Face au terrorisme, l’Afrique de l’Ouest doit rester zen et minimiser les risques
Gilles Olakounlé Yabi
A qui le tour ? Après l’attentat terroriste à Ouagadougou en février dernier, on se posait déjà cette question morbide. Quelle capitale ouest-africaine serait la prochaine cible d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI) et de son nouveau mode opératoire ? Dakar ou Abidjan ? C’est la Côte d’Ivoire qui a été frappée ce dimanche 13 mars. Pas la métropole Abidjan elle-même mais son prolongement balnéaire du week-end, Grand-Bassam. Onze Ivoiriens, un Nigérian ont été tués aux côtés d’une Allemande, d’une Macédonienne, d’un Libanais et de quatre Français. A Ouagadougou et à Bamako aussi, les victimes étaient autant africaines que non africaines. Le terrorisme est une menace pour nous tous, résidents dans n’importe quelle ville d’Afrique de l’Ouest. Comme elle l’est depuis longtemps dans d’autres parties du monde.
On comprend qu’au lendemain de chaque acte terroriste, les chefs d’État de la région, de concert avec les autorités françaises, leurs premiers partenaires dans le domaine de la défense et de la sécurité, déclarent avec la même force leur détermination à lutter contre le terrorisme. Mais les dirigeants ouest-africains ont la responsabilité de développer aujourd’hui une réflexion autonome sur la menace terroriste, qui intègre cette dernière dans le contexte général des risques sécuritaires auxquels font face les pays de la région. Qui tienne compte de la situation politique, économique et sociale, des équilibres internes fragiles et des moyens limités de la région. Et qui tienne compte aussi des conséquences à long terme des choix stratégiques effectués aujourd’hui.
Cette réflexion autonome devrait être guidée par deux impératifs simples : protéger les populations autant que possible ici et maintenant ; et ne pas compromettre par les décisions d’aujourd’hui la paix et la sécurité à moyen et long terme dans la région.
Il vaut mieux avoir dans son pays des forces spéciales entraînées et équipées pour pouvoir réagir efficacement à l’attaque d’un commando armé, que de ne pas en avoir. A Grand-Bassam, l’intervention rapide des forces ivoiriennes, en neutralisant les trois hommes armés, a incontestablement sauvé des vies et limité un bilan déjà douloureux de 16 tués.
Il n’y a pas de miracle. Sans être un expert en la matière, on peut affirmer que disposer de forces spéciales adaptées à ce type de situation nécessite un recrutement exigeant, une formation adaptée, des entraînements réguliers, des équipements appropriés, une logistique et une chaîne de commandement bien pensées. Dans tous les pays de la région, personne ne devrait trouver à redire à un renforcement des moyens nécessaires aux forces dédiées à la réaction contre des attaques terroristes de cette nature. Compte tenu des implications en termes de moyens financiers et d’expertise technique, on ne trouvera pas non plus à redire à une coopération avec la France, les États-Unis et d’autres partenaires dans le domaine de la formation et de l’équipement des forces spéciales et/ou des unités anti-terroristes.
Le véritable succès de la lutte opérationnelle contre le terrorisme est cependant celui, discret, qui se traduit par des attaques déjouées ou découragées en amont par le travail des services de renseignements et de l’ensemble de l’appareil de sécurité intérieure et extérieure des États. Comme partout dans le monde, des succès ne pourront être enregistrés dans le domaine de la prévention de la forme dominante actuelle du terrorisme que par un renforcement de la qualité et du professionnalisme des ressources humaines impliquées dans les services de renseignements et de sécurité, et par un accroissement des moyens mis à leur disposition.
La prévention des attaques consiste aussi pour les pays de la région à sécuriser davantage de manière visible les lieux apparaissant comme les cibles potentielles les plus évidentes pour les terroristes, et à donner le sentiment d’avoir aussi renforcé la protection des cibles secondaires beaucoup trop nombreuses pour pouvoir être effectivement bien sécurisées. La perception d’un renforcement de la sécurité est autant important que la réalité. Le bon sens recommande de soutenir tous les efforts allant dans ce sens.
