Alexandre Godineau
Depuis plus de 80 ans, la France opère une politique d’Aide publique au développement (APD) privilégiée envers l’Afrique. Ces actions de solidarité visent, selon les termes de l’Agence française de développement (AFD), à « financer et accompagner » des projets qui profitent aux populations et « favorisent un monde plus juste et durable ». Pour autant, une dichotomie émerge de ce premier constat, comment une politique étatique dictée par des intérêts propres peut bénéficier au bien commun africain ? De fait, solidarité et intérêts sont des concepts qui s’avèrent peu compatibles.
En effet, la politique française d’aide au développement est une politique publique, pensée par des agents de l’État et dirigée en grande partie par des plans gouvernementaux. Malgré son importance considérable dans l’amélioration des conditions de vie des populations (accès à l’eau, alphabétisation, protection de la biodiversité), il apparaît légitime de s’interroger sur les valeurs profondes qui dictent ces actions. Pour comprendre les implications et non-dits de la France en Afrique, il est nécessaire de recourir à l’histoire, la sémantique et l’implicite. Ce regard croisé paraît indispensable pour éclairer les conduites et desseins de la « solidarité » française en Afrique.
Un historique empreint de colonialisme
La mise en place de l’APD française est le fruit d’un contexte colonial. Fondée en 1941, la Caisse centrale de la France libre, renommée Agence française de développement (AFD) en 1998, est élaborée comme le fer de lance de la politique extérieure de la France. L’objectif initial est clair : maintenir une relation privilégiée avec ses colonies puis ses ex-colonies, principalement africaines.
Cette aide fournie par la France n’est pas sans conditions puisqu’elle se monnaye officieusement de différentes façons
Pourtant, cette solidarité de prime abord vertueuse se conçoit implicitement à l’époque comme l’outil de la « Françafrique ». Comme l’a souligné Albert Bourgi, Professeur des Universités, agrégé de droit public : « La coopération, c’est la colonisation par d’autres moyens ». Ainsi, cette aide fournie par la France n’est pas sans conditions puisqu’elle se monnaye officieusement de différentes façons.
D’abord économiquement via l’accès aux matières premières. Des accords de coopération économique sont signés entre la France et certaines de ses anciennes colonies subsahariennes, lui assurant pendant des décennies une préférence voire un monopole d’accès à certaines matières premières stratégiques : pétrole, uranium, minerais…
Ensuite politiquement avec le maintien d’une sphère d’influence française. La France instrumentalise ces aides de façon à maintenir une dépendance économique avec l’Afrique. Cette mise sous-tutelle prolonge l’emprise politique de l’ex-puissance coloniale sur le continent africain.
Enfin, culturellement par la défense de la francophonie. Le français est resté la langue officielle ou co-officielle de la quasi-totalité des ex-colonies françaises après les indépendances.
Ainsi, de Charles De Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron, l’APD se pense comme le prolongement d’un système foccartien, en ce sens qu’elle sert avant tout à maintenir une dépendance et un moyen d’influence de la France en l’Afrique.
À partir des années 2000, on observe une actualisation sémantique dans les discours politiques. Le terme « coopération », largement utilisé par les premiers présidents de la Ve République, se voit remplacé par une multitude de concepts. La « Diplomatie économique » devient la nouvelle doctrine de l’aide sous François Hollande. Avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, c’est le terme de « Partenariat » qui fonde le discours et l’action française en Afrique.
Pour autant, cette sémantique nouvelle n’a impulsé aucun véritable changement systémique de l’APD. Il existe encore aujourd’hui une continuité des mécanismes de subordination et une absence de réformes de fond afin de redéfinir et de repenser le concept même de l’APD.
Une aide par intérêt ?
La question se pose, d’autant qu’il existe un antagonisme inhérent à l’idée d’aide publique au développement. Cette dernière repose sur le couple solidarité/influence, deux principes qui fondent la politique de l’AFD mais qui impliquent des desseins parfois dissonants. « Aider le tiers-monde c’est s’aider soi-même à sortir de la crise » disait l’ancien président français Mitterrand, cette citation met en exergue le paradoxe d’une solidarité intéressée. Il revient alors à se demander si ce vague équilibre entre solidarité et intérêts ne fléchit pas résolument d’un côté.
Entre 2015 et 2019, 64,6% des sociétés financées par l’AFD étaient françaises et la majorité des appels d’offres concernaient l’Afrique
En se penchant sur les financements accordés par l’AFD, il apparaît que cet instrument de solidarité sert in fine les intérêts du pays donateur. Plusieurs moyens plus ou moins détournés sont ainsi mis en place pour y parvenir. Le mécanisme de conditionnalité en est un exemple ostensible. L’AFD conditionne l’octroi de prêts et de financements au respect d’un lourd cahier des charges. De cette façon, la France favorise plus ou moins volontairement ses entreprises sur place, seules capables de réunir toutes les conditions exigées. Selon Mediapart, entre 2015 et 2019, 64,6% des sociétés financées par l’AFD étaient françaises et la majorité des appels d’offres concernait l’Afrique. Ce partenariat franco-africain n’est donc pas dénué d’intérêts financiers. En soutenant les sociétés françaises en Afrique, l’AFD semble maintenir négligemment une dépendance sur le continent.
