

Bah Traoré
Du 6 au 8 mars 2025, le gouvernement malien a réuni plusieurs vidéomans lors d’un atelier visant à renforcer sa communication et à contrer la désinformation. Cet événement illustre le rôle central que jouent désormais ces acteurs des réseaux sociaux dans le paysage médiatique et politique du pays. Le terme « vidéomans », utilisé par les Maliens, désigne les influenceurs qui commentent l’actualité nationale sur les réseaux sociaux à travers des vidéos. Le phénomène est apparu entre 2015 et 2018, porté par l’essor des réseaux sociaux. Ces nouveaux canaux ont offert à de nombreux citoyens la possibilité de s’exprimer directement sans passer par les canaux traditionnels d’information.
Ces jeunes autodidactes, majoritairement des hommes (72 %), utilisent des moyens simples comme les téléphones portables, les trépieds et une connexion internet pour commenter l’actualité politique, économique et sociale du pays.
La fonctionnalité de vidéo en direct sur Facebook et YouTube a transformé ces plateformes en véritables tribunes d’expression populaire. Leur capacité à produire et à diffuser rapidement sans filtre, loin de toutes règles journalistiques leur permet de capter l’attention du public et de façonner l’opinion sur divers sujets, notamment politiques et sécuritaires, au point de devenir incontournables dans paysage informationnel. Les journalistes se retrouvent concurrencés voire relégués au second plan au profit de ces acteurs émergents.
Grâce aux commentaires en temps réel, aux partages viraux et aux réactions instantanées, ces contenus se propagent rapidement, atteignant parfois des centaines de milliers, voire des millions de personnes. Cette dynamique a fait des « vidéomans » des figures influentes du paysage médiatique malien, capables de mobiliser et de façonner l’opinion publique en temps réel.
À l’origine, ces vidéos couvraient une diversité de sujets et mettaient en scène des personnalités issues de divers horizons, parmi lesquelles des célébrités à l’image de Diaba Sora, ainsi que des membres de la diaspora comme Dani de Paris, qui, longtemps éloignés du débat politique national, utilisaient les réseaux sociaux pour s’exprimer durant leur temps libre. Avec le temps, le phénomène a évolué vers un registre plus politisé, où les influenceurs se positionnent désormais comme des acteurs du militantisme et du débat public, façonnant ainsi une nouvelle dynamique dans l’espace médiatique malien.
Cette dynamique s’est amplifiée dans un contexte politique et sécuritaire tendu. Le régime d’Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) au Mali a été marqué par des scandales de corruption notoires. Parmi les affaires les plus connues, on retrouve l’achat de l’avion présidentiel pour environ 40 millions de dollars, des surfacturations dans les contrats de matériel militaire ainsi que la montée de l’insécurité dans le centre et le nord du pays.
Par ailleurs, les critiques des vidéomans ne se limitent pas au contexte intérieur, puisque des partenaires internationaux sont aussi visés. Par exemple, la France est accusée par certains vidéomans et par une partie de la population de poursuivre des intérêts inavoués sous couvert de « lutte contre le terrorisme ». Cette rhétorique, alimentée par la comparaison entre l’Afghanistan et le Sahel, trouve un écho particulier dans le contexte de l’intervention militaire française au Mali, à travers l’opération Serval, puis Barkhane. Beaucoup percevaient ces opérations inefficaces face à la montée de l’insécurité.
Avec le temps, le phénomène a évolué vers un registre plus politisé, où les influenceurs se positionnent désormais comme des acteurs du militantisme et du débat public, façonnant ainsi une nouvelle dynamique dans l’espace médiatique malien
Leur critique de la France, et plus largement des partenaires internationaux, s’inscrit dans un discours souverainiste de plus en plus populaire. Les vidéomans participent ainsi à la construction d’un narratif dans lequel les problèmes du Mali sont à la fois attribués aux failles internes et à l’ingérence étrangère. Cela leur permet de se positionner comme des figures patriotiques, renforçant ainsi leur influence auprès d’un public en quête de dignité nationale. Les informations diffusées par ces vidéomans ne sont pas toujours exactes. Dans le cadre de la campagne contre la France, plusieurs d’entre eux ont été poursuivis pour diffamation ou fausses informations, mais ont évité la prison grâce à l’intervention de certaines personnalités politiques. C’est le cas de Sekou Tounkara, installé aux États-Unis et proche de l’ancien Premier ministre Choguel Maïga, qui a été poursuivi par le journaliste Malick Konaté. Grâce à une médiation du Premier ministre, ce dernier a évité la prison après que Malick Konaté ait retiré sa plainte à la suite d’excuses publiques de Tounkara.Un cas similaire avait opposé le vidéoman Boubou Mabel à la femme politique Evelyne Jacques. Grâce à l’intervention d’Albert Maïga, membre du Conseil national de la transition (CNT), Boubou Mabel a fini par présenter publiquement ses excuses.
