Iris Sanner
Il a fallu attendre 80 ans pour que les autorités sénégalaises et françaises reconnaissent officiellement les événements de Thiaroye comme un « massacre », un terme longtemps utilisé par des historiens, intellectuels, écrivains et militants africains. Ce changement de rhétorique est une des conséquences directes des revendications souverainistes et anti-françaises qui se sont popularisées en Afrique de l’Ouest ces dernières années.
Le massacre de Thiaroye désigne les tragiques événements survenus le 1er décembre 1944 au camp militaire de Thiaroye, au Sénégal. Ce jour-là, des soldats africains, connus sous le nom de « tirailleurs sénégalais », ont été abattus par les troupes coloniales françaises alors qu’ils réclamaient le paiement de leurs soldes après leur retour de captivité durant la Seconde Guerre mondiale. Pendant longtemps, deux versions ont corroboré. D’un côté celle des autorités militaires françaises, qui affirment avoir réprimé une rébellion armée, et de l’autre celles des soldats africains pour qui, il s’agit d’un massacre colonial.
Ce changement de rhétorique intervient dans un contexte où le discours anti-français a gagné en popularité, alors même qu’Emmanuel Macron n’a cessé de s’attribuer une image de jeune président en rupture avec ses prédécesseurs. En 2017, lors de son premier déplacement en Afrique, il déclarait devant les étudiants de l’université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou au Burkina Faso : « Je suis comme vous, d’une génération qui n’a jamais connu l’Afrique comme un continent colonisé ».
Il est vrai qu’il a été pour la première fois à l’initiative de plusieurs politiques mémorielles telles que des restitutions de biens pillés pendant la colonisation ou d’ouverture de commissions d’historiens notamment sur l’Algérie, le Rwanda et le Cameroun. Pourtant, la politique de la France en Afrique francophone a rarement été aussi critiquée de maintenir un schéma néocolonial. Parmi ces critiques, les mémoires de la colonisation constituent un point de crispation majeur.
La méconnaissance au sein de l’opinion publique française de la colonisation violente de l’Afrique, des guerres coloniales telles qu’en Algérie ou au Cameroun, a été entretenue et voulue par les gouvernements français. Notamment en empêchant l’accès aux archives et en soutenant un récit officiel qui camoufle ces vérités. Cependant, ces entreprises de dissimulation mémorielle ont aussi été acceptées par certains chefs d’Etats africains. Le cas du Cameroun est équivoque à ce sujet, les successifs gouvernements postindépendances ont contribué à l’omerta sur la guerre d’indépendance du Cameroun.
Ce changement de rhétorique intervient dans un contexte où le discours anti-français a gagné en popularité, alors même qu’Emmanuel Macron n’a cessé de s’attribuer une image de jeune président en rupture avec ses prédécesseurs
Les évènements qui eurent lieu au camp de Thiaroye le 1er décembre 1944 sont aussi tombé dans cet oubli voulu et entretenu.
Les premières tentatives de mise en récit du massacre dans les années postindépendances
Le massacre de Thiaroye a été occultée des discours et de la mémoire officielle sénégalaise et ouest-africaine. Pourtant, dans les années postindépendance, de jeunes intellectuels sénégalais tentent de mettre en lumière cette histoire.
En 1944, Léopold Sédar Senghor, lui-même fait prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale, rédige un poème sur le massacre, intitulé Thiaroye. Mais une fois président il n’évoquera plus jamais le sort des tirailleurs de Thiaroye. Entre 1977 et 1978, Cheikh Faty Faye, militant du Parti africain de l’indépendance (PAI), parti interdit sous Senghor, s’empare du sujet. Il écrit une pièce qui est publiée en plusieurs tableaux dans le journal d’extrême gauche Àndë Sopi. En 1981, c’est l’écrivain Boubacar Boris Diop qui met en scène le massacre dans une pièce nommée Le Temps de Tamango. Finalement c’est en 1988 qu’est réalisé pour la première fois un film sur le massacre de Thiaroye qui permet de faire connaître au grand public sénégalais et notamment à la jeunesse les évènements. Il s’agit du film Camp de Thiaroye réalisé par Ousmane Sembene et Thierno Faty Sow. Le film sera censuré pendant trois ans au Sénégal sous le gouvernement socialiste d’Abou Diouf qui craignait que cela n’entache ses relations avec la France. Du côté de la métropole, la censure est d’autant plus longue, car il faut attendre 1998 pour qu’une salle de cinéma programme le film.
