Gilles Olakounlé Yabi
« Voici venu le moment de vous annoncer la grande innovation des villages d’Enfants SOS du Sénégal, l’Université des sciences et techniques Tamaro Touré. Après 40 ans d’activités au service de l’enfance, il nous a paru opportun de renforcer le dispositif de prise en charge des jeunes en y ajoutant une université. »
Une université consacrée aux sciences et des technologies qui a ouvert en janvier 2018 à Dakar, c’est la dernière réalisation en date de cette femme de 81 ans, qui a largement dépassé l’âge de la retraite professionnelle, mais dont l’énergie et la volonté d’être utile à la société forcent le respect.
Une université consacrée aux sciences et des technologies qui a ouvert en janvier 2018 à Dakar, c’est la dernière réalisation en date de cette femme de 81 ans
L’ambitieux projet d’université privée, qui offre trois parcours de formation (électricité, électromécanique et électronique ; énergies fossiles, énergies renouvelables et changements climatiques ; informatique et technologie numérique), ne pourra être considéré comme une réussite qu’après quelques années. Mais le créneau est porteur et il y a fort à parier que la dame dont elle porte le nom veillera au grain avec un sens des responsabilités et une exigence de résultat qui ont caractérisé son parcours professionnel.
Tamaro Touré a été de tous les combats pour les droits des femmes et des enfants au Sénégal
En 1976, Tamaro Touré fonde l’association des Villages d’Enfants SOS au Sénégal qui s’est occupée jusqu’en 2016 de plus de 50 000 enfants avec la création de centres dans les régions les plus peuplées du pays (Dakar, Kaolack, Louga, Tambacounda). Présidente de cette institution qui fait partie du réseau mondial des Villages d’Enfants SOS, elle témoigne d’une passion pour tous les combats qui font évoluer les sociétés sur la durée.
Elle a été membre fondateur de l’Association des juristes sénégalaises (AJS) et de l’Association sénégalaise pour le bien-être familial (ASBEF), deux organisations respectées pour la pérennité et l’incontestable utilité de leurs activités, au service des femmes et donc de l’ensemble de la société sénégalaise.
Tamaro Touré est née au Soudan français (l’actuel Mali) et y a passé son enfance avant d’intégrer au Sénégal l’Ecole normale des jeunes filles de Rufisque et l’université de Dakar. Elle fut la première femme inspecteur du travail du Sénégal en 1967. Nommée conseiller technique sur les questions sociales du Premier ministre Abdou Diouf en 1972, elle le suivit à ce poste à la présidence de la République en 1981.
Tamaro Touré a été la deuxième invitée de la rubrique Passerelle de WATHI (ici). Cette rubrique a été conçue pour permettre la transmission, d’une génération à l’autre, d’expériences, de réflexions, de perspectives, de visions des sociétés ouest-africaines. L’objectif n’est ni de mettre en valeur des personnalités à la recherche de publicité ni de se limiter à des échanges superficiels et expéditifs sur un parcours personnel.
Extraits choisis du témoignage de Tamaro Touré
Des souvenirs de jeunesse sous la colonisation: l’école, les travaux forcés, l’Islam et les premières luttes
« Moi je suis née au Mali, mais mon grand-père est né au Fouta, donc quand on me dit de quelle origine vous êtes, je suis un peu embarrassée. Parce que je pense que sans l’épopée d’El Hadj Omar, du Fouta en passant par la Guinée, le pays bambara et les bords du fleuve Niger, je serais peut-être née au Sénégal… ».
« Je suis née à Ségou, vous savez c’était le royaume bambara qui a vécu des périodes, des épopées épiques qui sont racontées par les historiens, mais Ségou était aussi le poumon économique de ce qu’on appelait le Soudan français. Moi je suis née pendant la colonisation».
« Je suis née dans une famille maraboutique… Envoyer une fille à l’école, je ne sais pas comment mon père s’y est engagé. Je faisais partie d’un quota de jeunes filles. Chaque famille devait donner un quota, aussi bien pour l’école que pour le service militaire, et le travail forcé. Vous savez, on a construit la plupart de nos routes certes sous la colonisation mais avec de la main-d’œuvre gratuite ».
Envoyer une fille à l’école, je ne sais pas comment mon père s’y est engagé. Je faisais partie d’un quota de jeunes filles. Chaque famille devait donner un quota, aussi bien pour l’école que pour le service militaire, et le travail forcé
« Mon père était l’imam de la première mosquée d’El Hadj Omar, celle qu’il a érigée lorsqu’ils ont conquis le pays bambara… Cette première mosquée était sous la responsabilité de ma famille. C’était d’abord mon grand-père qui était l’imam de cette mosquée. Ensuite c’était mon père, pendant une quarantaine d’années. Et après il y a un de mes frères qui est encore imam de cette mosquée, cela continue. Peut-être que j’aurais pu si j’étais homme. Et voilà encore une discrimination. J’aurais pu être aujourd’hui imam de cette mosquée. Aujourd’hui je suis la plus âgée. Ce sont mes jeunes frères qui dirigent maintenant ».
