Teniola Tayo
Avant de venir étudier en master de développement international à la London School of Economics, en septembre 2019, je n’étais jamais allée en Europe ni dans aucune partie du monde occidental d’ailleurs. Ce qu’on appelle “le nord”, si vous voulez. Je n’avais jamais imaginé que le fait d’avoir vécu jusque-là sur le continent africain puisse être une tare. Je me considérais bien éduquée, avec une bonne qualité d’expression, aussi bien que tous mes amis. Bien que n’ayant jamais été en Angleterre, j’avais suivi avec intérêt les débats sur le Brexit en 2016 et les évolutions du vote à travers le journal «The Guardian». Je comprenais les enjeux aussi bien que n’importe qui, jusqu’aux tactiques psychologiques utilisées dans la campagne.
Aux États-Unis, lorsque Donald Trump avait remporté les élections, je faisais déjà remarquer à plusieurs reprises que l’émergence de mouvements nationalistes dans d’autres parties du monde occidental aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Pourquoi tout le monde semblait surpris ? Il m’était également arrivée de discuter passionnément du mouvement des gilets jaunes en France avec des amis français. Mes amis et moi étions Africains et vivions en Afrique, mais nous nous considérions sur un pied d’égalité avec le reste du monde.
Ceci dit, je n’ignorais pas pour autant toutes les choses qui n’allaient pas sur mon continent. J’avais juste une approche optimiste des choses. Lors des tables rondes et des conférences ou même dans des discussions au restaurant, je débattais avec véhémence avec des universitaires, des collègues ou des amis contre “l’exceptionnalisme africain” cette idée qu’il y a quelque chose de fondamental qui ne va pas avec l’Afrique. Je faisais entendre ma voix chaque fois que j’avais l’impression qu’un africain était trop négatif ou défaitiste. Je faisais des déclarations comme “We die here” une expression nigériane qui exprime un profond engagement envers une personne ou une cause.
J’étais parfaitement consciente de l’ampleur de la crise humanitaire provoquée par l’insurrection de Boko Haram dans le nord du Nigéria. Comment pouvais-je ne pas l’être! J’avais visité des camps de personnes déplacées et j’y avais trouvé des filles traumatisées qui ne voulaient que rentrer chez elles. Je savais que nous avions un problème. Je travaillais dans le secteur du développement et je connaissais toutes les chiffres clés.
Mes amis et moi étions Africains et vivions en Afrique, mais nous nous considérions sur un pied d’égalité avec le reste du monde
Puis j’ai déménagé à Londres, et j’ai commencé à étudier le développement international à la LSE.
Levez la main si vous venez d’un pays pauvre
L’un des premiers graphiques que vous verrez, si jamais vous décidez de vous aventurer dans les eaux profondes du développement international, montre qu’il y a quelques siècles, l’économie mondiale était morne. Puis certaines économies ont décollé, en laissant d’autres derrière elles. Puis d’autres encore ont décollé, laissant derrière elles une macro-région particulière. Cette macro-région continue de s’appauvrir. Je pourrais vous donner une anecdote sur la région en question, mais comme je suis sympa, je vous en donne plusieurs.
Personne n’est mieux informé sur le “problème africain” que les Africains eux-mêmes. Nous ne connaissons peut-être pas les statistiques, nous ne connaissons peut-être pas notre classement mondial, mais nous savons qu’hier, la voisine Sandra est morte à l’hôpital parce qu’il n’y avait pas de médecin disponible pour la voir. Nous savons qu’une famille d’Onitsha est morte d’un empoisonnement au monoxyde de carbone à cause d’un générateur électrique défectueux. Nous savons combien d’entre nous ont été trahis par nos pays.
Vous voulez me parler de la corruption au Nigeria? Dans les années 90, mon père, jeune ingénieur, a fondé une entreprise qui produisait et fournissait des lampadaires solaires au gouvernement de l’État de Lagos. Mais les politiques et les fonctionnaires du gouvernement ont préféré se partager ce qui aurait dû servir à le payer, ce qui l’a laissé endetté.
Vous voulez me parler de la défaillance des services publics? J’ai quitté mon emploi d’assistante au bureau du président du Sénat avec deux mois de salaire impayé. La pauvreté? Ma famille faisait probablement partie de la classe moyenne inférieure. Malgré cela, je me souviens qu’à 11 ans, j’ai dû parfois préparer des repas pour toute la famille avec moins de 2 dollars.
Nous savons tout ça. Nous savons que nous avons un problème. Mais nous ne savions pas que nous étions le problème du reste du monde, ce qui semble être la manière de présenter les choses dans le champ du développement international.
Évidemment, tout ça a est difficile à avaler. Cours après cours, séminaire après séminaire, je suis confrontée à des tableaux, des graphiques et à toutes les autres formes que prennent les chiffres, toutes répétant le même refrain: l’Afrique est un problème.