Ces témoignages artistiques ne permettent pas l’émergence d’une mémoire nationale par les gouvernements sénégalais. Il faut attendre 2004 pour qu’un premier pas vers l’institutionnalisation de la mémoire des tirailleurs émerge. Le 23 août 2004, Abdoulaye Wade lui-même fils de tirailleur, inaugure la première journée du Tirailleur sénégalais. La France est invitée à l’évènement à travers la figure de Pierre-André Wiltzer, ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, venu représenter le président français Jacques Chirac. Pour la première fois, un haut-représentant français fait mention d’un évènement « tragique et choquant ».
Dans son discours Pierre-André Wiltzer affirme qu’ « il existe quelques pages sombres et douloureuses qui ne doivent pas être oubliées (…) C’est le cas de Thiaroye 44 ». Le discours officiel français évolue vers la reconnaissance de ce massacre colonial, sans toutefois reconnaître la responsabilité de la France dans l’orchestration et la dissimulation des évènements.
Dix ans plus tard, en 2014, une nouvelle cérémonie est organisée, cette fois-ci au cimetière de Thiaroye. Le président français, François Hollande, est présent et s’exprime à travers les termes suivants : « Je voulais réparer une injustice et saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leur fusil, car c’est ce qui s’est produit. Ce fut la répression sanglante de Thiaroye. ». Cette déclaration marque aussi un tournant, pour la première fois, un chef d’état français revient sur les évènements du 1er décembre 1944.
Mais cette évolution dans le discours français est imprégnée du contexte politique. La France est militairement présente dans la région par l’opération Serval, devenue Barkhane depuis le 1er août 2014. Faire ce pas de diplomatie mémorielle est aussi un moyen de lisser l’image de la France en pleine lutte d’influence contre les djihadistes au Sahel. Mais ni le terme de massacre ni la possibilité de réparations ne sont mentionnés.
Le tournant des années 2000 : un combat renouvelé pour la vérité historique
En 2024, pour la première fois le terme « massacre » est employé par un chef d’Etat sénégalais. Bassirou Diomaye Faye est à l’image de cette nouvelle génération de sénégalais et de dirigeant, qui n’a pas connu la colonisation et qui ne fait pas partie des élites de la « Françafrique ». Il est le représentant d’une génération qui ressent comme un malaise face à une histoire et une mémoire institutionnelle en contradiction avec une mémoire populaire. Il l’affirme dans son discours inaugural de la journée des commémorations du 1er décembre 2024 : « comme beaucoup d’entre nous, jeunes et moins jeunes, se poseraient la question de savoir de quoi s’agit-il exactement ? Tellement la chape de plomb était fermement posée depuis très longtemps pour tenter de rayer cet épisode fâcheux de notre histoire ».
Il dénonce l’absence de mémoire au sein des instances publiques qui a été entretenue par les régimes précédents. A l’instar de Macky Sall, qui ne s’est pas saisi de cette urgence mémorielle, pourtant lui aussi président durant cette année du 80e anniversaire du massacre. Au-delà d’un devoir historique, c’est donc aussi un enjeu de souveraineté que représente la mémoire de Thiaroye et Bassirou Diomaye Faye a su saisir cet élan panafricain réclamé par la jeunesse.
Ces revendications ont aussi leurs échos en France, où des descendants de tirailleurs mais plus globalement toute une jeunesse issue de l’immigration ne se sent pas représentée par l’histoire et la mémoire officielle française. Encore aujourd’hui, les crimes coloniaux de la France en Afrique sont à peine enseignés dans les manuels scolaires. Le débat a pu être ouvert lorsqu’en 2005 l’article 4 de la loi du 23 février disposait : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord (…) ». Des historiens se sont rapidement insurgés face à cette tentative politique de créer un récit officiel qui tendrait à glorifier le rôle de la France dans ses anciennes colonies. Ce malaise générationnel s’est muté en revendications politiques, la figure d’Aïssata Seck en est un des symboles.
