Conaïde Akouedenoudje
Longtemps considérée comme un foyer de démocratisation et de progrès politique, l’Afrique de l’Ouest fait face, ces dernières années, à un inquiétant reflux démocratique. Cette région autrefois caractérisée par des régimes démocratiques relativement stables est aujourd’hui aux prises avec une tendance inquiétante vers des régimes autoritaires. Des coups d’État aux violations des droits humains en passant par les rapprochements entre régimes autoritaires, on constate que le paysage politique de l’Afrique de l’Ouest subit une transformation profonde. Ceci soulève des préoccupations cruciales quant à l’avenir des libertés et de la démocratie dans la région.
Au cours des dernières années, les violations des droits humains se sont intensifiées dans la plupart des États. Alors que la répression des voix dissidentes, la censure médiatique et les détentions arbitraires se multiplient, érodant les libertés fondamentales et sapant les avancées réalisées au fil des années, la situation sécuritaire est délétère. Le terrorisme a pris d’assaut nos États et prend de l’ampleur chaque semaine, se frottant à la mauvaise gouvernance militaire, économique, politique et sociale.
Parallèlement, et de manière inquiétante, les dernières années sont caractérisées par le retour des militaires à la chose politique, donc la résurgence des coups d’État. On note plusieurs renversements de gouvernements pourtant élus (démocratiquement ?). Plusieurs États ont été secoués par ce phénomène. On évoque plus les cas du Mali, de la Guinée ou encore du Burkina Faso. L’actualité se trouve au Niger, où le Général TIANI a renversé le Président Mouhamed BAZOUM, créant, cette fois-ci, une crise aux ressorts problématiques. Ces événements devenus rares après les années 1990 refont surface, se multiplient, ébranlant tous les fondements de la stabilité politique. Et on a l’impression de se retrouver au lendemain des indépendances, face à la fièvre de coups d’État connue à cette époque-là. La résilience des institutions démocratiques est en cause. Le respect de la volonté véritable du peuple aussi.
Des alliances informelles se forment entre certains dirigeants, permettant un environnement propice à la pérennisation des pratiques antidémocratiques
Pendant ce temps les démocraties « illibérales » se rapprochent, établissant des partenariats avec des puissances socialistes, agrandissant le spectre inopérant de la vision développementaliste des sociétés. Des alliances informelles se forment entre certains dirigeants, permettant un environnement propice à la pérennisation des pratiques antidémocratiques. Les sommets régionaux et les forums diplomatiques ont souvent été le théâtre de discussions et de négociations entre ces régimes, remettant en question la capacité des organisations régionales à promouvoir efficacement la démocratie et les droits de l’homme.
Dans le contexte actuel de l’Afrique de l’Ouest, comment caractériser et analyser le reflux démocratique en cours tout en évaluant les perspectives dans la région ?
La présente analyse sonde les pannes de la démocratisation et met en lumière des perspectives pour un avenir où les valeurs démocratiques et les droits fondamentaux sont préservés dans une région, telle l’Afrique de l’Ouest en quête de stabilité politique, sociale et sécuritaire.
La couleur principale de l’érosion des institutions démocratiques, c’est la manipulation de la volonté du peuple. On y voit des pratiques visant à fausser le processus électoral pour maintenir ou préserver le pouvoir en place, souvent au détriment de la volonté réelle des électeurs.
La consolidation démocratique en panne
Après les transitions démocratiques connues en Afrique de l’Ouest à la fin des années 1990, consolider les démocraties issues de long processus de libéralisation était devenu un défi majeur. Cette consolidation suppose que « les élections libres, transparentes deviennent une routine, parce qu’organiser à bonne date, avec des alternances à la tête de l’État ; les institutions majeures de l’État de droit démocratique fonctionnent sur le principe de la séparation des pouvoirs ; le pluralisme politique devient une réalité. Les institutions et les procédures démocratiques se routinisent, se renforcent, s’imposent aux acteurs et sont acceptées par ceux-ci. »[1] Où en sommes-nous aujourd’hui ? Le constat est simple, mais triste : une érosion des institutions démocratiques et une répression des voix dissidentes.
