Bergedor Hadjihou
Le projet de réaménagement des espaces publics à Abidjan vise à réduire les conséquences des inondations et éboulements dans des quartiers vulnérables aux catastrophes naturelles. A en croire les autorités, c’est l’objectif des opérations de déguerpissement qui ont cours actuellement dans le pays. Plus de 34 000 familles sont touchées par les expulsions forcées si l’on s’en tient aux estimations des autorités locales et d’ONG, rapporte Amnesty International.
Selon cette organisation, l’expulsion forcée consiste à faire partir des populations de leur domicile ou de la terre qu’ils occupent, contre leur volonté et sans aucune protection juridique ni autre garantie.
Le fait pour les États de porter atteinte au droit de propriété des citoyens, lorsqu’ils sont contraints de réaliser des opérations d’aménagement, en reprenant les terrains acquis, répond pourtant à des normes. L’article 238 de la loi n° 2020-624 du 14 août 2020 instituant le code de l’urbanisme et du domaine foncier urbain en Côte d’Ivoire définit l’expropriation pour cause d’utilité publique comme : « La procédure par laquelle la puissance publique contraint toute personne physique ou morale à la cession forcée de ses droits de propriété sur un bien immobilier, moyennant une indemnisation juste et préalable ».
L’absence de mise en demeure préalable, d’indemnisation et de proposition de relogement constitue une violation des droits des occupants, même ceux disposant d’un Arrêté de concession définitive (ACD). Les personnes affectées jugent souvent irrégulières les procédures de déguerpissement tandis que de leur côté, les pouvoirs publics soutiennent le contraire.
Dans une enquête dans les quartiers précaires d’Abidjan notamment Gesco, Banco 1, Boribana et Abattoir, Amnesty International a constaté : « un usage excessif de la force, une absence de recensement et de communication, alors que certaines démolitions se sont déroulées en pleine nuit.
Les personnes interrogées assurent ne pas avoir été informées du jour des démolitions, qui touchent des logements, mais aussi des commerces et des écoles. Ensuite, les relogements et les indemnisations se font attendre ».
L’absence de mise en demeure préalable, d’indemnisation et de proposition de relogement constitue une violation des droits des occupants, même ceux disposant d’un Arrêté de concession définitive (ACD)
Dans un entretien accordé au Think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest WATHI en octobre 2024, le Directeur exécutif d’Amnesty International en Côte d’Ivoire, Hervé Delmas Kokou affirmait que : « A Banco 2, un quartier d’Abidjan, 500 élèves ont perdu une année académique dans une école coranique. A Gesco, 2000 élèves ont été impactés.
Il y a l’exemple frappant d’un élève qui s’est rendu à la maison parce que son école a été démolie, et se rend compte une fois chez lui, que sa maison a été démolie aussi. Vu la vulnérabilité des foyers touchés, une grande partie de ces enfants ne retourneront peut-être plus jamais à l’école ».
Amnesty International a alors lancé une pétition en ligne pour demander aux autorités ivoiriennes de mettre en place un moratoire sur les expulsions forcées et d’octroyer une indemnisation juste et une relocalisation adéquate aux personnes affectées.
Entre programme d’assainissement et respect des droits humains, le dilemme
En dehors d’Abidjan, des recherches menées par Amnesty International montrent que les expulsions forcées augmentent en Afrique de l’Ouest face à la vision ambitieuse de développement urbain des gouvernants. C’est le cas par exemple au Bénin où au moins 6 000 personnes ont été victimes des expulsions forcées liées aux projets de mise en valeur du littoral entre Cotonou, la capitale économique et Ouidah, une ville historique. Les investissements publics dans l’élargissement des infrastructures routières peuvent amener également les États à opter pour le déplacement de leurs populations.
Dans la ville d’Abidjan, des expulsions forcées sont liées à la construction de la première rame du métro, qui accuse déjà du retard par rapport au calendrier initialement retenu. « L’identification des emprises foncières nécessaires à la construction du métro et le processus de délocalisation/indemnisation des populations occupant ces espaces ont été sous-estimés.
C’est une étape délicate qui demande de dédommager correctement les personnes concernées et de les reloger dans de bonnes conditions. Tous les foyers n’ont pas encore été indemnisés », a rappelé Charlène Kouassi, directrice de Movin’On LAB Africa, Think tank dédié à la mobilité urbaine, à l’occasion d’une table ronde virtuelle organisée le 17 avril 2024 sur le thème « Urbanisation et changement climatique : l’avenir des transports » par WATHI en partenariat avec le Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Sur les emprises de l’espace réservé à cet ouvrage d’envergure, on retrouve des marchands et des écoles installés depuis des lustres.
Dans la ville d’Abidjan, des expulsions forcées sont liées à la construction de la première rame du métro, qui accuse déjà du retard par rapport au calendrier initialement retenu
Les expulsions forcées en Côte d’Ivoire remettent au goût du jour la problématique des mécanismes de régulation urbaine en Afrique. En Afrique de l’Ouest, les villes accueillent de plus en plus de nouveaux citadins. Parmi les pays africains de plus de 5 millions d’habitants, la Côte d’Ivoire est le troisième pays le plus urbanisé, derrière le Cameroun et le Ghana.
Ainsi, Abidjan continue d’attirer des flux croissants de personnes. La capitale économique est la ville la plus peuplée de Côte d’Ivoire avec 2 994 Habitants/km2 pour un total de 5 616 633 habitants.
L’aménagement urbain n’a pas suivi cette croissance démographique. Les populations à faibles revenus s’installent sur les exutoires naturels sans oublier que l’occupation informelle des espaces publics accroît les problèmes liés aux réseaux de voirie. Sur les cinq principales causes des inondations en Afrique de l’Ouest, les mauvais plans urbains viennent en troisième position.
L’impact de l’activité humaine n’est donc pas à sous-estimé dans les inondations meurtrières. Prévenir l’occupation des zones inondables en revenant à des normes urbanistiques acceptables est une piste d’action légitime, bien que la responsabilité de l’État ne soit pas à négliger dans ces installations anarchiques. Ce sont les pouvoirs publics qui définissent les conditions de construction ou de logement, laissant les populations occuper des zones à risque avec un impact environnemental important.
Pour Hervé Delmas Kokou, les opérations de déguerpissement posent effectivement un problème quant aux mesures d’accompagnement de l’État en faveur des populations les plus démunies et vulnérables en zone urbaine. « Si l’État ne peut pas respecter les normes sociales, alors, qu’il arrête les opérations notamment pour les quartiers qui seront touchés bientôt, et où il y a des infrastructures éducatives et sanitaires », ajoute le Directeur exécutif d’Amnesty International Côte d’Ivoire. Cependant, le manque de régulation des espaces publics peut accroître le désordre urbain ; ce à quoi le régime ivoirien en place a voulu déjà remédier en 2011.
Les délogements actuels qui font couler beaucoup d’encre en Côte d’Ivoire rappellent l’opération « Pays propre » initiée par le président Alassane Ouattara au début de son premier mandat pour faire disparaître les installations illégales et les lieux symboles de la violence urbaine, et qui avait suscité aussi beaucoup d’émoi avec le passage en force des engins de démolition au lendemain de la crise postélectorale.
Crédit photo: dw.com
Bergedor Hadjihou est titulaire d’un Master 2 recherche, option Sciences juridiques et d’une Licence en journalisme. Il a travaillé pendant plusieurs années dans les médias au Bénin, notamment au quotidien Fraternité et à la télévision Canal3 Bénin. Il est actuellement Chargé de recherche au sein du think tank WATHI.