Professeur John Igué, universitaire et ancien ministre béninois
Partie V: Du secteur informel, de l’essence de contrebande, des taxis-motos et de l’économie réelle du Bénin
C’est dans sa résidence dans le quartier de Godomey, à Cotonou, la capitale économique du Bénin, que John Igué nous a reçus en août et en décembre 2015. Près de cinq heures d’entretien ont permis d’aborder des questions aussi diverses que les relations anciennes entre le Bénin et le Nigeria ; les circonstances historiques du développement du commerce informel entre ces deux pays ; les premières années de l’université nationale au Bénin et sa politisation ; les pratiques politiques réelles et les contraintes d’une fonction ministérielle ; les failles du modèle démocratique béninois ; les options pour le développement économique en Afrique de l’Ouest…
Professeur de géographie à l’Université nationale du Bénin (actuelle Université d’Abomey-Calavi), ancien doyen de Faculté de cette université (1978-1981), John Igué a été ministre de l’Industrie et des Petites et moyennes entreprises entre 1998 et 2001, dans un des gouvernements du président Mathieu Kérékou. Cette fonction politique n’a été qu’une parenthèse dans sa longue carrière.
Chercheur avant tout, passionné par la géographie économique mais aussi par l’histoire de la civilisation yoruba, l’économie informelle et la place de l’Afrique dans la mondialisation, il est à l’origine de la création du Laboratoire d’analyse régionale et d’expertise sociale (LARES), centre de recherche indépendant basé à Cotonou.
Il est l’auteur de plusieurs livres sur le Bénin et sur l’Afrique de l’Ouest et a contribué à d’autres travaux collectifs sur les questions de développement des pays africains (http://amzn.to/255YJZQ). Il a été, entre autres, conseiller du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest de l’OCDE à Paris, directeur de l’Institut de l’Afrique de l’Ouest (IAO) basé à Praia au Cap-Vert et préside le Conseil d’administration du West Africa Civil Society Institute (WACSI), organisation dédiée au renforcement de la société civile basée à Accra (Ghana).
Retraité mais toujours actif et engagé, John Igué a un âge, 71 ans, où l’on peut prendre du recul pour faire le bilan de ses différentes tranches de vie, et partager ses expériences, ses certitudes, ses doutes, mais aussi ses frustrations et ses regrets avec les jeunes générations.
Entretien réalisé par Allégresse Sassé et Gilles O. Yabi
Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de vos années de recherche sur le secteur informel au Bénin ?
En réalité, de nombreuses personnes ignorent ce qu’est le secteur informel. C’est devenu une expression à la mode qu’utilise tout le monde. Ceux qui en vivent disent que c’est une bonne chose. Ceux qui n’en vivent pas disent que c’est la plaie de l’économie béninoise. Mais la situation est beaucoup plus complexe que cela.
Beaucoup de gens se demandent pourquoi les Béninois ne se révoltent pas malgré tous les problèmes qu’ils connaissent. On ne se révolte pas parce que le secteur informel nous apporte toutes les solutions. Les revenus minimums des acteurs du secteur informel par mois se situent entre 50 000 et 150 000 francs CFA. Quand vous avez ça, vous ne vous plaignez plus. L’Etat fait ce qu’il veut mais le secteur informel organise la société et apporte à cette société les moyens dont elle a besoin pour vivre. C’est cela notre chance.
Lorsque vous avez une société qui ne fonctionne pas, comment assurez-vous la sécurité des citoyens ? C’est pourquoi le secteur informel est très développé ici. On n’a pas une société qui fonctionne au niveau de l’Etat. La seule fois que la société a évolué au niveau de l’Etat, c’était sous la période révolutionnaire malgré toutes les critiques. C’est la seule fois que ce pays s’est pris en charge autour d’une vision.
L’essentiel des ressources de l’Etat provient actuellement du secteur informel. C’est pour cela que le secteur informel chez nous n’est pas un secteur refuge comme beaucoup de gens le disent
Mais c’est aussi cette période qui a impulsé l’économie informelle du fait de la réexportation. Cette période a légué aux autres générations le fonctionnement de l’économie informelle puisque la réexportation n’a jamais été abandonnée. Elle a plutôt été amplifiée avec de nouveaux produits comme les voitures d’occasion.
Mais on ne peut continuer à moderniser le pays dans une économie à deux visages. Il est urgent d’avoir une économie unifiée pour pouvoir s’occuper des grands problèmes de la nation. L’essentiel des ressources de l’Etat provient actuellement du secteur informel. C’est pour cela que le secteur informel chez nous n’est pas un secteur refuge comme beaucoup de gens le disent. C’est le secteur essentiel puisqu’il est l’un des pendants de l’économie formelle au niveau des recettes de la douane et des impôts.
