Jean-Marc Segoun
La démocratie comme mode de gouvernance a longtemps été associée aux aspects électoraux et procéduraux et moins à sa capacité de proposer des modes pacifiques et institutionnels de résolution des conflits. Dans certains espaces géographiques africains, la multiplicité des conflits électoraux ne cesse d’interroger l’efficacité des démocraties électorales et leurs rapports aux vivants. Dans cette dynamique, les crises post-électorales deviennent des indicateurs permettant de questionner les capacités des démocraties procédurales à protéger la vie et à en prendre soin au-delà des antagonismes politiques.
Ainsi, l’idée de réintroduire une dimension de sacralité de la dignité, comme substance imprescriptible dans la démocratie s’avère une urgence. Ce postulat nous permet de définir, la démocratie substantive comme une démocratie de la dignité humaine, réfutant toute forme d’essentialisation de l’individu au rituel du vote. Cette nouvelle approche de la démocratie substantive va au-delà d’une conception mécanique de la participation politique, qui longtemps s’est résumée à la collecte de donnée désagrégée, dont la finalité est de contribuer à la fabrique de reproduction d’élites.
D’où, l’urgence de recourir à la démocratie substantive, comme alternative. Celle-ci devrait intégrer l’offre politique comme un modèle de construction de la société. Ce processus devrait consister préalablement à susciter un débat collectif sur la nécessité de réinventer un nouveau contrat politique dans certaines sociétés africaines aux trajectoires complexes, marquées par les problématiques du troisième mandant, des coups d’État, et dont les acteurs majeurs sont parfois les forces armées reconverties en professionnels de la politique.
Toutefois, la pertinence de la démocratie procédurale et la question de l’impartialité des institutions étatiques sont des sujets majeurs qui interpellent les sociétés africaines. Si nous observons les divers modes d’accession au pouvoir politique, qu’ils soient par des élections légitimes, des élections contestées, ou des coups d’État, il en ressort que le défi commun est la capacité des institutions politiques à créer des espaces de sécurité collective durable. Dans un tel contexte, s’engager dans une analyse sur un potentiel bilan de la démocratie électorale et procédurale en Afrique est un exercice complexe.
Néanmoins, pour Mamadou Gazibo, toutes analyses nécessiteraient une prise en compte des trajectoires des pays. « Dans certaines les transitions politiques bloquées sont des facteurs explicatifs de l’inefficacité de la démocratie sous toutes ses variantes. Ce sont des pays affectés par un conflit, le déclenchement d’une transition est subordonné au retour à la paix».
Cette réflexion de Mamadou Gazibo trouve sa pertinence dans l’analyse des transitions politiques au Sahel interrompues par l’argument de l’urgence de lutter contre le terrorisme. L’argument du défi sécuritaire prime sur le rétablissement de l’État de droit. Dans un tel contexte, l’urgence de rétablir l’intégrité territoriale, conditionne la tenue d’élection présidentielle par les militaires au pouvoir au Mali et au Burkina Faso. Cette tension entre sécurité et démocratie, nous permettra de réfléchir dans une première partie sur les défis sécuritaires de la démocratie substantive et deuxièmement sur son expérimentation comme facteur de prévention des conflits électoraux.
Les guerres nouvelles : des menaces contre une consolidation de la démocratie substantive
Le projet d’une démocratie substantive suppose la mise en œuvre des politiques citoyennes pour la réduction des inégalités sociales, qui représentent les causes majeures des guerres civiles. Penser une démocratie substantive, implique une compréhension de la nature des guerres, les causes endogènes, l’analyse des nouvelles conflictualités et les modes de mobilité de celles-ci. Cet effort intellectuel permet de comprendre les logiques des acteurs ; leurs rapports à la violence, leurs objectifs ; les ressources politiques, économiques et militaires dont ils disposent pour s’affronter, et pour détruire les efforts de construction des institutions politiques solides.
Si nous observons les divers modes d’accession au pouvoir politique, qu’ils soient par des élections légitimes, des élections contestées, ou des coups d’État, il en ressort que le défi commun est la capacité des institutions politiques à créer des espaces de sécurité collective durable
À cet effet, il ressort de la littérature deux courants dans l’analyse des « guerres nouvelles ». L’un est porté par l’historien Van Creveld et le politiste Herfried Münkler, et le second par l’universitaire Mary Kaldor. Van Creveld, dans son ouvrage intitulé «Les transformations de la guerre », met l’accent sur la généralisation des guerres civiles et des nouvelles menaces comme le terrorisme et des conflits de basse intensité et leurs effets de transformation dans des sociétés marquées par un contexte géopolitique multipolaire. En effet, les conséquences des interventions internationales entre mars et octobre 2011 en Libye, ont fait du Mali, un foyer du terrorisme international. Le terrorisme est une forme de conflictualité, appartenant aux guerres nouvelles, et est destructeur de tout projet en lien avec la démocratie substantive. Au Mali, la mobilité des groupes armés et les attaques terroristes de la région de Kidal (nord) vers les régions de Mopti (centre) et ensuite vers Bamako (sud) ont fragilisé les dispositifs de décentralisation gouvernementale entrepris depuis plusieurs décennies.
