Anna S. Kedi
Essayer de comprendre le déraillement qui a eu lieu le 21 octobre à Eseka au Cameroun ou de penser le futur après Eseka, du point de vue du citoyen, c’est accepter que nous vivons dans un pays où tout va à des vitesses différentes.
Il y a un certain Cameroun, une certaine frange de la population, qui a décidé que ce pays lui appartenait. A vue de nez, je dirai que cette frange représente à peine 1% de la population, voire beaucoup moins. On les appelle « les dirigeants ». Ils volent, que dire, pillent les caisses de l’État, vivent grand train, et se soucient très peu du devenir du citoyen de base. Ils ont pris d’assaut l’ensemble des corps d’État, perpétuent leur lignée au travers des concours d’entrée aux institutions publiques (administration, magistrature, médecine, polytechnique, police, et j’en passe), et pour être admis, il faut presque toujours être proche d’un proche de l’un d’eux ou d’eux tout simplement.
Ces dirigeants nous font grâce de leur présence sur les plateaux télés de la chaîne nationale CRTV. Ils essaient parfois de faire leur travail et ne s’agitent que lorsque les conséquences de leurs actes pourraient dépasser leur champ de contrôle. Ils sont ainsi notamment devenus très « dépendants » ou plutôt « apeurés » par un outil nouveau appelé « les réseaux sociaux ». Cet outil est devenu la meilleure alarme pour qu’il nous fasse la grâce en temps de crise, de leur présence, communiqués, ou points de presse.
Le Cameroun a besoin que les Camerounais se réveillent. Le Cameroun a besoin que le citoyen camerounais admette définitivement que l’Etat a failli.
Eseka aura ainsi attiré pas moins de trois de ces dirigeants sur place, dans les heures qui ont suivi le drame. Leur présence cependant n’a pas été d’un grand secours pour les populations sinistrées, et ce n’est guère étonnant. C’est un fait qui leur est coutumier, être présents, parler, mais ne rien faire de concret. De toute façon, le pays leur appartient alors pourquoi devraient-ils s’en faire outre mesure ?
Il y a une autre frange de la population, qui se caractérise par son hyper activité en paroles (je dois en faire partie à l’instant même au travers de ces écrits). Ce groupe oscille entre richesse et vie moyenne. Il est très présent sur les réseaux sociaux, a souvent le rôle de « déclencheur de crise » au travers de publications, de photos ou vidéos partagées. Ceux-là que j’appelerai « les éclairés » sont conscients que le pays va mal. Ils aimeraientt pouvoir changer les choses mais ne sont pas toujours prêts au sacrifice réel que cela constituerait.
Ils se plaignent beaucoup, mais ne souffrent pas tant que ça. Ce groupe dénonce la corruption mais n’hésite pas à l’utiliser pour arriver à ses fins. Que ce soit bakchich, relations, passe-droit, il estime qu’en attendant le changement, il faut bien vivre. Dans cette frange, il y a cependant de vrais futurs héros, qui vont au-delà des publications et posent de vrais actes dans la vie quotidienne qui visent au changement.
Mais tout ceci reste encore minoritaire. La grande majorité des « éclairés » crient au besoin de changement, réclament des commissions indépendantes pour Eseka, est allée sur le terrain et a fait des dons dans les hôpitaux. Elle a publié ou pas sur Facebook, est deveneu Eseka, avec un drapeau, des bougies, ou le même mélange sur les réseaux sociaux, mais une fois la douleur et le drame passés, ces « éclairés » reprendront leur train-train quotidien.
Le Cameroun est un train à deux vitesses au minimum, et la tragédie d’Eseka doit nous l’avoir rappelé. Si elle ne l’a pas encore fait, alors elle ne nous a véritablement rien appris.
Il y a une troisième frange de la population, qui en constitue 90%. Elle est celle qui a été la plus touchée par Eseka. Elle est celle qui essaie de voir venir, mais qui a beaucoup de mal à vivre au jour le jour. Elle répond à la misère par un cynisme à toute épreuve, capable de rire même de la mort. Cette frange est celle qui a le plus de haine contre les dirigeants mais qui part aussi du principe selon lequel c’est un système auquel on ne peut rien changer et contre lequel il ne sert à rien de se battre, car qui sommes-nous pour espérer le changement ? Ce groupe est donc celui qui ne veut pas se battre et qui n’en voit pas l’intérêt.
Il est celui qui estime qu’il faut arrêter les leçons de morale inutiles car la vie est dure et « on va faire comment ?». Il est celui qui s’en fout que le président actuel ou un autre soit à la tête du pays, car tous veulent le pouvoir et personne ne serait selon cette portion de la population, prêt à s’investir pour le pays. Elle a dit « Y en a marre » et « Attendons 2035 ». Dans ce groupe on attend la mort et cette dernière ne surprend même plus, alors pourquoi se battre contre elle quelle que soit la manière dont elle survient ?
La troisième frange a au moins le mérite d’être honnête avec elle-même. La deuxième, celle des éclairés, est celle qui a le plus de responsabilités mais a décidé de ne pas s’en soucier et qui se rapproche de la vision de la troisième alors qu’elle a le choix. La première frange est la raison pour laquelle les deux autres doivent absolument se réveiller. Oui, elles doivent se réveiller, car le concept de pouvoir pour le peuple, a foutu le camp. Il ne nous reste que nous, si nous voulons un jour espérer un changement.
Il est temps de s’unir, il est temps de se reprendre inexorablement en main.
Le problème est que les membres de la deuxième frange, les « éclairés », pense parfois avoir le monopole du savoir. Ils pensent être plus malins que les autres et pensent pouvoir toujours s’en sortir malgré les situations difficiles, donc pourquoi s’investir pour les autres. Avec Eseka, on les a vus s’activer, vouloir se donner bonne conscience, réaliser peut-être le fossé existant entre les différentes couches. Mais….est-ce sûr ?
Le Cameroun a besoin que les Camerounais se réveillent. Le Cameroun a besoin que le citoyen camerounais admette définitivement que l’Etat a failli. Le Cameroun a besoin que le citoyen camerounais devienne non seulement un éclairé, mais assume les conséquences de cette position et soit prêt à se sacrifier pour que la masse opprimée, découragée et persuadée que « la vie est une bastonnade où tous les coups sont permis » puisse commencer à avoir un peu foi, et puisse, elle aussi, prendre le courage d’agir différemment.
Le Cameroun est un train à deux vitesses au minimum, et la tragédie d’Eseka doit nous l’avoir rappelé. Si elle ne l’a pas encore fait, alors elle ne nous a véritablement rien appris. Il est temps de s’unir, il est temps de se reprendre inexorablement en main.
Photo : Radio France Internationale
Anna S. Kedi est une entrepereneure camerounaise. Elle est également blogueuse : elle partage son quotidien sur son blog La case d’Anna et parle de culture africaine sur La bibliothèque qui ne brûle pas.