Cette aide intéressée n’est pas la seule zone d’ombre de l’AFD. Il existe également des limites et des problèmes systémiques anciens qui n’ont pourtant donné lieu à aucune évolution structurelle. Ainsi, en 2022, l’AFD se voyait classée 28e sur 50 en termes de transparence selon l’Aid Transparency Index. L’AFD reste donc une agence relativement opaque quant à l’utilisation des fonds qu’elle octroie. La polémique des 24,4 millions d’euros devant servir à rénover l’aéroport de Douala (Cameroun) en est un exemple concret. Le second point noir de cette institution publique concerne le secret bancaire. L’AFD ne communique pas sur les études d’impacts, les procédures et autres décaissements. De 2010 à 2021, ces activités nébuleuses ont permis d’octroyer des fonds à 87 projets d’agriculture intensive en contradiction totale avec les objectifs affichés de l’AFD.
La nécessité de repenser la notion de « développement »
Ces différents constats soulignent la nécessité de repenser la notion même de développement afin de construire un nouveau narratif, plus juste, plus éthique et plus égalitaire entre la France et l’Afrique.
La nécessité de repenser la notion même de développement afin de construire un nouveau narratif, plus juste, plus éthique et plus égalitaire entre la France et l’Afrique
Foncièrement, le concept de développement sous-tend l’existence de pays développés et non-développés. Il faut ainsi amorcer un renversement idéel afin de s’émanciper de cette conception linéaire qui voit dans le modèle de développement occidental l’unique perspective pour atteindre la prospérité. La conviction implicite que le libéralisme économique est désirable pour tous, et la clé de tout projet de développement est la raison des revers de l’APD en Afrique.
Ce changement de paradigme doit également être impulsé par et pour la société civile. L’enjeu est de sortir d’une vision unilatérale de l’APD, flux à sens unique afin de mettre en place une véritable coopération, à la fois équitable et collaborative, condition sine qua non de tout partenariat efficace. Il est nécessaire de rendre les citoyens acteurs et bénéficiaires directs de l’aide en les impliquant dans les dialogues, plaidoyers et circuits de décision. Il faut ainsi mettre un terme à une aide verticale, accaparée par les gouvernements et encourager un véritable partenariat horizontal afin que les organisations de la société civile soient également consultées.
Finalement, l’APD française est un instrument essentiel de lutte contre les inégalités et un facteur de stabilité, mais sa structure est anachronique et inadéquate pour répondre aux défis actuels et futurs. Il faut davantage d’horizontalité, de collaboration et de transparence pour faire de cette aide une solution efficiente face aux problématiques africaines. La réponse réside dans la participation citoyenne et la mise à l’écart des logiques de commerce extérieur et d’intérêts privés. Comme l’avait finement expliqué Thomas Sankara lors de son discours du 4 octobre 1984 à l’Assemblée générale de l’ONU : « Nous encourageons l’aide qui nous aide à nous passer de l’aide ». Telle doit être l’ambition inconditionnelle de la solidarité internationale.
Crédit photo : theagilityeffect.com
Alexandre Godineau est étudiant en Master de Relations internationales à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (France). Il s’intéresse particulièrement aux dynamiques sécuritaires et à la défense des droits humains dans la région ouest-africaine. Il effectue un stage en tant qu’assistant de Recherche au sein de WATHI.
7 Commentaires. En écrire un nouveau
Merci de cet article très intéressant. Mais puisqu’il s’agit d’une tribune, d’une opinion émise, permettez une observation en réponse.
L’aide française au développement ne serait pas totalement désintéressée ? Quelle découverte ! J’ajoute, comme contribuable, que je l’espère bien. Un chef d’état ferait il correctement son travail s’il n’avait pas le souci de privilégier toujours, y compris dans ses actions d’entraide, les intérêts de son pays, de ses entreprises, de sa langue, etc… ?
Sans doute, cela mériterait d’être plus explicitement dit, et dans une posture moins grandiloquente que ne l’est actuellement le discours français (voir : https://www.blusset.fr/2023/08/13.html) mais pour reprendre l’expression fameuse qu’on prête à de Gaulle : « les états n’ont pas d’amis et n’ont que des intérêts ». Aussi critiquable que puisse être son attitude en Afrique, y compris dans l’opacité des opérations de l’AFD, la France n’échappe pas plus à cette règle que les autres acteurs du développement.
Votre citation de Sankara à l’ONU ne dit d’ailleurs pas autre chose.
