Moussa Diop
Le président Macky Sall a entamé son deuxième mandat présidentiel par un appel au dialogue politique, qu’il a lancé le 28 mai 2019. Ce dialogue a pour objectif de faire face à la crise politique qui a suivi sa victoire aux élections controversées de février 2019 et à parvenir à un consensus sur les principaux problèmes du Sénégal.
Le dialogue politique est basé sur une vieille tradition sénégalaise. Le Sénégal reste la principale exception aux discontinuités ethniques, religieuses, constitutionnelles et politiques, notamment sous la forme de coups d’État courants dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne. Ceci est en partie imputable à une pratique des plus positives : le dialogue.
Les hommes politiques sénégalais ont toujours privilégié la discussion sur le recours aux armes pour résoudre les défis politiques émergents et récurrents, comme l’a toujours souligné le premier président Léopold Sédar Senghor, qui a décrit le Sénégal comme un « pays de dialogue ». La génération des années 1960 a établi le dialogue en tant que culture politique nationale et la génération d’après 1990 a emboîté le pas en réglementant les tensions politiques et électorales selon la même méthode.
Outre le dialogue entre le parti au pouvoir et l’opposition, il y a eu régulièrement un dialogue au sein même de l’opposition. Les fortes alliances qui ont émergé de ce dialogue entre les membres de l’opposition ont été très fructueuses en ce qu’elles ont conduit à deux alternances présidentielles remarquables dans l’histoire du Sénégal en 2000 et en 2012.
Cependant, malgré cette tradition, les dialogues précédents initiés par la première génération de politiciens dans les années 1960 (Union progressiste sénégalaise, Mouvement démocratique populaire, Parti africain de l’indépendance, Parti Démocratique Sénégalais, Parti Populaire Sénégalais etc.) et entretenus par la deuxième génération à partir des années 1990 (Parti socialiste, Parti démocratique sénégalais, Benno Bokk Yakaar, And-Jëf/PADS, REWMI, etc.) n’ont servi qu’à adoucir le climat politique sénégalais et ont permis aux différents partis au pouvoir (le parti socialiste (PS), puis le parti démocratique sénégalais (PDS), la coalition BBY) de museler l’opposition avec la promesse d’un gouvernement d’union nationale qui cachait des pièges politiques. Cette tactique a créé un climat de méfiance entre l’opposition et le gouvernement et a aggravé les protestations politiques, notamment en ce qui concerne la présidence et les droits de l’opposition.
Outre le dialogue entre le parti au pouvoir et l’opposition, il y a eu régulièrement un dialogue au sein même de l’opposition
Cette expérience passée est à l’opposé de ce que l’on attend du dialogue récemment lancé. Ses défis sont nombreux: l’inclusion, les résultats socio-économiques, ainsi que la crédibilité de la mise en œuvre des résultats du dialogue restent controversés.
Un dialogue national inclusif
S’appuyant sur des expériences passées, le gouvernement, l’opposition et la société civile ont mis l’accent sur la nécessité de garantir l’inclusion et de renforcer la confiance et la sincérité des différents acteurs politiques. Cette prise de conscience est apparue pour la première fois lors du dialogue politique de 2016 et a été renouvelée dans le cadre du dialogue national en cours. L’idée est d’ouvrir un grand débat qui réunira non seulement les deux principales parties prenantes (le parti au pouvoir et l’opposition), mais aussi et surtout toutes les couches sociales concernées (société civile, militants, autorités religieuses et coutumières, la diaspora, etc.). Un dialogue sincère est essentiel pour parvenir à un consensus sur des réponses acceptables aux problèmes politiques et juridiques qui divisent le cercle politique sénégalais.
L’accent mis par le président Sall sur l’inclusion du dialogue national constitue une avancée majeure dans les efforts de consolidation de la démocratie. Au-delà de la focalisation traditionnelle sur les acteurs politiques, le processus ouvert donnera aux acteurs économiques, sociaux, religieux, coutumiers et culturels la possibilité d’identifier les lacunes textuelles et institutionnelles qui limitent leurs activités et de proposer des solutions pour les combler. Cependant, dans le contexte de ce dialogue, l’inclusion n’est pas encore un acquis et son efficacité se heurte à des obstacles.