Il faut plutôt chercher à structurer le secteur informel pour arriver à une économie unifiée et non dualiste. C’est la première leçon de mes réflexions. La barrière n’est pas étanche entre les deux secteurs. Je vous dis que les marchés des industries du Bénin sont sécurisés par le secteur informel en l’absence des accords de commerce avec les pays qui consomment ces produits-là.
Je prends le cas de l’huile que fabrique l’entreprise Fludor. Cette huile est achetée par le Nigeria à 80%. Or, l’entreprise n’a jamais signé d’accord avec le Nigeria sur l’huile. Ceux qui sont dans le commerce du poisson congelé ou des poissons élevés localement, leur marché, c’est le Nigeria à 90 %. Mais il n’y a pas d’accord formel.
Cajaf-Comon (entreprise leader du marché de poissons et volailles congelés) a construit des magasins le long des frontières. Mais elle ne les dépasse pas. Le matin de bonheur, les Nigérians font la queue devant le magasin de Cajaf-Comon qui est à Igolo sans qu’il n’y ait eu aucun accord. On peut aussi parler des produits de la Sobebra (brasserie béninoise) à un certain moment de l’année. Il y a donc des passerelles solides entre le formel et l’informel.
Tous les profits générés par le secteur formel ne sont pas dans le pays. Ce sont les miettes qui restent dans le pays.
Le bénéfice annuel du « kpayo » (essence de contrebande provenant du Nigeria) est supérieur à 50 milliards de francs CFA. Ce bénéfice est presque entièrement dépensé localement ici. Savez-vous ou se dépense le bénéfice des entreprises multinationales de télécommunication installées dans le pays par exemple ?
Tous les profits générés par le secteur formel ne sont pas dans le pays. Ce sont les miettes qui restent dans le pays. De mon point de vue, le problème qui se pose est celui de la structuration des deux secteurs pour que l’on puisse sécuriser certaines activités du secteur informel caractérisées par leur volatilité.
N’y a-t-il pas des progrès faits au Bénin en matière de structuration du secteur informel et de transition vers le secteur formel?
J’ai fait pour le compte de la Chambre de commerce et d’industrie du Bénin en 1988 une étude du secteur informel. Elle a été suivie d’un document de plaidoyer sur ce qu’il fallait faire. Mais l’instabilité des cadres au service de l’Etat n’a pas permis de mettre en application les mesures proposées. En 2014, le Conseil national du patronat s’est rapproché de moi pour demander de refaire une étude sur le même sujet de l’économie informelle.
A travers cette étude, on veut voir ce qu’on peut faire pour rapprocher le secteur informel du formel au niveau des acteurs en initiant des programmes communs sur des secteurs porteurs. Or il y en a beaucoup. Les structures du secteur privé et les structures du secteur informel doivent se rencontrer et définir des passerelles. Il faut que les deux secteurs cessent de se concurrencer.
La concurrence est très forte entre les secteurs formel et informel dans les domaines stratégiques. Je donne deux exemples. Les concessionnaires automobiles sont au nombre de 10 dans le pays. Et leur capacité d’importation de véhicules neufs ne dépasse pas 1500. Il y en a qui n’importent que 20 véhicules par an. Ils sont contrariés dans leur activité par l’importation de véhicules d’occasion qui est entièrement détenue par les hommes d’affaires d’origine libanaise. Ces derniers agissent à titre individuel.
Les structures du secteur privé et les structures du secteur informel doivent se rencontrer et définir des passerelles. Il faut que les deux secteurs cessent de se concurrencer.
Pendant que les concessionnaires agréés n’importent que 1500 véhicules neufs, dans les différents parcs, vous avez entre 150 000 et 200 000 véhicules d’occasion par an. Avec cette concurrence-là, si on n’y prend pas garde, il n’y aura plus de voitures neuves au Bénin.
Le second secteur qui est préoccupant, c’est l’essence. Le gouvernement a donné l’agrément à environ 32 personnes pour importer du carburant et créer leurs stations-service. Leur activité ne couvre que 10% du marché. L’essence de la contrebande représente 90% du marché. Or les stations-service ne peuvent pas concurrencer l’essence de la contrebande car sa distribution est totalement atomisée. La distribution de l’essence formelle n’est pas atomisée à cause des coûts. Face à cela, quel est l’avenir pour le secteur moderne? Il n’y a aucun village aujourd’hui au Bénin, quelle que soit sa population, qui n’ait pas un vendeur d’essence kpayo. Or on compte environ 28 000 villages au Bénin.