Une érosion des institutions démocratiques
Si en géomorphologie, l’érosion est le processus de dégradation et de transformation du relief, dans le cadre de cette analyse, le relief dégradé se trouve être l’ensemble des principes démocratiques consacrés et acceptés par les peuples.[2]
La couleur principale de l’érosion des institutions démocratiques, c’est la manipulation de la volonté du peuple.[3] On y voit des pratiques visant à fausser le processus électoral pour maintenir ou préserver le pouvoir en place, souvent au détriment de la volonté réelle des électeurs.
Cette manipulation en Afrique de l’Ouest a au moins deux visages. Premièrement, la manipulation des élections et des résultats à travers la fraude massive, l’exclusion des opposants et le refus de respecter les résultats issus des urnes.[5] Deuxièmement, les coups d’État. Qu’ils soient militaires ou constitutionnels, leur présence est remarquable aujourd’hui dans la région. La Côte d’Ivoire et le Togo sont témoins de la capture du pouvoir par des chefs d’État, au moyen de la manipulation du cadre juridique. Le Mali, le Burkina Faso, la Guinée et le Niger ont été pris d’assaut par les militaires.
Des alliances informelles se forment entre certains dirigeants, permettant un environnement propice à la pérennisation des pratiques antidémocratiques.
Au Bénin, on note de façon remarquable, une consolidation malveillante des prérogatives du pouvoir exécutif. La suspension de l’exécution des peines, la possibilité de contracter des accords de prêt sans l’avis préalable du parlement, la suppression du caractère obligatoire des avis de la Cour suprême sont au-delà des dernières élections non inclusives, des éléments d’érosions des systèmes démocratiques. Et ce n’est pas tout. Au Sénégal, la situation n’est pas moins préoccupante.
Globalement, on observe des ruptures dans l’ordre constitutionnel, la restriction des cadres législatifs et réglementaires, ainsi que des procédures judiciaires ayant pour conséquence de restreindre les candidatures aux élections. Aussi observe-t-on des remises en question des cadres électoraux et le rejet des résultats des consultations électorales.
Par ailleurs, l’émergence de formes de démocraties « illibérales » reflétant l’influence grandissante du populisme et du conservatisme, ainsi que les dérives au sein des systèmes politiques libéraux, contribuent à la complexité de la situation.
Les révisions constitutionnelles non consensuelles, les lacunes des mécanismes de participation et de représentation des femmes et des jeunes, entre autres facteurs, s’inscrivent également dans ce tableau.
À côté, toute dissidence est réprimée.
Une répression de la dissidence
La répression de la dissidence est un élément important de l’analyse de la panne de la consolidation démocratique observée en Afrique de l’Ouest. Elle implique d’une part les intimidations et arrestations des militants, des opposants politiques et des défenseurs des droits humains. D’autre part, elle provoque l’autocensure de la presse, s’investit dans la censure médiatique et donc le contrôle de l’information. Il faut constater que ces pratiques, de plus en plus remarquables, sont symptomatiques d’une tendance plus large visant à limiter les espaces de débat public et à limiter la voix des citoyens et celle des médias indépendants.
Les cas Ignace SOSSOU, Virgile AHOUANSE, Joël AIVO, Reckya MADOUGOU au Bénin, Ousmane SONKO au Sénégal, Agbéyomé KODJO au Togo et les multiples autres sont illustratifs.
Les gouvernements font usage de plusieurs méthodes telles que l’intimidation, l’arbitraire et la violence pour étouffer la dissidence. Les nombreuses violences observées ces dernières semaines au Sénégal sont une parfaite illustration. A la recherche du maintien d’une image de stabilité, les gouvernements limitent la liberté d’expression et de manifestation, évinçant toute critique susceptible de remettre en question la légitimité du pouvoir.
Parallèlement, pour contrôler et orienter l’information diffusée auprès des populations, la censure des médias indépendants, voire leurs fermetures sont malheureusement préconisées. Pendant ce temps, les médias gouvernementaux et les entrepreneurs de l’information diffusent des informations biaisées, faisant renaitre les idées de la pensée unique. Dans ce contexte, les droits des citoyens ne sont plus respectés. Ajouté à la mauvaise gouvernance et à la corruption galopante[6], ce climat de peur grandissante et d’autocensure chez les citoyens, les journalistes, les partis politiques et même les entreprises, contribue à la restriction de l’engagement citoyen. La transparence et la redevabilité baissent en effectivité.
Les gouvernements font usage de plusieurs méthodes telles que l’intimidation, l’arbitraire et la violence pour étouffer la dissidence. Les nombreuses violences observées ces dernières semaines au Sénégal sont une parfaite illustration.
