seraient entre 25 000 et 35 000 chaque année. La majorité des migrants entre en Europe légalement et y restent à l’expiration de leur visa.
Depuis 2000, l’augmentation annuelle totale de la population ouest-africaine enregistrée en UE se situe autour de 100 000. C’est un chiffre relativement modeste comparé au nombre total de l’immigration en UE, qui s’élève à 2,6 millions d’immigrés en 2004. On estime que 800 000 migrants ouest-africains sont enregistrés dans les principaux pays receveurs, contre 2 600 000 Nord-africains.
Plutôt qu’une solution désespérée à la misère noire, la migration est en général une décision sciemment prise par des personnes ou des ménages aisées qui souhaitent augmenter leur source de revenus. De même, le portrait que l’on brosse habituellement du migrant africain clandestin comme celui d’une victime de trafiquants ou de passeurs ne cadre pas avec le fait qu’une vaste majorité de migrants partent de leur propre initiative.
En règle générale, les migrants voyagent par étape. Ils travaillent souvent dans les plaques tournantes migratoires afin d’économiser suffisamment d’argent pour poursuivre leur voyage. Plusieurs finissent par s’installer en route, dans des villes du Sahara en plein essor ou dans les principales agglomérations d’Afrique du nord.
La traite d’êtres humains est relativement rare et les passeurs ne font en général pas partie du crime organisé international mais agissent localement, seuls ou en petits réseaux. En règle générale, les migrants voyagent par étape. Ils travaillent souvent dans les plaques tournantes migratoires afin d’économiser suffisamment d’argent pour poursuivre leur voyage. Plusieurs finissent par s’installer en route, dans des villes du Sahara en plein essor ou dans les principales agglomérations d’Afrique du nord.
Depuis les années 1990, les pays européens ont renforcé les contrôles aux frontières et tentent « d’externaliser » ces pratiques en faisant pression sur les pays nord-africains pour qu’ils luttent contre la migration clandestine et signent des accords de réadmission en échange d’une assistance, d’un appui financier et de permis de travail.
Dans la pratique, il semble pratiquement impossible de boucler les frontières du Sahara et du littoral, même si les gouvernements le souhaitaient réellement. Derrières les discours officielles, on parle nettement moins du fait que les pays européens comme africains ont réellement peu intérêt à ce que la migration soit jugulée car leur économie est devenue dépendante, respectivement, de la main d’œuvre immigrée et des transferts de fonds.
Plusieurs facteurs structurels permettent d’expliquer pourquoi la migration subsaharienne vers l’UE et la Libye va se poursuivre. Premièrement, la migration transsaharienne n’est pas aussi indésirable qu’on le pense. La demande en main d’oeuvre immigrée bon marché en Europe et en Libye va sûrement se poursuivre. Deuxièmement, la mise en place de routes et de réseaux migratoires bien ancrés, de même que l’amélioration des communications et des infrastructures de transport transsahariennes vont certainement faciliter les migrations futures. Outre la Libye, d’autres pays d’Afrique du nord pourraient devenir des pays de transit et de destination. Les migrants qui n’arrivent pas ou ne souhaitent pas entrer en Europe préfèrent, à titre de « deuxième meilleur choix », s’installer en Afrique du nord plutôt que de retourner dans leur pays d’origine, beaucoup plus pauvres et dangereux. Les changements démographiques et la segmentation parallèle des marchés du travail nord-africains, qui feraient augmenter la demande en main-d’œuvre immigrée, pourraient venir renforcer ces tendances.
Il existe des divergences de plus en plus importantes entre les politiques migratoires restrictives et la demande en main-d’œuvre immigrée bon marché en Libye et en Europe. Cela explique pourquoi, au lieu de faire baisser le nombre de migrants, le renforcement des contrôles aux frontières a entraîné une diversification rapide des routes migratoires, augmentant par là même la « clandestinité », le recours aux passeurs, les risques, le coût et les souffrances pour les migrants concernés.
Pour toutes ces raisons, il est probable que la migration d’Afrique de l’ouest en Afrique du nord ou en Europe continue. Il existe des divergences de plus en plus importantes entre les politiques migratoires restrictives et la demande en main-d’œuvre immigrée bon marché en Libye et en Europe. Cela explique pourquoi, au lieu de faire baisser le nombre de migrants, le renforcement des contrôles aux frontières a entraîné une diversification rapide des routes migratoires, augmentant par là même la « clandestinité », le recours aux passeurs, les risques, le coût et les souffrances pour les migrants concernés. Tant qu’aucune autre voie légale d’immigration n’est mise en place pour répondre à la réelle demande en main-d’œuvre, et tant que les économies parallèles existeront, il est fort probable qu’une part importante de cette migration reste clandestine.