Pour que le secteur informel ne détruise pas le secteur formel dans le domaine pétrolier, il faut des passerelles. On peut dire que les vendeurs de « kpayo » s’occupent de la distribution primaire. Le secteur formel peut s’occuper de l’entreposage du produit. Mais il n’y a pas de discussion. Il y a beaucoup de problèmes par rapport auxquels il faut nécessairement harmoniser les points de vue. Le problème de l’informel n’est pas seulement lié à la question de l’impôt que tout le monde agite. C’est plus profond que l’impôt.
Le commerce de l’essence de la contrebande ne pose-t-il pas un problème de sécurité? Ce commerce n’est-il pas contrôlé par les personnes impliquées dans le crime organisé?
Il y a quatre majors dans l’importation du kpayo. Il y a des généraux de l’armée nigériane. C’est pour cela qu’on ne peut pas supprimer l’importation. Et les quatre majors ont un représentant au Bénin dont tout le tout le monde connaît le nom. Vous ne verrez jamais ces quatre majors. Ce sont eux qui ont signé des accords avec les fournisseurs nigérians et qui alimentent le marché.
Pour revenir à votre question, connaissez-vous une activité humaine qui ne crée pas de problèmes de sécurité? La question de la sécurité est liée à la vie. C’est à vous de savoir ce qui est important pour vous. Je ne pose pas le problème en termes de sécurité. Je pense aux opportunités.
Connaissez-vous une activité humaine qui ne crée pas de problèmes de sécurité? La question de la sécurité est liée à la vie.
En économie, il y a la vitesse de rotation des facteurs de production. Lorsque cette vitesse est grande, les résultats sont grands. Lorsqu’elle est faible, les résultats sont faibles. Or, un paysan, lorsqu’on lui apporte un facteur de production aussi important que l’énergie, il gagne du temps. C’est cela qu’il faut regarder plutôt. Il faut voir l’impact du marché de kpayo sur la rotation des facteurs de production au Bénin. Or aucun économiste ne s’en est préoccupé. C’est la vraie question, pas l’insécurité.
L’essence de contrebande est un produit subventionné. En accédant aussi massivement à des produits subventionnés, quel est le gain pour nous par rapport à nos faibles ressources ? Ce sont les réflexions qu’il faut plutôt mener plutôt que de parler de kpayo au sens négatif. Il faut analyser les effets d’une économie subventionnée sur notre pouvoir d’achat et sur les économies de devises faites par le Bénin.
Parce que, aujourd’hui, n’eût été le kpayo, ce que l’Etat mettrait dans l’importation du carburant serait dix fois supérieur à ce qu’il y met actuellement. Cette économie que l’Etat fait, comment elle l’a réinvestie? Ce sont les points sur lesquels il faut faire les recherches. Dans quels secteurs les travailleurs sont-ils les mieux rémunérés aujourd’hui ? Ce n’est pas dans le secteur formel. C’est dans le secteur informel. On devrait donc chercher à savoir où se trouve la production de la richesse dans le pays.
Le Laboratoire de recherches économiques et sociales (Lares) que vous avez créé a mené des études très élaborées sur le kpayo
Les conclusions de ces études nous permettent de dire qu’on ne peut pas affronter la concurrence du kpayo. C’est impossible. Ce n’est donc pas la peine de dire à l’Etat de supprimer ce commerce. Si vous dites à l’Etat de le supprimer, il y aura la révolution ici. Et quand Yayi Boni avait tenté de mener la lutte, c’est lui-même qui est revenu sur sa décision.
Tout le monde est impliqué dans ce commerce. Il est donc difficile de l’arrêter. Par contre, vous pouvez dégager des niches. Vous pouvez faire la fonction d’entreposage pour parer au plus pressé afin que l’économie ne soit pas asphyxiée le jour où le Nigeria n’aura pas de pétrole de contrebande à exporter. Cette fonction rentre dans le cadre de la sécurité de la nation. On peut signer des accords avec les pays de l’hinterland pour leur vendre du produit pétrolier à bon prix. On avait suggéré cela au gouvernement. Les gens n’ont pas voulu nous écouter. Et aujourd’hui, on constate que c’est nous qui avions raison.
Ce n’est donc pas la peine de dire à l’Etat de supprimer ce commerce. Si vous dites à l’Etat de le supprimer, il y aura la révolution ici
Il y a 50 000 personnes impliquées dans ce commerce. Autour de ces personnes, tournent 300 000 autres personnes. Que pourrez-vous faire par rapport à cela? Si vous prenez les stations-service, on n’y compte peu d’employés. Par rapport au transport, à Cotonou seule, il y 110 000 zémidjans (nom local donné aux taxis motos qui dominent largement le transport des individus dans toutes les villes du Bénin).