Lors d’une conférence publique sur le féminisme où le Rwanda apparaissait sur un graphique parmi les pays ayant les meilleures représentations féminines au Parlement, la présentatrice a exprimé sa stupéfaction et a demandé à l’auditoire de lui expliquer cette anomalie. A un séminaire, une enseignante assistante m’a dit: “Les Nigérians semblent très fiers de leur pays, mais sans vouloir vous vexer, il n’est que dans la tranche de revenus moyenne inférieure, ça n’a rien d’exemplaire”. Cela m’a rappelé un passage de la Bible que j’avais lu il y a longtemps: «Peut-il venir d’Afrique quelque-chose de bon?» J’imaginais le monde entier tourné vers moi, inquisiteur.
L’Afrique est pauvre par rapport au reste du monde, oui. Mais les Africains sont-ils intrinsèquement “moins capables” que les habitants des autres continents? L’Afrique n’est pas pauvre parce que les Africains sont stupides. Mais je me suis rendu compte que c’est une déduction que beaucoup de gens font inconsciemment et qui se retrouve parfois dans leur discours et leurs attitudes. Je suis aussi inquiète du fait que beaucoup d’occidentaux de ma classe (futurs expatriés et coopérants) forgent leur opinion sur l’Afrique à cette aune. Il est pourtant crucial de présenter une perspective équilibrée. Mes collègues africains en subissent déjà les conséquences et se plaignent d’être pris de haut par leurs pairs occidentaux.
Nous ne savions pas que nous étions le problème du reste du monde, ce qui semble être la manière de présenter les choses dans le champ du développement international
“Nous devons apprendre aux Africains à se gouverner eux-mêmes.” Vous n’avez peut-être pas de problème avec cette déclaration. Moi, si.
Dites-le haut et fort: je suis noire et fière
M’adapter à la nouvelle donne de mon identité être perçue comme noire en Europe tout en étant bombardée de cette incroyable négativité à l’égard de l’Afrique est une épreuve. Une dure épreuve. Pourquoi l’Afrique est-elle si en retard? Pourquoi n’avons-nous pas su mieux négocier notre situation? Pourquoi la productivité africaine est-elle si faible? Mais, plus que tout, pourquoi y a-t-il tant de gens qui pensent connaitre la solution au “problème africain”? Où qu’on se tourne, on trouve quelqu’un pour prescrire son remède: “Ce qu’il faut, c’est que l’Afrique fasse ceci… que les dirigeants africains fassent cela…”
Il n’y a pas de fuite possible. Fuir serait comme essayer d’effacer la couleur marron de ma peau. Je me souviens d’un séminaire où nous étions trois africains à travailler en groupe sur un exercice. L’examinateur est passé nous voir et a déclaré tout haut: “Vous êtes à la traine!”. Et c’était probablement vrai: je n’arrêtais pas d’argumenter et de tester les opinions de mes collègues. Mais la phrase de l’examinateur nous était tombée dessus avec une odeur tenace. Les Africains à la traîne? Comme d’habitude.
Depuis, j’ai adopté l’attitude de l’”Africain sur la défensive” : «Bonjour, je m’appelle Teni et je viens d’un pays pauvre d’Afrique. Comment allez-vous?»
Quel avenir maintenant ?
Comment terminer ce texte? Peut-être en clarifiant qui je tiens pour responsable. Ce ne sont pas mes professeurs, pas les responsables de mes séminaires, pas mes camarades de classe. Je ne blâme même pas la société occidentale. Ceux que je tiens pour responsables sont nos dirigeants africains.
L’Afrique est pauvre par rapport au reste du monde, oui. Mais les Africains sont-ils intrinsèquement “moins capables” que les habitants des autres continents
Le Fonds Monétaire International est peut-être devenu fou, a peut-être ruiné des économies africaines, mais qui l’a laissé entrer sur nos territoires? Qui nous a mis dans une situation où nous n’avions pas d’autre choix que de les laisser entrer? L’esclavage? Nous nous sommes retrouvés sur le marché international et nous avons vite décidé que la chose la plus lucrative que nous pouvions vendre était notre propre peuple. Le colonialisme? J’avoue hésiter encore à ce sujet.
Je tiens les dirigeants africains responsables du passé et du présent du continent, mais c’est également vers eux que je me tourne pour l’avenir. L’une d’entre eux, Ngozi Okonjo Iweala, a dit quelque chose qui m’est resté en mémoire. Le monde prend l’Afrique pour son enfant à problèmes, mais il est essentiel que nous ne nous voyions pas ainsi. Beaucoup de choses ont mal tourné en ce qui concerne le développement de l’Afrique, mais il y a aussi eu des succès. S’il peut toujours être séduisant de parler de ce qui ne va pas, il est plus important de nous retrousser les manches et de travailler à étendre nos réussites. Tirons les leçons des pays africains qui sont en tête du peloton en matière de croissance et de diversification économique, de lutte contre la pauvreté, de stabilité politique etc. Comment ? Ce sera pour un autre texte.
Source photo : The Conversation
Teniola Tayo est une étudiante à la London School of Economics and Political Science où elle poursuit un master en gestion du développement. Elle a travaillé dans le développement à la fois dans le secteur public et privé, y compris en tant qu’aide juridique principale auprès du président du Sénat nigérian.
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Je cherchais des articles sur le problème africain et je tombe dessus.
Je suis ravi de te lire, depuis le Cameroun.