En conséquence, la confiance envers les institutions démocratiques diminue, sapant les fondements de la gouvernance démocratique. Des frustrations naissent et les problèmes de sécurité émergent. Le développement économique est freiné. Et la consolidation démocratique est en panne.
Le présage conditionné d’une nouvelle vague de démocratisation
Les derniers développements de la situation politique en Afrique de l’Ouest prouvent à suffisance le reflux démocratique en place dans la région. Il faut une relance du processus démocratique. Les futurs changements positifs que connaîtront les États dépendent de la double condition de l’émergence de nouveaux leaders progressistes et de la vigilance de plus en plus accrue des citoyens.
Une nécessaire émergence de nouveaux leaders progressistes
La troisième vague de démocratisation, selon la formule de Samuel Huntington, qui a envahi l’Afrique au début des années 1990, commençant par le Bénin[7], a connu un succès relatif en raison d’un certain nombre de facteurs. L’un des facteurs les plus déterminants est l’engagement des élites, qui embrase la population en général.
Se basant sur l’expérience du Bénin, vers la fin des années 1980, où la violence politique avait atteint son paroxysme, avec une économie asphyxiée, le rôle des élites engagées a été une étape décisive vers l’amorçage de la démocratisation. Les nombreuses rencontres des élites avec le Général Mathieu Kérékou, le rôle des élites catholiques, la contribution des intellectuels, l’enflamme du mouvement étudiant et les grèves ont été d’une grande importance dans la décision d’organisation d’une conférence nationale des forces vives.
Les jeunes générations sont désireuses de faire entendre leur voix et de façonner l’avenir de leurs nations. Ils devront s’attacher aux respects de l’État de droit, qui ne se limite plus au simple respect des règles élaborées.
Aujourd’hui, au Bénin, tout comme dans la plupart des États d’Afrique de l’Ouest, cette classe disparait progressivement de la scène publique. Plusieurs élites qui ont incarné ce combat ont malheureusement quitté ce monde, tandis que d’autres demeurent dans la retraite, jouissant de leurs années avancées. Si les générations suivantes ne s’approprient pas les idéaux défendus par les Pères, l’héritage démocratique sera gaspillé. Alors que la région est aux prises avec des pratiques antidémocratiques, l’émergence de nouveaux leaders engagés en faveur de la démocratie, de la transparence et du respect des droits humains peut apporter un souffle d’espoir et de changement positif.
Les jeunes générations sont désireuses de faire entendre leur voix et de façonner l’avenir de leurs nations. Ils devront s’attacher aux respects de l’État de droit, qui ne se limite plus au simple respect des règles élaborées. Encore faut-il que ces règles soient conformes aux principes fondamentaux des droits humains.
Cependant, l’émergence de nouveaux leaders progressistes n’est pas sans défis. Ils feront face aux effets de l’érosion des institutions démocratiques. Mais ils doivent être résilients et stratèges, bien formés, épris de justice et d’égalité, ouverts à la construction du consensus et surtout, respectueux de la dignité inhérente à la personne humaine.
Mais ce n’est pas tout. La vigilance des citoyens est indispensable.
Une vigilance souhaitée des citoyens
Une chose est claire. Lorsque les citoyens sont conscients de leurs droits, engagés dans le processus politique et disposés à surveiller les actions du gouvernement, cela renforce la responsabilité des dirigeants et contribue à préserver et à promouvoir les principes démocratiques.
Dans un contexte où le contrôle du pouvoir est au centre de toute démocratie, ce contrôle est encore plus bénéfique lorsque les citoyens s’y attèlent. La vigilance souhaitée implique de surveiller les activités du gouvernement et de ses représentants élus, exiger des comptes par les moyens légaux, poser des questions et remettre en question les décisions et les politiques attentatoires aux droits et aux principes démocratiques. Ainsi donc, le pouvoir du peuple arrête le pouvoir du dirigeant.
Les médias sociaux ne doivent plus servir qu’aux divertissements. Ils doivent contribuer à la mobilisation citoyenne, au partage d’expériences, à diffuser le droit et la nécessité de la démocratie et des droits humains. Alerter sur les violations des droits humains, s’investir dans le contentieux stratégique, exiger que les dirigeants expliquent leurs actions et justifient l’utilisation des fonds publics. Autant d’actions à mener. Mais la société civile doit se dynamiser. Les sociétés de production de la connaissance, les think tanks doivent s’investir.