Mais le même bon sens devrait pousser les responsables politiques de la région à situer toutes les mesures sécuritaires immédiates dans le cadre de la protection des fondations structurelles de la paix et de la sécurité dans chacun des pays d’Afrique de l’Ouest. Préserver le dynamisme des activités économiques formelles et informelles dans tous les pays est notamment essentiel : casser par exemple la reprise économique en Côte d’Ivoire et ses perspectives à cinq ou dix ans par un attentat serait par exemple catastrophique pour ce pays et pour tout son voisinage.
C’est parce que l’impact des attaques terroristes sur les modes de vie est potentiellement dévastateur qu’il est judicieux de prendre des mesures qui rassurent les populations, à défaut de pouvoir les protéger effectivement. Les résidents des grandes villes ouest-africaines doivent absolument continuer à vivre, à sortir, à travailler, à commercer, à entreprendre, à se projeter dans un avenir meilleur. Les Etats doivent prendre des mesures pour donner aux populations le sentiment qu’elles sont mieux protégées tout en évitant d’opter pour un déploiement excessif de forces de sécurité armées qui provoquerait l’effet inverse : un sentiment d’insécurité permanente. C’est la recherche difficile de cet équilibre qui doit guider les autorités politiques de la région.
Protéger les bases fondamentales de la paix et de la sécurité à long terme en Afrique de l’Ouest, c’est protéger les investissements dans l’éducation, la formation professionnelle, la santé et les infrastructures économiques et sociales structurantes. C’est investir dans la construction des capacités humaines des Etats à concevoir et à mettre en œuvre les politiques publiques les plus efficaces correspondant à l’intérêt général de leurs pays respectifs, dans tous les domaines, y compris celui de la sécurité qui ne se limite pas à la lutte contre le terrorisme. C’est renforcer la coopération au sein de l’espace régional ouest-africain élargi à l’ensemble du Sahel, investir dans la compréhension des dynamiques complexes et menaçantes de l’Afrique du Nord et tisser des liens d’un type nouveau avec les Etats et les peuples de cette région voisine.
La Côte d’Ivoire, dernière cible en date des criminels, a connu plus d’une décennie de crise politico-militaire avec un bilan désastreux. Pour ce pays, la première des priorités, avant et après l’attentat de Grand-Bassam, est d’éviter de recréer les conditions d’un retour à de graves fissures politiques internes et d’éloigner durablement toute possibilité de retour à une guerre civile. C’est pour cela qu’en Côte d’Ivoire, comme dans tous les autres pays d’Afrique de l’Ouest, côtiers comme sahéliens, il est essentiel que la lutte contre le terrorisme et les discours qui l’accompagne n’offrent aucune possibilité d’exploitation opportuniste aux entrepreneurs des extrémismes religieux et politiques.
C’est aussi pour éviter de compromettre la paix et la sécurité à moyen terme que les dirigeants des pays de la région ne doivent pas systématiquement reprendre en chœur la rhétorique de la guerre contre le terrorisme, comme s’ils avaient les mêmes moyens d’action, de défense et de protection que les pays les plus puissants de la planète. Il ne s’agit pas de prendre ses distances par couardise avec les partenaires occidentaux, ennemis déclarés de premier ordre des groupes se revendiquant d’Al Qaeda ou de l’État islamique. Il s’agit de continuer à coopérer avec la France, les États-Unis, l’Europe dans les domaines sécuritaire et militaire, mais sans en faire trop. Notamment sans communiquer à outrance sur l’intensité de cette coopération.
L’Afrique de l’Ouest ne doit pas renoncer à toute ambition de développer une capacité autonome d’évaluation des menaces sécuritaires et de hiérarchisation de ses priorités. Elle doit le faire en expliquant à ses partenaires occidentaux qu’elle n’a aucune envie de courir le risque de devenir, dans quelques années, le nouveau champ de bataille, et de ruines, entre les puissances de la planète et leurs ennemis les plus déterminés du moment. Je ne sais toujours pas si les citoyens ouest-africains doivent se réjouir ou s’inquiéter de voir chaque année toujours davantage d’avions militaires européens et américains dans le ciel des capitales de la région. Je ne sais pas si la transformation progressive de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel en une base militaire géante pour la lutte contre le terrorisme est le meilleur choix pour l’avenir. Je n’ai aucune certitude mais peut-être devrions-nous en discuter.
Photo: www.france24.com
Analyste politique et économiste, Gilles Olakounlé Yabi est l’initiateur du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, WATHI. Les opinions exprimées ici sont personnelles et ne représentent pas celles de WATHI