Bassirou Diomaye Faye est à l’image de cette nouvelle génération de sénégalais et de dirigeant, qui n’a pas connu la colonisation et qui ne fait pas partie des élites de la « Françafrique »
Cette petite-fille de tirailleurs sénégalais est aujourd’hui directrice de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage ainsi que l’association pour la mémoire et l’histoire des tirailleurs sénégalais. Elle milite pour faire entendre les voix de ces soldats trop longtemps passées sous silence. La récente sortie du film Tirailleurs de Mathieu Vadepied en France, a aussi permis de mettre en lumière l’histoire des soldats africains engagés dans la Première guerre mondiale.
Le film a dépassé le million d’entrées en France, symbole de la soif de connaissance et de vérité d’une jeunesse qui ne trouve pas de réponses au sein des institutions publiques. Ainsi, en France aussi la fracture se fait ressentir, entre des élites politiques phobiques du pardon, Macron affirmait en 2023 qu’il n’a « pas à demander pardon » à l’Algérie et quelques années auparavant Sarkozy déclarait devant les étudiants sénégalais que « le colonisateur a pris, mais il a aussi donné », et une jeunesse issue de l’immigration qui se sent stigmatisée et discriminée.
Le Sénégal : « fer de lance » d’une politique mémorielle panafricaine
Finalement, c’est en 2024, soit 80 ans après les faits, que sont entrepris pour la première fois de réels travaux de mémoire. Bassirou Diomaye Faye, fraîchement élu président, institutionnalise la journée du 1er décembre comme journée de commémoration du massacre des tirailleurs de Thiaroye. Dans la lancée, est créé le Comité de commémoration du 80e anniversaire du massacre, présidé par le Professeur Mamadou Diouf. Ce comité sera chargé de remettre en avril 2025 un livre blanc permettant de « lever le voile sur le massacre contre les manœuvres de dissimulation de la vérité ».
D’autres mesures accompagnent cette politique mémorielle, telle que l’enseignement obligatoire du massacre dans les curricula éducatifs sénégalais. Face à ce basculement, le président Macron ne pouvait qu’employer lui aussi le terme de « massacre », sachant le contexte régional de plus en plus hostile à la présence française.
Au-delà d’un devoir historique, c’est donc aussi un enjeu de souveraineté que représente la mémoire de Thiaroye
Ainsi, le Sénégal devient le fer de lance des travaux mémoriels du massacre de Thiaroye ;peut-être du fait de l’appellation raciste, qui a englobé tous ces soldats sous le nom de « tirailleurs sénégalais », et du fait que le massacre ait eu lieu à Thiaroye au Sénégal. Toutefois, ce massacre a été perpétué contre des soldats issus de tout l’empire colonial français. A travers cette politique mémorielle, le président sénégalais permet de faire de Thiaroye un véritable « lieu de mémoire » africain. Mais il n’est pas le premier, le président malien, Alpha Oumar Konaré, aussi historien, avait déjà tenté de créer un lieu de mémoire pour ces soldats tués.
En 2001, il avait érigé un monument dédié aux martyrs de Thiaroye, accompagné d’un discours poignant sur le devoir de mémoire. Toutefois, son initiative n’a pas été reprise par les chefs d’États qui lui ont succédés, au point où le monument est tombé en ruine. Le nouveau gouvernement sénégalais entend promouvoir une mémoire panafricaine durable, qui transcende les frontières nationales et perpétue le souvenir des tirailleurs africains.
Crédit photo: RFI
Iris Sanner est stagiaire en recherche à WATHI et étudiante en Master de Science politique parcours Politique comparée Afrique Moyen-Orient à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’intéresse aux questions de mémoires politiques et de rapport à la démocratie en Afrique.