Les défis de l’inclusion du dialogue national
Que l’appel du président Sall au dialogue soit sincère ou non, ses interlocuteurs, y compris l’opposition, n’ont pas reçu l’invitation à l’unanimité. Certains mouvements comme le Parti de l’unité et du rassemblement (PUR), ainsi que des “rebelles” au sein du parti démocratique sénégalais ont répondu favorablement à l’invitation. D’autres, notamment le Front de la résistance nationale et le Congrès de la renaissance démocratique, le mouvement d’opposition le plus actif et le plus crédible, ont boycotté le processus. Les partis au boycott ont appelé à l’élargissement de l’ordre du jour du dialogue national et à d’autres conditions préalables à leur participation.
L’accent mis par le président Sall sur l’inclusion du dialogue national constitue une avancée majeure dans les efforts de consolidation de la démocratie
Des groupes d’opposition ont appelé à la libération de condamnés politiques, dont l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, et au retour de Karim Wade, fils de l’ancien président Abdoulaye Wade, considéré par ses camarades et une partie de l’opinion publique comme un exilé politique.
Le troisième mandat présidentiel est une autre question cruciale. Le Congrès de la Renaissance démocratique n’a aucune confiance dans les intentions du président Sall. Cette opposition craint que ce dernier essaie de contourner la limite des deux mandats présidentiels, excluant du décompte le mandat de sept ans qu’il avait commencé à exercer avant la révision de la Constitution en 2016. Ceci lui permettrait de se représenter. Rappelons que l’ancien président Abdoulaye Wade avait utilisé des arguments similaires pour briguer vainement un troisième mandat en 2012.
Cette opposition, qui ne veut pas que l’histoire se répète, a en outre rejeté la légitimité de la victoire du président Sall à l’élection présidentielle de février 2019, compte tenu de l’exclusion de la course électorale de quelques-uns de ses principaux concurrents. Dans le même esprit, durant la campagne électorale de février 2019, l’opposition a appelé à la démission du ministre de l’Intérieur, membre actif du parti au pouvoir, et à son remplacement par une autorité apolitique et neutre pour l’organisation de toutes les élections au niveau national. Ces demandes et les conditions de l’opposition semblent avoir eu un effet positif puisque le Président de la République a promis la transparence dans la conduite, l’organisation et la gestion du dialogue.
Cette opposition craint que ce dernier essaie de contourner la limite des deux mandats présidentiels, excluant du décompte le mandat de sept ans qu’il avait commencé à exercer avant la révision de la Constitution en 2016
La mise en exergue des aspects politiques et socio-économiques
En termes de contenu substantiel, la gouvernance politique sera un élément clé du dialogue national. Il est absolument nécessaire de discuter des questions liées à la réglementation et à la modernisation des partis politiques, ainsi que celles concernant les réformes sur les textes relatifs aux candidats indépendants et à l’élection des représentants de la diaspora. Des délibérations seront également nécessaires sur le statut juridique de l’opposition et de son chef, le financement des partis et coalitions de partis politiques, la coexistence politique, la libération des prisonniers politiques, la réhabilitation de certains exilés politiques, ainsi que la question délicate du troisième mandat présidentiel.
En outre, la gouvernance économique et le renforcement des droits socio-économiques, la santé physique et environnementale, la protection de la propriété privée et en particulier des ressources naturelles, y compris pour les générations futures, devraient être des éléments fondamentaux du dialogue. La récente découverte de gisements de pétrole et de gaz mérite un débat sérieux sur sa gestion efficace et efficiente, d’autant plus que des scandales de mauvaise gestion ont déjà été identifiés. En ce sens, l’implication du frère du président Sall dans ces scandales n’a fait qu’approfondir la crise politique que traverse le pays depuis la dernière élection présidentielle de février 2019.
La grande importance que l’opposition attache à ces questions sensibles et éminemment politiques explique également les difficultés que traverse actuellement le dialogue. Les désaccords sur un certain nombre de ces questions ont déjà créé une impasse dans le processus entre le parti au pouvoir et le groupe d’opposition. Une résolution efficace de ces questions et d’autres nécessiterait des réformes constitutionnelles et institutionnelles qui ne seraient efficaces que si la crédibilité et la mise en œuvre des résultats du dialogue sont valables.