Et pour tout dire, la flamme de la démocratie brille avec une intensité accrue lorsque chaque citoyen devient un gardien intrépide de ses principes. La naissance d’une conscience collective des citoyens ouest-africains est nécessaire pour une démocratie vivante, dynamique et résiliente.
C’est en éveillant la curiosité, en exigeant la transparence et en refusant l’obscurité que les citoyens façonnent un paysage politique où l’intégrité, la responsabilité et la justice sont des réalités tangibles. Alors, la vigilance des citoyens ne sera plus un simple devoir, mais une voie lumineuse vers une démocratie florissante, où le pouvoir appartient véritablement au peuple et où l’idéal démocratique trouve sa plus belle expression.
C’est encore possible.
[1] Davide Grassi, in Bertrand Badie, Dirk Berg-Schlosser, Leonardo Morlino (eds), International Encyclopedia of Political Science, USA, SAGE, 2011, p. 614.
[2] La consécration et l’acceptation de ces principes évoquée sont ce qui résulte du constitutionnalisme.
[3] Puisque la démocratie suppose, selon la célèbre formule d’Abraham Lincoln, le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, toute manipulation de ce pouvoir revient à remettre en cause, toutes les bases de la démocratie.
[4] Puisque la démocratie suppose, selon la célèbre formule d’Abraham Lincoln, le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, toute manipulation de ce pouvoir revient à remettre en cause, toutes les bases de la démocratie.
[6] Malgré la création dans certains cas de juridiction spécialisée : Bénin, Sénégal
[7] Conférence nationale, février 1990
Crédit photo : africacenter.org
Juriste – chargé de recherche associé à WATHI, Conaïde AKOUEDENOUDJE est en fin de formation à la Chaire UNESCO des droits de la personne et de la démocratie où il finalise un Master, option « droit de la personne et de la démocratie » à l’Université d’Abomey-Calavi au Bénin. Jeune béninois, il s’intéresse aux droits humains et à la démocratie et place au cœur de ses réflexions, les grands enjeux du monde d’aujourd’hui, dont notamment, la centralité du constitutionalisme et la sécurité.
2 Commentaires. En écrire un nouveau
Une belle dissertation académique en deux parties et autant de sous-parties pour un site tout entier voué au (néo)libéralisme bien-pensant, si prodigue en subventions et avantages pour ceux qui le servent dévotement.
.1 Sur le fond, une impasse intellectuelle construite avec tous les poncifs du moment sur la situation ouest-africaine.
À commencer par le concept de démocratie, qui n’a jamais eu aucune consistance en Afrique de l’Ouest où le régime politique en vigueur est la république — où le faso de Thomas Sankara a fait un temps exception, quoique de manière ambigüe. On peut jouer sur l’acception anglo-saxonne de ce terme, mais cela n’apporte aucun éclairage pertinent et montre surtout l’impropriété de l’emploi que vous en faites dans le contexte ouest-africain.
.2 Tout votre raisonnement est arrimé à l’État-nation, de forme républicaine par héritage forcé en Afrique de l’Ouest, pour privilégier sans l’avouer vraiment une souveraineté juridique, le propre de tous les juristes biberonnés à l’État de droit — vous êtes-vous déjà demandé ce que pouvait être un État de liberté ? Ce qui a l’avantage d’écarter la souveraineté populaire, et la démocratie, sauf sous l’angle de la représentation électorale au profit des élites dont vous faites aujourd’hui partie comme intellectuel organique — parfois Sartre avait des mots très durs avec ses contradicteurs.
.3 Et si l’Afrique de l’Ouest, à travers ce que vous appelez l’illibéralité, ou encore à travers cette épidémie de coups d’État, vivait tout simplement une radicalisation républicaine, à la solde des (anciennes) élites, ce régime hérité de la colonisation ayant détruit par métastases tout le tissu politique du continent pré-colonial ? Partout en Afrique de l’Ouest, il y a comme un mouvement de résurgence, à l’instar de ce qu’on observe sur un palimpseste, de réalités enfouies mais toujours vivaces — ainsi de ces frontières de sable par-dessus lesquelles, pendant des siècles, les peuples de la région ont tissé de si riches réseaux d’allégeance ; et qui, aujourd’hui, contestent les frontières de papier incarcérant dans leur misère ceux que Frantz Fanon appelle justement les damnés de la terre.