De Ségou à Bamako, j’ai toujours participé à des associations de femmes, des associations de jeunes d’abord, et puis des associations culturelles – on disait que nous nous amusions mais je pense que le mot « amuser » n’était pas approprié
« Nous nous sommes battues à cette période pour la conquête de l’indépendance. On y croyait fermement et on s’y est engagés. De Ségou à Bamako, j’ai toujours participé à des associations de femmes, des associations de jeunes d’abord, et puis des associations culturelles – on disait que nous nous amusions mais je pense que le mot « amuser » n’était pas approprié. C’étaient des lieux de rencontres, d’échanges qui nous ont permis plus tard de constituer des organisations qui se sont battues pour une cause bien déterminée. Ma vie, c’est cela ».
L’engagement pour l’amélioration des conditions des filles et des femmes
« Nous nous sommes battues parce que les femmes étaient laissées de côté pas seulement dans la sphère politique mais dans la sphère de l’éducation surtout. On donne en mariage une femme avant 13 ans, avant 14 ans. Cela continue jusqu’à présent. Elle n’a pas le temps de s’instruire, même pas à la maison parce qu’elle est mariée, elle doit s’occuper des enfants… »
« On ne peut pas laisser 50 % de la population en dehors de ce mouvement. C’est depuis longtemps ce qu’on fait. On est 52 %, donc plus nombreuses que les hommes. Il faut que les programmes de développement soient orientés sur les femmes. C’est cela qui va faire progresser à mon avis le pays, cela fait des forces supplémentaires qui s’ajoutent aux autres forces. Quand on raisonne comme ça, on règle le problème des femmes. »
Moi, en tout cas, les garçons que j’ai élevés, ils savent tous faire la cuisine… Mais nous avons une culture qui ne permet pas toujours cela… Dans certaines familles, on te chasse de la cuisine, le garçon n’a pas sa place dans la cuisine
« Depuis l’école maternelle, qu’il n’y ait pas des entraves culturelles qui empêchent les filles de monter. A l’école maternelle, c’est 50/50. Plus on monte, plus le pourcentage de filles diminue. Pourquoi ? Parce qu’elle a d’autres tâches qu’on lui a affectées qui ne sont pas affectées aux garçons. C’est ce qu’il faut effacer. Pour qu’il y ait égalité des chances. Qu’on ne mette pas d’autres poids aux filles. Nous sommes les mêmes, nous pouvons progresser ensemble. Moi, en tout cas, les garçons que j’ai élevés, ils savent tous faire la cuisine… Mais nous avons une culture qui ne permet pas toujours cela… Dans certaines familles, on te chasse de la cuisine, le garçon n’a pas sa place dans la cuisine. »
Un hommage aux femmes, aux mères et à la mienne…
Derrière le portrait – flatteur – de cette femme que je n’ai toujours pas personnellement rencontrée, et qui est une mère adoptive pour des milliers d’enfants SOS devenus adultes actifs, se dissimule un hommage à toutes les femmes combatives, travailleuses, résilientes, entrepreneuses, qui portent sur leurs épaules le poids de « traditions » africaines qui avantagent curieusement toujours largement les hommes et qui sont souvent présentées comme immuables, inscrites dans l’ordre des choses, voire dans le plan divin.
Derrière ce portrait, il y a aussi bien sûr l’hommage à ma mère, institutrice puis directrice d’école primaire redoutable et redoutée pour son degré d’exigence du respect des règles de bonne conduite
Derrière ce portrait, il y a aussi bien sûr l’hommage à ma mère, institutrice, puis directrice d’école primaire, redoutable et redoutée pour son degré d’exigence du respect des règles de bonne conduite et, depuis de nombreuses années, retraitée très adoucie incapable de ne pas se trouver, chaque jour, de nouveaux travaux domestiques à accomplir gaiement. Avec la même exigence du travail bien fait. Et malgré les douleurs aux articulations. Les journées internationales de ceci et de cela ont quelque chose de lassant et de folklorique. Mais celle qui est célébrée le 8 mars chaque année ne lasse pas de toucher chacun de nous dans son intimité.
Economiste et analyste politique, consultant indépendant, Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur et le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group.
1 Commentaire. En écrire un nouveau
Emouvant hommage à une Dame, qui est l’incarnation du dévouement et des sacrifices de la femme en Afrique ainsi qu’à travers le monde, pour atténuer les affres dont souffre l’humanité. L’existence de l’Afrique avec des projets pour ses enfants, c’est principalement l’oeuvre de ces Grandes Dames. Merci à vous toutes !