La crédibilité et la mise en œuvre effective des résultats du dialogue
Un test majeur de la réussite du dialogue serait la nature et la mise en œuvre des résultats du dialogue. Un accord préalable sur la mise en œuvre des résultats est essentiel à la crédibilité et à la confiance de toutes les parties. Par conséquent, contrairement au destin des conclusions et recommandations de la Commission nationale de réforme institutions (CNRI) de 2016, qui n’ont pas été pleinement mises en œuvre, celles qui résulteront de ce dialogue doivent être validées et trouver une mise en œuvre concrète au moyen de réformes constitutionnelles, de lois et de décrets. Étant donné que l’acceptabilité des résultats du dialogue dépend fortement de sa crédibilité, le président Sall s’est efforcé de répondre à cette exigence de crédibilité et de transparence.
C’est en effet l’objet d’un récent décret n ° 2019-1106 du 03 juillet 2019 fixant les règles d’organisation et de fonctionnement du comité de pilotage du dialogue national. Ce comité sera dirigé par des personnalités éminentes, possédant une expertise reconnue dans les domaines constitutionnel et politique au niveau national et international. Le but ultime de ce comité est de mener le dialogue afin de faciliter son développement, de le recadrer si nécessaire et enfin d’arriver à des résultats constructifs et consensuels.
Pour éviter de trahir l’esprit du dialogue, ce comité de pilotage est lui-même organisé selon un modèle inclusif. Il englobe toutes les parties prenantes, y compris les autorités publiques, le parti au pouvoir, les groupes d’opposition, la société civile, les autorités coutumières et religieuses, le secteur privé et les syndicats. Les groupes thématiques se concentrent sur des sujets spécifiques et soumettent les résultats pour validation au comité de pilotage. À terme, la commission soumettra au Président de la République un rapport sur les conclusions, recommandations et orientations résultant du dialogue.
Les perspectives du dialogue
S’il est correctement géré, le dialogue pourrait entraîner d’importantes réformes textuelles et institutionnelles, notamment en ce qui concerne le code électoral, les exigences de la candidature à la présidence de la République, le renforcement du statut de l’opposition et de son chef, le rôle et la place des partis politiques dans le processus électoral, le fonctionnement des institutions de l’État, la place et le statut du ministre de l’Intérieur qui est le responsable de l’organisation des élections.
En outre, compte tenu de la tension politique, de la méfiance et même de la haine provoquée par les nombreux conflits entre hommes politiques, un dialogue sur ces conflits récurrents pourrait aider à calmer les nerfs, à réconcilier les ennemis, voire à pardonner et / ou accorder l’amnistie à des prisonniers politiques. Une telle réconciliation pourrait créer un environnement dans lequel les partis au pouvoir et les partis d’opposition reconnaissent leur légitimité et coopèrent sur des questions d’intérêt national.
Le lancement du dialogue politique a suscité quelques espoirs et il donne déjà des résultats lents mais encourageants. Certains groupes d’opposition participent, même timidement, au dialogue alors que le gouvernement a accepté certaines des conditions préalables posées par d’autres groupes. Le dialogue est remarquable dans son accent mis sur l’inclusion. Des espoirs de dialogue fructueux ont émergé avec le rôle considérable que les autorités religieuses ont récemment joué dans le processus.
En effet, grâce aux bons offices du Khalife général des Mourides (la plus haute autorité de la Fraternité Mouride du Sénégal, une entité religieuse islamique très influente), une réconciliation politique favorable est en train de naître. L’ancien président Abdoulaye Wade et l’actuel président Sall se seraient réconciliés. L’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall, opposant de premier plan, a bénéficié d’une grâce présidentielle.
Pour le moment, il est probable qu’une grande partie de l’opposition continue à rejeter le dialogue et à soutenir le boycott, mais avec la récente réunion de Wade et de Sall, la libération du maire de Dakar et les faveurs accordées successivement aux socialistes dans le pays sous forme de nomination à des postes à haute responsabilité, le dialogue pourrait être renouvelé et enrichi avec la présence du Parti socialiste et la direction centrale du Parti démocratique sénégalais.
Source photo : prestigethies.com
Moussa Diop est Professeur à la Faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal. Il est titulaire d’un Doctorat en droit public de l’Université de Bordeaux-Montesquieu (France).