La facilité de transport que leur existence crée est telle qu’on ne peut plus leur demander de disparaître. La majorité des Béninois n’habite pas au bord des axes routiers modernes et régulièrement entretenus. La grande masse des populations se trouve dans les zones non loties ou loties à moitié. Alors que peut-on faire d’autre que de consacrer l’utilité des zémidjans ? La question n’est pas de dire que cela fait concurrence au transport moderne. L’existence des taxis-motos répond de façon merveilleuse au problème du chômage des jeunes. Le chiffre d’affaires journalier des zémidjans, c’est 8 000 francs CFA aujourd’hui. Et ils réalisent 2000 F CFA de bénéfice.
Mais la majorité de ces zémidjans vivent dans la précarité…
Les zémidjans ne vivent pas dans la précarité parce que l’argent qu’ils gagnent après avoir conduit le taxi pour un autre propriétaire leur permet de devenir autonomes après trois ans d’exercice. Ils achètent la moto du propriétaire ou ils gagnent suffisamment d’argent pour acquérir une moto neuve. Ce n’est donc pas la précarité.
Par contre, il y a un seuil de saturation dans ce domaine d’activité. Ce n’est plus aussi rentable que cela l’était avant. Il y a des temps morts aujourd’hui dans leur activité qui ne leur permettent plus d’avoir les mêmes chiffres d’affaires qu’avant. Par contre dans le kpayo, le risque de précarité existe et il est lié à la pénurie au Nigeria.
L’activité des zémidjans pose quand même des problèmes de pollution de l’environnement
Nous ne sommes pas les seuls à être confrontés à ce problème de pollution. Ce que vous observez ici (à Cotonou) existe à Hanoï et à Saigon. C’est même plus prononcé là-bas. Pour dire vrai, le développement « bousille » l’état de santé du producteur à tous les coups. C’est un postulat. Il n’y a aucune fonction qui contribue au développement qui n’a pas de risques.
J’ai vu des conditions de production en Chine. Je ne voudrais pas être Chinois. Et si je dois être Chinois, je voudrais être au sommet de la hiérarchie sociale
Il n’y a aucun secteur propre dans les activités de production. J’ai vu des conditions de production en Chine. Je ne voudrais pas être Chinois. Et si je dois être Chinois, je voudrais être au sommet de la hiérarchie sociale. C’est horrible. Les gens sont parqués partout comme des animaux. Il y a des travailleurs qui sont sans salaires. On leur assure seulement la nourriture, l’habillement, le logement et les soins de santé.
Après mes expériences, j’ai une autre appréciation de ces sujets. Face au chômage, qu’allez-vous proposer d’autre aux taxis-motos qui puisse les arranger? Malgré tout ce qu’on dit sur les zémidjans, ils accueillent un nouveau conducteur chaque jour.
Mais ne peut-on pas imaginer des actions pouvant limiter les risques que courent ces conducteurs de taxis-motos et les vendeurs d’essence au bord des routes? Surtout la situation des enfants qui travaillent dans ce commerce du kpayo?
Ils sont tellement nombreux que vous ne pouvez jouer que sur un faible échantillon. Or travailler sur un faible échantillon ne règle pas la situation. Améliorer la situation est tellement complexe que je ne vois pas d’issue. Le travail des enfants en Afrique recouvre beaucoup de dimensions. Dans la région de Dassa (ville du département des Collines au centre du Bénin), j’ai vu la situation des enfants casseurs de pierre. Et franchement, je préfère être vendeur de kpayo que d’être casseur de pierres. Ils n’ont plus de doigts. La pénibilité du travail est liée à beaucoup de secteurs de production.
Photo : ©WATHI
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Le Professeur IGUE m’a toujours émerveillé par la pertinence de ses réflexions sur le secteur informel au Bénin de même que les relations entre le Bénin et le Nigeria. Je ne me lasse jamais de l’écouter et de l’écouter encore et encore. Une fois encore toutes mes Félicitations cher Éminent Professeur. Longue vie à vous. Beaucoup de courage à vous. Ne vous fatiguez pas. Laisser nous le maximum. Et nous vos admirateurs serions toujours là pour les consommer sans modération. Chapeau cher Papa.
Avec tout ce que vs venez d’évoquer sur la précarité et le manque d’emplois, nos cadres pensent à annuler la réussite des jeunes aux concours!pensez-vs quils sont sérieux? merci pour vtre expertise professeur! paix!