.4 Depuis son origine, la république n’a jamais été que la face cachée d’une tyrannie (oligarchique) qu’une cohorte de juristes intéressés à en assurer libéralement le service après-vente s’est empressée de grimer en une comédie électorale — Rousseau considérait ainsi, et à juste titre, que l’élection était le mode de dévolution du pouvoir propre à l’oligarchie, que celle-ci fût de sang, de dignité, d’argent, de métier, de race, de genre et même d’esprit. Après l’usage de la loi, de la propagande et du contrôle, la tyrannie en situation d’extrême contestation n’a qu’un dernier recours à opposer : la force, dont l’État qui la supporte s’est arrogé (le plus souvent par la force aussi) le monopole. Je comprends le désarroi des juristes constatant que l’expression “force à la loi” n’est qu’une simagrée pour dissimuler cette réalité que la loi est à la force — même dans les tribunaux les plus ordinaires, où une décision de justice est si peu performative qu’elle reste du vent tant que la main de la police ne lui donne pas une forme pleinement exécutoire. Ultima ratio regum, expression prisée du cardinal de Richelieu que Louis XIV fit graver sur les canons de son armée, est sans ambiguïté dans la bouche d’un assistant tyran : le canon l’emporte sur le droit et tous ses raffinements diplomatiques, à l’intérieur comme à l’extérieur. La réalité brute est souvent cruelle quand on la boude depuis trop longtemps !
.5 Que loi républicaine soit si faible, c’est à son commencement qu’il faut aller en trouver la raison : au lieu de procéder d’un débat où le peuple se prononce sur son contenu, maladroitement ou même avec ignorance, qu’importe ! mais se prononce sur ce qui doit lui servir de référence dans ses rapports sociaux, sa fabrication a été sous-traitée, et à fort prix, à une catégorie d’individus qui en a fait l’instrument d’asservissement de la majorité à une minorité calée dans des palais où l’outrance des ors signe une hégémonie usurpée. La loi républicaine est congénitalement débile, et c’est cette tare qui partout en Afrique de l’Ouest — et depuis bien plus longtemps dans les pays occidentaux — remonte à la surface, défigurant en plein visage une chimère incapable de juguler le mal honteux qui la ronge de l’intérieur.
.6 Il se faisait plus de lois utiles parce que consenties, ou de décisions engageant pleinement la communauté, sous l’arbre à palabres que dans tous les parlements depuis qu’il en existe en Afrique de l’Ouest où des professionnels élus entérinent à la chaîne des lois perpétrées à l’envi par des gouvernements d’intrigants, tout ce beau monde dégénérant à petit feu par excès de consanguinité. Et qui s’est empressé de supprimer l’arbre à palabres comme lieu éminent d’une forme populaire du débat politique, comme point d’ancrage de la cohésion sociale, ou encore comme creuset d’une identité culturelle, voire civilisationnelle ? Ceux que vous servez par mutation et qui attendent de vous que vous consacriez cette disparition comme un haut fait de modernité — certains, moins révérencieux pour le continent, en parleraient comme du moment où l’Afrique (de l’Ouest) enfin prise en main par des âmes déterminées est entrée droit dans l’Histoire ! Et pourquoi l’ont-ils fait sinon pour étouffer la voix de toutes les contestations, voire celle des révolutions, qui pouvait s’y faire entendre contre l’ordre républicain — sauf qu’aujourd’hui, cette voix s’affranchissant de tout protocole, sans même se préoccuper d’aucune bienséance idéologique, n’a demandé à personne la permission pour lancer à tue-tête le ralliement des laissés-pour-compte de l’eldorado colonial dans sa version tropicalisée par les rejetons arrogants des lndépendances.
.6 Et si les insurrections que connaît l’Afrique de l’Ouest, avec des moyens radicaux et une base idéologico-religieuse si déroutante pour qui est né dans les Lumières de la raison, n’était que le symptôme d’un mouvement décolonial en marche (lire Mohamed Amer Meziane, par exemple), attaché à déconstruire l’État-nation de la colonisation, et son processus induit de sécularisation, État-nation aujourd’hui aux mains et au service des élites africaines et de leur avidité libérale ?