Un phénomène alimenté par le contexte socio-politique
L’émergence de cette pratique s’inscrit dans un contexte marqué par l’insécurité, les frustrations économiques et les bouleversements politiques. Les messages diffusés en bamanankan, sous forme de vidéo ou d’audios, parviennent à toucher un large public, au-delà de Facebook ou Tiktok pour atteindre des plateformes privées comme WhatsApp. Cette diversité de canaux permet de toucher une audience beaucoup plus importante et d’élargir l’impact de ces discours. Elles mêlent critiques acerbes, revendications populaires et dénonciations des élites politiques, qui trouvent un écho massif auprès de la population. Ces acteurs se sont imposés comme un outil de mobilisation et de contestation dans un environnement où les canaux médiatiques traditionnels subissent des restrictions. Mohamed Youssouf Bathily, plus connu sous le pseudonyme de Ras Bath, est la figure emblématique de ce phénomène.
Sa chronique hebdomadaire « Grands dossiers », diffusée en bamanankan sur Maliba FM, connaît un tel succès qu’elle est plusieurs fois interdite. Les prises de position tranchées de Ras Bath lui ont valu plusieurs arrestations et poursuites judiciaires, renforçant ainsi son influence. La censure du régime n’a fait qu’amplifier son impact. En 2016, après la suspension de ses chroniques sur Maliba FM, il s’est tourné vers les réseaux sociaux pour continuer à commenter l’actualité en bamanankan. À travers ses interventions sur Facebook et YouTube, il contribue à faire des réseaux sociaux un espace central de contestation, de revendication et d’expression populaire. Ses chroniques, largement relayées en ligne, ont permis aux Maliens, y compris ceux de la diaspora, de suivre ses interventions en temps réel. Rapidement, de nombreuses pages Facebook ont commencé à relayer ses vidéos, élargissant ainsi son audience. Dans son studio, des téléphones équipés de micros-cravates entouraient son micro principal, captant et diffusant ses interventions sur plusieurs pages en simultané.
Le succès de Ras Bath a inspiré une nouvelle génération de « web activiste » au point que certains journalistes se sont eux-mêmes tournés vers cette pratique.. Plusieurs figures médiatiques ont émergé, souvent à ses côtés ou influencées par son style. Ce modèle, devenu un véritable levier d’expression populaire, a été rapidement repris par d’autres, qui y ont vu un moyen efficace de s’adresser directement aux masses. Leur rôle est devenu encore plus central lors des manifestations organisées par le Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des Forces Patriotiques (M5-RFP) grâce à leur capacité de mobilisation. À une époque où les médias privés et étatiques adoptaient une posture de boycott ou de censure à cause des représailles, les « vidéomans » se sont imposés comme un canal alternatif de diffusion des revendications populaires en direct sans traitement particulier. Cela a permis au M5-RFP de bénéficier d’un soutien stratégique, renforçant ainsi la pression sur le régime d’IBK.
Ces vidéos ont non seulement contourné les barrières médiatiques, mais elles ont aussi permis de documenter des scènes de violations des droits humains, notamment lors des manifestations meurtrières du 10, 11 et 12 juillet 2020 qui ont conduit à la chute du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK). Cela a renforcé leur crédibilité auprès d’un public en quête d’informations.
Une nouvelle donne médiatique et économique
Dans un contexte marqué par le chômage des jeunes et par la transformation numérique, l’émergence des influenceurs politiques sur les réseaux sociaux constitue une activité lucrative qui ne dit pas son nom. Ce phénomène, alimenté par la monétisation des contenus en ligne, redéfinit les canaux traditionnels d’information et de communication au Mali. Les plateformes comme Facebook, TikTok et YouTube rémunèrent les créateurs en fonction du nombre de vues, ce qui permet à certains d’engranger des sommes considérables.
À une époque où les médias privés et étatiques adoptaient une posture de boycott ou de censure à cause des représailles, les « vidéomans » se sont imposés comme un canal alternatif de diffusion des revendications populaires en direct sans traitement particulier. Cela a permis au M5-RFP de bénéficier d’un soutien stratégique, renforçant ainsi la pression sur le régime d’IBK
Cela est souvent dû à la viralité, qui permet de toucher un public plus large. De nombreux influenceurs ont su tirer profit de cette dynamique, construisant des audiences massives et captant des parts de marché autrefois réservées aux médias traditionnels.