Tendances migratoires en Afrique et à partir de l’Afrique de 1970 à 2005 (en anglais uniquement)
Évolution des modèles migratoires ouest-africains
Dans le contexte de la mobilité intra-régionale en Afrique de l’ouest, ce sont les mouvements Nord-Sud qui prédominent depuis la colonisation, à savoir des pays du Sahel d’Afrique de l’ouest (Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad) vers les plantations, les mines et les villes côtières florissantes de la région (principalement la Côte d’Ivoire, le Libéria, la Gambie, le Ghana, le Nigéria et le Sénégal) (Arthur, 1991 ; Findley, 2004 ; Kress, 2006). Une migration transversale importante s’est également produite au sein même de la zone côtière. Il s’agit surtout de saisonniers qui vont en Côte d’Ivoire, au Ghana (avant les années 1970) et au Nigéria (depuis les années 1970), pays aux économies relativement solides. En raison du fait que la plupart des pays d’Afrique de l’ouest sont d’une superficie relativement petite et que les frontières coloniales arbitraires ont souvent séparé les membres de mêmes groupes ethniques, une telle émigration a souvent pris une dimension internationale.
Ces tendances migratoires internationales vers les zones côtières se sont souvent reproduites à l’intérieur des pays, les populations se déplaçant des régions intérieures, fréquemment arides et sous-développées, vers les zones urbanisées et agricoles, en général plus humides et prospères se trouvant pour la plupart au sud ou, dans le cas du Sénégal et de la Mauritanie, à l’ouest. D’autres villes du nord, comme Kano (Nigéria), ou encore des capitales nouvelles se trouvant au centre du pays, comme Yamoussoukro (Côte d’Ivoire) et Abuja (Nigéria) deviennent également des destinations migratoires. Les Libanais représentent quant à eux un groupe distinct d’immigrants. Il s’agit de commerçants et d’entrepreneurs qui se sont installés en Afrique de l’ouest (cf. Leichtman,2005).
Migration transsaharienne vers la Libye et l’Afrique du nord
En raison notamment du manque de destinations migratoires alternatives dans la région, les Africains de l’ouest ont commencé à regarder plus loin. Bien que la plupart d’entre eux migrent toujours vers des pays de la région, un nombre croissant de migrants commence à explorer de nouvelles destinations en Europe, en Amérique du nord ainsi qu’aux deux extrêmes nord et sud du continent africain, car deux nouveaux pôles d’émigration aux extrêmes nord et sud du continent ont émergé pendant les années 1990 : l’Afrique du Sud post-apartheid et la Libye « panafricaine ». L’Afrique du Sud est devenue une destination pour les migrants peu ou très qualifiés originaires de différents pays ouest-africains, dont de nombreux Nigérians (Adepoju, 2004 ; Morris, 1998). Dans une moindre mesure, le Gabon et le Botswana sont également considérés comme des nouvelles destinations (Adepoju, 2000).
La Libye et, dans une certaine mesure, l’Algérie, ont assisté à une hausse du nombre de travailleurs immigrés originaires de pays voisins du sud comme le Mali, le Niger et le Tchad dans les régions étouffantes du Sahara où se trouvent les puits de pétrole, les mines et les nouvelles fermes mais où les nationaux refusent souvent d’aller travailler (Spiga, 2005). La Libye est rapidement devenue le pôle migratoire majeur d’Afrique du nord (Pliez, 2004). Bien que la plupart des immigrants soient d’origine égyptienne et tunisienne, des Soudanais ainsi qu’un petit nombre d’ouest-africains (originaires surtout des pays voisins du Niger et du Tchad) ont également été autorisés à venir travailler.
La Libye et, dans une certaine mesure, l’Algérie, ont assisté à une hausse du nombre de travailleurs immigrés originaires de pays voisins du sud comme le Mali, le Niger et le Tchad dans les régions étouffantes du Sahara où se trouvent les puits de pétrole, les mines et les nouvelles fermes mais où les nationaux refusent souvent d’aller travailler (Spiga, 2005).
Cette immigration est en général tolérée, voire appréciée. En Algérie, par exemple, des migrants du Nord du Mali et du Niger venus s’installer dans des villes du Sud comme Tamanrasset ont permis de combler le manque de main-d’oeuvre locale et cadrent avec les mesures nationales de revitalisation du sud sous-peuplé par le développement des infrastructures et de la population (Spiga, 2005).