Les efforts politiques liés à la réforme des régions, le renforcement des capacités des autorités gouvernementales et militaires afin de garantir la participation politique et une démocratie du vivant, ont été fragilisés par la présence des groupes armés. Ainsi, une démocratie du vivant est un projet fragile dans un espace de mobilité de violences. Néanmoins, ces formes de violences ne sont pas spécifiques à l’Afrique.
Mary Kaldor qui, s’inspirant des conflits armés du Nagorny-Karabakh et de la Bosnie, dans son ouvrage « New and Old War », s’est illustrée comme une référence des « guerres nouvelles ». Elle associe les « guerres nouvelles » à une ère de la mondialisation et de la multi-coopération. Cette mondialisation est également marquée par un renforcement et une libéralisation des moyens. Désormais, les acteurs sont multiples et s’allient sur la base d’Accords de défense régionaux et internationaux.
Mary Kaldor, soutient l’idée selon laquelle : « Les anciennes guerres étaient plus autarciques et centralisées, elles pouvaient survivre sur leurs propres forces et sans recourir à l’extorsion ». Cette analyse de Mary Kaldor fait référence au diamant du sang, « blood diamants », et à la problématique de l’économie de la guerre lors des conflits en Sierra Léone entre 1991 et 2002. Ces anciennes guerres étaient financées sur des fonds propres, à la différence des nouvelles guerres qui ont une dimension internationale et transfrontalière, et mobilisent de nombreux acteurs pouvant déstabiliser les États, et freinent un éventuel projet de consolidation des démocraties substantives.
Le projet d’une démocratie substantive suppose la mise en œuvre des politiques citoyennes pour la réduction des inégalités sociales, qui représentent les causes majeures des guerres civiles. Penser une démocratie substantive, implique une compréhension de la nature des guerres, les causes endogènes, l’analyse des nouvelles conflictualités et les modes de mobilité de celles-ci
Pour Marchal Roland et Christine Messiant. « Les guerres nouvelles sont mondiales, dispersées, transnationales et mobilisent tout à la fois le marché noir, le pillage, l’aide extérieure, la diaspora et l’aide humanitaire. Elles se nourrissent toujours du détournement du bien public, du pillage et de la prédation. Et cette prédation est fortement internationalisée, greffée notamment sur les circuits de trafics internationaux ».
Les travaux de Donald Horowitz sur le lien entre ethnicité et conflictualité, remettent en cause la thèse de Mary Kaldor sur le fait que les conflits ethniques sont propres aux « guerres nouvelles ». Donald Horowitz a démontré le fait qu’il existait bien avant la guerre froide des conflits ethniques qui reposaient sur des conceptions hiérarchiques des groupes ethniques dans certaines sociétés.
Le sahel est une illustration de la mobilisation ethnique dans les dynamiques de conflits entre éleveurs et agriculteurs. Nous pensons que la dimension ethnique des conflits est un facteur d’amplification des guerres nouvelles, fragilisant la conception de l’État-nation et fait du pays une cible du terrorisme tant local qu’international.
Ainsi, le conflit politique se transpose au sein des groupes ethniques et crée les confrontations. L’une des différences mises en lumière entre les nouvelles guerres et les guerres anciennes est le fait que certaines mobilisent la question identitaire, tandis que d’autres axent leur argumentation sur une certaine idéologie. En faisant référence aux origines du terrorisme ; Coutau-Bégarie Hervé, assimile le terrorisme aux guerres nouvelles. Il conçoit le terrorisme comme une forme de contestation, un projet très ancien qui a connu des mutations et des transformations.
La démocratie substantive : une forme de prévention des guerres nouvelles
La redéfinition et la ré-conceptualisation de la démocratie devraient permettre de reconsidérer son essentialisation liée à la tenue de l’élection. Cette démarche est majeure dans la prévention des conflits électoraux et des fraudes électorales. Ainsi, les indicateurs d’appréciation de la démocratie dans un pays devraient reconsidérer la notion du long terme et non se limiter aux élections comme moment suprême de la démocratie. L’un des critères d’une démocratie substantive est le dialogue et la capacité du pouvoir en place à créer un environnement favorable à la sécurité humaine. Dans toute démocratie, la rupture du dialogue favorise les diverses formes de manifestation et des répressions des forces de l’ordre.
L’expérience ghanéenne du dialogue politique démontre que la capacité de négociation politique est fondamentale pour la démocratie substantive. Au Ghana, “les plaintes de l’opposition concernant les élections de 1992 ont été prises en considération lors de l’organisation des élections de 1996. Une nouvelle liste électorale plus complète a été établie et les bureaux d’inscription ont été dotés d’agents du gouvernement et des partis d’opposition. Tous les observateurs se sont accordés à dire que la Commission électorale du Ghana avait réussi à organiser des élections crédibles en 1996“.
