Bah Traoré
La guerre entre la Russie et l’Ukraine, au-delà de son impact économique mondial sur les prix du blé et les chaînes d’approvisionnement alimentaire, exerce des répercussions géopolitiques majeures en Afrique et la région du Sahel. L’implication de l’Ukraine dans les récents affrontements entre les forces armées maliennes (FAMa) et les mouvements rebelles du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement (CSP-PSD) autour de Tinzaouaten illustre la rivalité croissante entre l’Ukraine et la Russie, qui s’étend au-delà des frontières de l’Europe. En février 2023, le Mali a pris une autre position en rompant avec sa tradition de non-alignement, en votant contre une résolution de l’ONU condamnant l’intervention militaire de la Russie en Ukraine et appelant la Russie à retirer ses troupes hors de l’Ukraine.
Le choix du Mali, qui divergeait de la majorité des pays africains qui se sont abstenus lors du vote de la résolution, a marqué une rupture significative de sa position historique de non-alignement et reflétait un réalignement en faveur de la Russie. Cette décision pourrait être perçue comme un effort du Mali de se rapprocher davantage de son partenaire militaire dans sa lutte contre les groupes armés, mais elle comporte également des risques de fragilisation de sa position régionale et internationale. Le vote du 2 mars 2022 sur la résolution de l’ONU exigeant que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine met en évidence deux aspects significatifs.
Le Brésil a soutenu la résolution, alors que l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Inde et la Chine se sont abstenus, et la Russie a voté contre. Un an plus tard, lors du vote du 23 février 2023, les mêmes schémas se répètent, soulignant l’absence de convergence au sein des BRICS+ sur la question ukrainienne. Si le Brésil, l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont soutenu la résolution, l’Afrique du Sud, l’Iran, l’Inde et la Chine se sont abstenus, tandis que la Russie a voté contre et l’Éthiopie était absente. Cette diversité de positions reflète les priorités géopolitiques divergentes au sein du groupe, limitant ainsi leur capacité à adopter une stratégie unifiée face aux enjeux internationaux.
L’Ukraine a intensifié ses efforts diplomatiques sur le continent depuis le début de la crise avec la Russie en février 2022, avec un accent sur l’ouverture de nouvelles ambassades. En 2023, elle a annoncé son intention d’ouvrir des ambassades dans dix pays africains, visant à renforcer les relations diplomatiques et à contrer les narratifs russes sur le continent qui sont de plus en plus populaires dans certaines régions. Cette stratégie, en réponse à l’invasion russe et ses conséquences géopolitiques, pourrait exacerber les tensions entre les États dans une région déjà fragilisée.
En avril 2024, l’Ukraine a ouvert de nouvelles ambassades en République Démocratique du Congo, au Ghana, au Botswana, au Mozambique et au Rwanda, suivie par des ouvertures en Côte d’Ivoire et en Mauritanie en mai 2024. Ces initiatives visent à renforcer la présence diplomatique de certains pays en Afrique pour contrer l’influence russe, notamment dans un contexte où les relations entre le Mali et ses voisins, comme la Mauritanie, se détériorent depuis l’arrivée des militaires au pouvoir. Cette expansion diplomatique intervient alors que les militaires au pouvoir à Bamako ont adopté une posture d’éloignement vis-a-vis des partenaires occidentaux traditionnels, exacerbant ainsi les tensions régionales.
Le choix du Mali, qui divergeait de la majorité des pays africains qui se sont abstenus lors du vote de la résolution, a marqué une rupture significative de sa position historique de non-alignement et reflétait un réalignement en faveur de la Russie. Cette décision pourrait être perçue comme un effort du Mali de se rapprocher davantage de son partenaire militaire dans sa lutte contre les groupes armés, mais elle comporte également des risques de fragilisation de sa position régionale et internationale
Le Sahel, devenu un terrain de jeu d’influence entre puissances, voit la multiplication des acteurs sécuritaires et des alliances fluctuantes. L’implication de l’Ukraine dans la région, en réponse à la rivalité avec la Russie, pourrait engendrer des tensions supplémentaires entre les États du Sahel, où les relations ne sont déjà pas au mieux. Cette dynamique de compétition entre la Russie et l’Ukraine pour l’influence en Afrique pourrait avoir des implications significatives pour la stabilité régionale dans les années à venir.
La compétition croissante entre la Russie et l’Ukraine pour l’influence en Afrique, notamment dans la région du Sahel, impose aux pays concernés une approche prudente pour éviter toute tentative de déstabilisation. La montée des alliances stratégiques concurrentielles sont en train de transformer le paysage géopolitique, rendant le Sahel plus vulnérable aux influences extérieures et aux conflits internes.