Depuis les années 1960, la Mauritanie, faiblement peuplée, a également permis à de nombreux Sénégalais, Maliens, Guinéens et Gambiens de venir travailler comme pêcheurs (un travail que les Mauritaniens ont tendance à éviter) ou dans l’industrie minière du fer, ou encore dans les services locaux de la capitale Nouakchott et du port principal du pays, Nouadhibou. Certains migrants très éduqués deviennent enseignants dans les écoles privées, et les femmes travaillent dans des petits restaurants ou en deviennent propriétaires. D’autres migrants encore participent aux activités commerciales, comme les Sénégalais et les Nigérians qui travaillent dans l’exportation de poisson (séché) vers leurs pays d’origine (Oumar Ba & Choplin, 2005).
Ces entrepreneurs, anciens migrants et anciens nomades, commencent à aider d’autres migrants à voyager en les transportant dans des camions et des pick-ups. C’est ainsi que les Touaregs du Mali et du Niger, les Toubous du Tchad et les Zaghawa du Soudan sont devenus les acteurs principaux des systèmes commerciaux et migratoires reliant l’Afrique du nord à l’Afrique subsaharienne (Bredeloup & Pliez, 2005).
Cette première migration vers la Libye, l’Algérie et la Mauritanie a également posé les jalons d’une deuxième vague de migration transsaharienne plus importante qui va se produire après 1990. De nombreux anciens nomades, qui ont gardé des liens transsahariens étroits avec leur famille et proches et tirent profit de leurs réseaux commerciaux et de leur connaissance du désert, trouvent de nouveaux moyens d’existence en transportant des biens et des personnes le long des anciennes routes des caravaniers. Ces entrepreneurs, anciens migrants et anciens nomades, commencent à aider d’autres migrants à voyager en les transportant dans des camions et des pick-ups. C’est ainsi que les Touaregs du Mali et du Niger, les Toubous du Tchad et les Zaghawa du Soudan sont devenus les acteurs principaux des systèmes commerciaux et migratoires reliant l’Afrique du nord à l’Afrique subsaharienne (Bredeloup & Pliez, 2005).
D’une migration transsaharienne à une migration transméditerranéenne
Depuis 1990, cependant, on a assisté à une augmentation spectaculaire de la migration vers l’Europe et l’Amérique du nord, principalement depuis le Nigéria, le Ghana et le Sénégal, de même qu’à une diversification géographique des destinations migratoires, qui s’étend au-delà des anciens pays colonisateurs que sont la France, le Royaume-Uni et le Portugal (Black et al., 2004 ; Van Hear,1998).
Cette migration concerne à la fois des migrants réguliers et qualifiés, comme le personnel de santé aux Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans les pays du Golfe, et des migrants plutôt peu qualifiés et souvent irréguliers qui s’orientent de plus en plus vers l’Italie et l’Espagne. Alors que la plupart des Ouest-africains entraient habituellement en Europe par avion, un changement des tendances se produit au tournant du siècle. Le durcissement des politiques européennes en matière de visa et l’intensification des contrôles migratoires aux aéroports et à d’autres points d’entrée pousse un nombre croissant de migrants ouest-africains à éviter les voies aériennes et maritimes officielles pour traverser la Méditerranée clandestinement depuis l’Afrique du nord, après avoir traversé le Sahara par voie terrestre.
Le durcissement des politiques européennes en matière de visa et l’intensification des contrôles migratoires aux aéroports et à d’autres points d’entrée pousse un nombre croissant de migrants ouest-africains à éviter les voies aériennes et maritimes officielles pour traverser la Méditerranée clandestinement depuis l’Afrique du nord, après avoir traversé le Sahara par voie terrestre.
La présence croissante d’Ouest-africains en Libye et dans d’autres pays d’Afrique du nord, la demande continuelle en main-d’oeuvre immigrée en Europe (du sud), où les salaires et les conditions de vie sont bien meilleurs qu’en Libye, ainsi que les réseaux bien établis de passeurs qui aident les Maghrébins à traverser la Méditerranée ont été autant de conditions nécessaires à ce changement fondamental du paysage migratoire Afrique-Europe.
Cependant, les vives réactions anti-immigrants qui ont lieu en Libye à la suite de violentes manifestations anti immigrants en 2000 semblent être essentielles pour comprendre pourquoi cette année-là représente, par bien des aspects, un tournant dans la migration ouest-africaine vers l’Afrique du nord et l’Europe, qui se caractérise par 1) une nouvelle diversification des routes migratoires transsahariennes, 2) une forte hausse du nombre d’Ouest-africains qui migrent en Algérie, au Maroc et en Tunisie, en passant par la Libye mais aussi, de plus en plus, en s’y rendant directement) une augmentation soudaine du nombre d’Ouest-africains qui traversent la Méditerranée.