Au-delà des bilans mitigés de la démocratie électorale en Afrique, certains pays essaient de progresser. Si nous faisons référence ” au système de gouvernance électorale au Botswana s’est traduit par une satisfaction générale à l’égard de l’administration des élections et la légitimité du processus électoral du Botswana est perçue comme élevée, tant au niveau national qu’à l’extérieur“.
La redéfinition et la ré-conceptualisation de la démocratie devraient permettre de reconsidérer son essentialisation liée à la tenue de l’élection. Cette démarche est majeure dans la prévention des conflits électoraux et des fraudes électorales
La neutralité des organismes en charge de la gestion du processus électoral est une condition fondamentale pour garantir un climat de sécurité et d’inclusivité des différentes tendances politiques. Au-delà des fondamentaux liés à la gouvernance et à la justice électorale, la démocratie substantive est une politique globale du vivant, garantissant le droit à la respiration et à la vie des populations dans leurs diversités.
Celle-ci devrait valoriser une politique de l’habitabilité et de l’inclusion afin de réduire les formes d’inégalités. Penser une ingénierie de préservation de l’espèce humaine qui devrait prendre en compte la protection de l’environnement, de la faune et de la flore et lutter contre toutes les formes de captation libérale.
Cette préservation de l’environnement implique la garantie des droits primaires dans les sociétés africaines afin de comprendre les enjeux et les défis du climat. Ainsi, les populations éduquées et formées deviennent des alliées d’une démocratie de la résistance juste, et luttent contre les politiques d’extraction des multinationales.
L’éducation est un enjeu dans la détermination des futurs réalistes dans les sociétés africaines. Dans le même ordre d’idée, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) dans son rapport institutionnel sur le développement humain en 2005, stipule que : « L’éducation, l’accès à l’eau et le respect de la diversité sont des outils puissants pour éviter les conflits, alors que les privations et la discrimination peuvent engendrer le ressentiment et la violence ».
La Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant de 1989 et la Charte africaine de l’Organisation de l’Union africaine relative aux droits et au bien-être de l’enfant de 1990, définissent comme enfant «tout être humain âgé de moins de 18 ans». Pour Paul Collier, les risques de conflit sont réels lorsqu’une société d’un point de vue démographique a un fort potentiel de jeunes personnes âgées entre 15 et 24 ans sans activités, et moins éduquées.
Ces derniers seront des potentiels recrus des rébellions. Ainsi, le fait d’avoir dans une société une jeunesse fragilisée par un fort taux de chômage pourrait faire basculer cette société dans des formes de crises politico-militaires. Ces jeunes, selon Collier sont attirés par les matériels, et des avantages économiques que peut leur offrir la rébellion contrairement à la société. Ainsi, l’entrée ou le recrutement dans une rébellion est lié à une analyse des coûts et un choix rationnel de changement de trajectoires sociales pour les jeunes dont les conditions socio-économiques sont précaires.
A contrario, une société composée majoritairement d’une jeunesse instruite, bien éduquée, le risque que cette jeunesse s’engage dans une rébellion armée est moindre dans la mesure où, ces jeunes ont des moyens pour vivre dignement et des conditions de vie meilleure. Les gouvernements à travers des mécanismes de redistributions équitables peuvent prévenir contre les rébellions et réduire les risques des crises politico-militaires. Paul Collier dans son analyse, met l’accent sur le fait qu’une société ayant plus de ressources naturelles a de fortes chances d’être confrontée à des crises du fait de l’exploitation illégale desdites ressources. Cette exploitation constitue « l’agenda économique » des rébellions.
Nous pensons que la démocratie, qu’elle soit substantive ou procédurale, devrait s’inscrire dans un idéal de sacralisation de la vie humaine en faisant du droit à la respiration et à la vie, des impératifs existentiels. Dans cette démarche d’analyse constructiviste, il s’avère que les fondamentaux de cette substance démocratique, d’une part devraient consister à repenser un rapport au vivant à partir d‘un universalisme inclusif. D’autre part, garantir une sécurité humaine durable dans des espaces géographiques en mutation constante et des sociétés marquées par des changements de régimes politiques parfois illégitimes.
Pour une politique de transition de la démocratie électorale à une démocratie substantive nécessite une gouvernance de la dignité humaine, favorisant le circuit de distribution et de protection du droit à la sécurité et l’imprescriptibilité du droit à la vie. La volonté politique et le respect des règles sont des alternatives pour assainir et humaniser la démocratie électorale en une démocratie du vivant et cela nécessite une politique de la responsabilité pour réarmer la pensée, par l’éducation.
Crédit photo: Bénin intelligent
Jean-Marc Segoun est docteur en Science politique de l’Université Paris-Nanterre. Il est également chercheur affilié au réseau Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society.