Ukraine, un acteur de plus au Sahel
La géopolitique internationale a des répercussions significatives sur les dynamiques au Sahel, transformant cette région en un terrain d’influence et de conflits par procuration. Cette dynamique est particulièrement visible dans les relations entre les puissances occidentales et la Russie. Le Mali, déjà fragilisé par des conflits internes, des crises humanitaires, et des défis économiques, est devenu un théâtre d’affrontements indirects entre la Russie et l’Ukraine.
Les récents affrontements entre les forces armées maliennes (FAMa) et les rebelles touaregs, notamment ceux du Cadre stratégique pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA), illustrent cette dynamique. Andriy Yusov, porte-parole du renseignement militaire ukrainien, a affirmé dans une vidéo que l’Ukraine a fourni des informations aux rebelles touaregs du CSP-DPA dans leurs affrontements contre les FAMa et leurs supplétifs russes à Tinzaouaten, dans le nord du Mali. L’ambassade d’Ukraine au Sénégal avait partagé cette vidéo sur sa page Facebook, avant de la supprimer par la suite. Ce soutien de l’Ukraine aux rebelles touaregs met en lumière une guerre par procuration, avec des acteurs locaux devenant des instruments dans une lutte plus vaste entre la Russie et l’Ukraine soutenus par les pays occidentaux. La prise de Kidal en novembre 2023 par les FAMa, soutenues par les supplétifs russes, représentait une victoire symbolique majeure contre les mouvements rebelles dans le nord du pays. Cependant, malgré cette victoire, la situation sécuritaire reste précaire, avec la menace persistante des groupes djihadistes.
Après le coup d’État de 2021, le Mali s’est tourné vers la Russie, s’éloignant ainsi de ses partenaires occidentaux, notamment la France, qui menait des opérations anti-terroristes dans la région depuis 2013. La Russie a intensifié sa présence au Sahel, en particulier au Mali, en fournissant du matériel militaire et en participant à des opérations contre des groupes armés et terroristes dans le centre et le nord du pays. Cette présence russe représente une alternative aux anciennes puissances coloniales, offrant un soutien militaire à des régimes souvent isolés sur la scène internationale.
L’Ukraine, cherchant à étendre son soutien dans la crise qui l’oppose à la Russie en Afrique, a reconnu son rôle lors des combats de Tinzaouatène, où des informations fournies par Kiev auraient été cruciales pour les rebelles touaregs. Bien que la présence directe de forces ukrainiennes au Mali n’ait pas été confirmée, des responsables militaires ukrainiens ont indiqué une implication dans le renseignement et les opérations contre les forces maliennes et russes. Cette stratégie vise à affaiblir la Russie en exploitant ses vulnérabilités au Sahel tout en établissant des relations avec des acteurs locaux susceptibles de devenir des alliés dans une lutte prolongée contre l’influence russe.
Le Sénégal, à travers son ministère de l’Intégration africaine et Affaires étrangères, a convoqué l’ambassadeur d’Ukraine à Dakar suite à une publication controversée de l’ambassade ukrainienne concernant les affrontements entre les FAMa et les rebelles touaregs au nord du Mali. Cette décision souligne l’importance pour le Sénégal de préserver sa neutralité dans le conflit russo-ukrainien et de ne pas être entraîné dans des polémiques internationales. Suite à cette mise au point des autorités sénégalaises, la vidéo incriminée a été retirée des réseaux sociaux de l’ambassade ukrainienne au Sénégal. Cet incident diplomatique rappelle également que ce n’est pas la première fois que l’ambassadeur ukrainien au Sénégal est convoqué pour des publications jugées inappropriées. En mars 2022, l’ambassadeur avait été convoqué pour avoir posté un appel pour le recrutement de volontaires sénégalais à s’engager aux côtés de l’armée ukrainienne contre la Russie lors du début de la crise.
Le Sahel, devenu un terrain de jeu d’influence entre puissances, voit la multiplication des acteurs sécuritaires et des alliances fluctuantes. L’implication de l’Ukraine dans la région, en réponse à la rivalité avec la Russie, pourrait engendrer des tensions supplémentaires entre les États du Sahel, où les relations ne sont déjà pas au mieux
Les affrontements récents dans le nord du Mali, où le Mali dit avoir perdu des hommes et d’importants matériels, aggravent l’insécurité dans la région. En conséquence, le Mali a rompu ses relations diplomatiques avec l’Ukraine le 4 août 2024, accusant cette dernière d’être impliquée dans les affrontements qui ont coûté la vie à des militaires sans préciser le nombre et des dégâts matériels. Cette rupture marque une escalade des tensions et souligne les enjeux géopolitiques croissants dans la région. La présence de divers acteurs internationaux, combinée à des conflits internes et à un climat d’instabilité, complique davantage la situation au Sahel. Le 6 août 2024, le Niger a annoncé la rupture immédiate de ses relations diplomatiques avec l’Ukraine, deux jours après une décision similaire prise par le Mali. Le gouvernement nigérien, exprimant sa solidarité avec le Mali, a justifié sa décision par la gravité de la situation et l’implication présumée de l’Ukraine dans les violences. Les pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont porté plainte contre l’Ukraine auprès des Nations Unies. Le 19 août 2024, ces trois pays ont adressé une lettre au président du Conseil de sécurité de l’ONU, dénonçant ce qu’ils considèrent comme le soutien de l’Ukraine aux groupes terroristes opérant dans la région du Sahel.