Cher Alexandre,
Cet article m’a permis en particulier par une histoire synthétique des relations franco-africaines d’apprendre dans ce champ.
Comme vous l’indiquez dans votre réponse à l’un de vos commentateurs, votre article a été réalisé dans le cadre d’une organisation qui prend position et c’est ainsi l’expression d’un point de vue qui le rend très intéressant.
Sur un sujet proche de cette idée, mais qui n’est pas une critique de votre travail, il serait extrêmement pertinent d’observer et de se positionner sur l’histoire et le présent des relations sociales, économiques et politiques entre l’Afrique et l’Europe d’un point de vue ethnocentrique africain. La position des citoyens des différents pays africains sur leur histoire et leur présent est une donnée fondamentale et nécessaire pour la compréhension par l’Europe de ce que sont l’Afrique et ses habitants.
Pour finir, sur une question abordée dans votre très bon article, celle de la participation des citoyens africains, elle doit à mon sens ne pas passer par une démocratie participative. C’est une fausse bonne idée que ce soit sur ce continent ou sur celui européen. Cela conduit d’abord à l’expression de problèmes pratiques par les citoyens, comme « pourquoi vous ne faites rien pour l’éclairage dans ma rue », sans aucune vision collective, puis par la confiscation du débat par le monde associatif, structuré pour le mener et ayant la capacité d’y consacrer du temps.
Je vous remercie de nouveau pour l’intérêt de votre texte. C’est en outre très bien écrit, clair et limpide; c’est rare.
Un article très intéressant qui nous pousse à réfléchir sur cette “aide”, bravo !
Article hélas très peu documenté et mal renseigné. Tombe, facilement dans le portrait à charge contre la France, à la mode en ce moment. D’abord plus de la moitié de l’aide française transite par l’UE et le multilatéral et donc échappent à la critique de ce que l’on appelle “la liaison de l’aide”. Ensuite les prêts de l’Afd en bilatéral sont faits aux Etats (et non aux entreprises) qui décident du choix de l’opérateur selon leurs propres procédures et critères. Si des entreprises françaises sont finalement choisies par les Etats, c’est peut-être parce qu’elles sont les mieux disantes (compétences, prix) pour telles ou telles opérations. Mais il est des cas où des entreprises chinoises sont préférées, bien que sur financement français (Ghana, Tchad par exemple dans le passé). La France a l’un des meilleurs scores en matière de “déliement” de l’aide au sein de l’OCDE. A cet égard, il manque dans cet article des éléments de comparaison avec d’autres pays de l’OCDE La Chine, pour ce qui la concerne, a une APD opaque. Elle offre un paquet totalement fermé: le projet, le financement, l’entreprise (chinoise) qui le réalisera… et l’endettement qui va avec.
Il serait intéressant pour Wathi de mettre en avant les expériences novatrices conduites par des ONG, des collectivités locales, des bureaux associatifs qui, à côté du secteur privé, sur financement français et autres, conduisent des projets selon des méthodologies qui respectent au mieux les principes du partenariat (contribution des bénéficiaires dès l’amont du projet, mise en oeuvre participative, redevabilité, évaluation contradictoire….). Avec souvent le recours à l’approche par les communs… A noter enfin que le mot “aide” est aujourd’hui disqualifié dans ce qu’il introduit de l’asymétrie, de la dépendance et de la condescendance, au profit d’un autre vocabulaire (partenariat, investissement solidaire), comme c’est le cas dans la loi Berville du 4 août 2021 sur la lutte contre les inégalités mondiales et la solidarité. Les ONG sont pour beaucoup dans cette évolution de l’approche française.
Je vous remercie pour votre commentaire. Permettez-moi d’apporter quelques éclaircissements sur la forme et le fond : Une tribune est, par nature, un article d’opinion ; le texte est relativement court, conformément à la méthodologie de WATHI qui me l’impose ; la documentation de l’article est incluse dans le texte (les phrases bleues renvoient aux articles universitaires et journaux qui ont appuyé ma recherche).
En ce qui concerne le fond, je ne m’attache pas à comparer telle ou telle aide (ce sujet pourrait être abordé dans une autre tribune, pourquoi pas la vôtre). Fondamentalement, je ne pense pas que le fait de concentrer son attention sur les défaillances et malveillances d’autres pays permette de faire progresser le modèle de solidarité français. D’ailleurs, c’est probablement cette absence d’autocritique qui a en partie conduit la France à ces revers récents en Afrique…
À noter que le terme “aide” est toujours d’actualité, le MEAE l’a employé le 6 août : « Burkina Faso – Suspension de l’aide au développement et de l’appui budgétaire ». Cette actualité met d’ailleurs en lumière le paradoxe de la solidarité/intérêt français en Afrique, principal objet de cette tribune.
Une excellente ressource pour mieux saisir les implications de la France en Afrique …!
Passionnant. Merci pour cet éclairage clair et précis.