.7 Voilà que le pire, le monstrueux, l’apogée de l’inhumanité, la vermine ou le fils de satan comme le qualifient certains, pourrait, à son insu, contre son gré même, servir un projet de libération radicale (au sens étymologique de ce qui s’attaque ou provient de la racine) de populations écrasées sous le mépris d’une ribambelle de petits tyrans roulant richement 4×4 en ville. La terreur — cet angle mort de la Révolution française, laquelle a collé sa lèpre républicaine à la terre entière pour étouffer dans l’œuf l’espérance démocratique (lire les discours de Sieyès, à ne pas confondre avec le libraire des carreaux d’écriture, Seyès, pourtant aussi pragmatique et attaché que lui à la prospérité de ses petites affaires)—, son sang et ses larmes, ses atrocités commises en place publique sous les huées hystériques d’un peuple à la dégaine de populace, pourrait aussi être le moyen par lequel la liberté retournerait en Afrique de l’Ouest de la nuit à la lumière — si je ne m’abuse, c’est ce que des gens comme Hegel ou Marx appellent un processus dialectique ; ou encore ce que les alchimistes, moins en vogue dans la pensée contemporaine, désignent par Grand œuvre comme processus de transmutation des métaux vils en or. Après tout, pour les uns, Robin des Bois était un bandit de grand chemin, passible haut et court de la corde — on dirait aujourd’hui un terroriste, encore qu’il fut peu porté aux bains de sang lors de ses exploits ; pour les autres, il était l’ami des pauvres hères, éligible au paradis par la voie sainte la plus directe — on dirait aujourd’hui un patriote, encore qu’il fut le fils d’un terroir et non pas d’une patrie. Autres temps, autres mots, pour une réalité ressentie pourtant assez similaire…
.8 Parfois, prendre un peu de hauteur ou de recul suffit à engager une révolution copernicienne dans sa pensée et dans sa façon d’appréhender le monde qui nous entoure jusqu’à nous aveugler à force de ruiner par excès de consensus tout esprit critique, par lequel on distingue certainement l’homme libre de l’homme servile. C’est le pire travers de l’intellectuel craignant la solitude où peut claustrer l’audace de la pensée en devenir et sans reconnaissance encore de la part de ses pairs, si un jour cette reconnaissance vient même de son vivant.
.9 Toutes ces hypothèses de recherche, et d’autres à construire par vous-même, devraient être plus stimulantes pour un jeune intellectuel africain que de débiter les poncifs lénifiants de Konrad-Adenauer-Stiftung. Je vous le concède, pas sûr qu’en développant ces hypothèses vous puissiez publier vos conclusions sur ce site. Mais votre souci est-il de publier dans ce cercle fermé au monde réel par tous les biais libéraux de ses généreux donateurs, ou d’espérer comprendre, de façon originale, avec le risque non marginal de l’erreur, une situation dont le sens commun échappe à tant d’esprits curieux et opiniâtres comme le vôtre ; et peut-être, d’avoir prise sur l’évolution de cette situation au point d’y apposer votre marque de fabrique intellectuelle ? La chance est ténue de changer un monde que l’on ne comprend pas dans son intimité même.
.10 Vous connaissez sans doute les mots de Jaurès : « Quand les hommes ne peuvent changer la réalité, ils changent les mots.» Dans votre cas, daignez changer vos mots, et la réalité vous apparaîtra sans doute avec une nouvelle acuité — ce qu’attend de vous l’avenir de l’Afrique de l’Ouest et de ses populations, que vous avez projet de représenter, me semble-t-il.
.11 On ne peut pas être vieux à 30 ans, ni vouloir comprendre le monde d’aujourd’hui avec les yeux de ce vieillard tendancieux qui a fourvoyé le sien, et la jeunesse allemande avec, dans les pires travers, au point que ce monde jadis si fier de la qualité de ses machines-outils est quasiment en état de mort cérébrale, dans sa tradition culturelle, dans son intelligence collective, dans sa sensibilité artistique, dans son imagination politique, dans son organisation sociale, dans son désir d’humanité.
Vous êtes sur le bon continent, Monsieur Conaïde Akouedenoudje, mais de grâce, ne vous trompez pas plus longtemps de siècle !
En toute cordialité.
Muriel Berg
Très belle plume qui fait ressortir les maux actuels de la politique au niveau de l’Afrique de l’ouest. Il faudra une nouvelle réorganisation pour reinstorer le système démocratique dans cette région.