L’Afrique et l’héritage de la guerre froide
La Guerre froide, qui s’est étendue de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en 1991, a eu un impact profond sur le monde entier, y compris sur l’Afrique de l’Ouest. Cette période de tension géopolitique entre les États-Unis et l’Union soviétique a coïncidé avec la décolonisation de la région, créant un environnement complexe où les superpuissances ont cherché à étendre leur influence idéologique, politique et économique. La décolonisation de l’Afrique de l’Ouest dans les années 1950 et 1960 a eu lieu à un moment où les États-Unis et l’Union soviétique rivalisaient pour qui ont cherché à étendre leur influence idéologique, politique et économique en soutenant divers mouvements et régimes locaux. Les deux superpuissances ont soutenu divers mouvements de libération nationale en fonction de leur alignement idéologique, exacerbant ainsi plusieurs conflits en fournissant des armes, des fonds et une formation militaire aux factions belligérantes.
De nombreux conflits en Afrique durant cette période étaient en réalité des guerres par procuration, où les superpuissances soutenaient des factions opposées. Les exemples le plus illustratifs des conflits furent la guerre civile en Angola (1975 à 2002) et le conflit du Biafra (1967-1970) sont deux exemples notables parmi tant d’autres. Au-delà des puissances étrangères, des États de la région se positionnaient également. Plusieurs pays africains ont reconnu le Biafra comme un État indépendant, notamment la Tanzanie, le Gabon, la Côte d’Ivoire et la Zambie. En revanche, des pays comme le Ghana et le Sénégal ont soutenu le gouvernement nigérian, craignant qu’une victoire biafraise n’encourage d’autres mouvements sécessionnistes sur le continent. L’Organisation de l’unité africaine (OUA) a également soutenu le Nigeria pour préserver l’intégrité territoriale du pays, considérant que la reconnaissance du Biafra pourrait créer un précédent dangereux pour d’autres États africains.
Cette période de tension géopolitique entre les États-Unis et l’Union soviétique a coïncidé avec la décolonisation de la région, créant un environnement complexe où les superpuissances ont cherché à étendre leur influence idéologique, politique et économique. La décolonisation de l’Afrique de l’Ouest dans les années 1950 et 1960 a eu lieu à un moment où les États-Unis et l’Union soviétique rivalisaient pour qui ont cherché à étendre leur influence idéologique, politique et économique en soutenant divers mouvements et régimes locaux
L’indépendance de l’Angola en 1975 a rapidement été suivie par une guerre civile, en raison de l’incapacité des principaux mouvements de libération à savoir le Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) et l’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola (UNITA). Les causes du conflit étaient multiples et incluaient des rivalités idéologiques. Le MPLA, soutenu par l’Union soviétique et Cuba, se positionnait comme marxiste-léniniste, tandis que l’UNITA, dirigée par Jonas Savimbi, était anti-communiste et bénéficiait du soutien des États-Unis et de la France. Ce conflit a fait près d’un million de morts, 4 millions de déplacés, et a laissé un pays en ruines. Ce n’est qu’après la mort de Jonas Savimbi, le leader de l’UNITA, en 2002, que la guerre a pris fin, l’UNITA signant un accord de paix avec le gouvernement du MPLA peu de temps après.
Le conflit du Biafra, qui a opposé le gouvernement fédéral nigérian aux forces sécessionnistes du Biafra de 1967 à 1970, a été l’un des conflits les plus tragiques et déstabilisateurs de l’Afrique post-coloniale. Les Igbo, qui constituent l’un des principaux groupes ethniques du Nigeria, se sont sentis marginalisés par le gouvernement central dominé par le Nord. Ce sentiment a été renforcé par des politiques perçues comme discriminatoires et par l’absence de représentation politique adéquate pour les Igbo au sein des instances décisionnelles du pays. De plus, la France et les États-Unis ont joué un rôle discret en fournissant des armes et un soutien logistique aux forces biafraises, bien qu’ils n’aient pas officiellement reconnu l’indépendance du Biafra. Ce soutien a été motivé par des intérêts géopolitiques, notamment le contrôle des ressources pétrolières de la région, qui étaient cruciales pour l’économie nigériane.
Crédit photo: Afrik Soir
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.
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Belle réflexion
Excellente tribune !