Ils ont développé des modèles économiques hybrides, combinant parrainages publicitaires et alignement idéologique avec des particuliers, des entreprises ou même des entités gouvernementales. Cette dynamique s’inscrit dans un contexte de dépendance croissante des acteurs institutionnels et privés à leur audience massive. Certains influenceurs ont même structuré leurs activités en véritables Web TV, à l’image de Kati 24 ou de Gandhi Malien, organisant des débats et accueillant des personnalités politiques ou en quête de notoriété.
Ces plateformes attirent un public large, notamment une jeunesse malienne en quête d’informations et d’analyses alternatives. Les vidéomans jouent un rôle central dans la désinformation. À travers leurs vidéos, ils prennent systématiquement position sur des sujets politiques, sociaux, économiques et diplomatiques, diffusant des contenus souvent erronés. Qu’il s’agisse d’informations sorties de leur contexte ou délibérément manipulées, leur influence est considérable.
Après la reprise de Kidal par l’armée malienne en novembre 2023, une vidéo virale diffusée sur Facebook et relayée sur TikTok et WhatsApp prétendait qu’un bunker abandonné par la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA) avait été découvert par les Forces Armées Maliennes (FAMa), servant de dépôt d’armes et de refuge pour les combattants.
Les influenceurs Boubou Mabel Diawara et Abdoul Niang ont relayé ces images lors d’un live Facebook le 15 novembre 2023, renforçant ainsi la croyance en leur authenticité. Pourtant, après vérification, il s’est avéré que ce bunker, construit en 1942 pendant la Seconde Guerre mondiale, n’a aucun lien avec Kidal : les images proviennent en réalité de Portsmouth, en Grande-Bretagne, où se trouve également la station de radio mentionnée dans la vidéo.
Ce phénomène, alimenté par la monétisation des contenus en ligne, redéfinit les canaux traditionnels d’information et de communication au Mali. Les plateformes comme Facebook, TikTok et YouTube rémunèrent les créateurs en fonction du nombre de vues, ce qui permet à certains d’engranger des sommes considérables
Ils savent précisément ce que les gens veulent entendre et façonnent leurs discours en conséquence. Cette approche leur permet de fidéliser une audience massive, avide de récits qui confortent leurs opinions et leurs ressentis face aux événements. Même lorsque ces informations sont manifestement fausses, elles sont servies aux citoyens dans une logique de manipulation. Ils jouent sur la méconnaissance des populations en diffusant des contenus sensationnels qui répondent aux attentes et aux émotions du public.
Avec la transition politique en cours, ces influenceurs ont pris une place prépondérante dans le débat public. Ils ont tendance à avoir une approche moins orientée et moins objective que les journalistes. Les restrictions d’accès à l’information et les pressions sur les médias ont affaibli le rôle des journalistes dans la garantie de la démocratie. Certains influenceurs affichent un soutien inconditionnel aux autorités militaires, tandis que d’autres se positionnent en défenseurs des orientations de l’ancien Premier ministre Choguel Maïga. Cette polarisation renforce leur influence et les place au cœur des batailles discursives qui structurent l’espace public malien.
Il arrive qu’ils entrent en conflit en raison de divergences de position. L’ancien Premier ministre Choguel Maïga s’est appuyé tout au long de son séjour à la Primature sur ces figures médiatiques pour renforcer son influence. À tel point qu’il a lui-même adopté cette stratégie en réalisant régulièrement des vidéos sur ses propres comptes Facebook et YouTube, s’inscrivant ainsi dans cette dynamique de communication directe sans filtre.
Ainsi, ces nouveaux acteurs médiatiques deviennent des relais stratégiques pour la communication politique et institutionnelle. Dans cette lutte pour le contrôle de l’opinion, des soupçons de financement opaque circulent régulièrement. Ces pratiques, bien que non prouvées, illustrent la complexité des interactions entre ces nouveaux acteurs médiatiques et les sphères politiques et économiques. D’autres sont présentés comme de généreux donateurs, renforçant leur légitimité auprès de leur communauté.
Cette orientation, critiquée par plusieurs journalistes qui se sentent délaissés au profit des vidéomans, risque de limiter la transparence et l’accès à une information objective pour le public. Elle reflète aussi une tension entre une presse traditionnelle soumise à des contraintes éditoriales et des créateurs de contenu bénéficiant d’une liberté totale, parfois au détriment de la rigueur journalistique. Cela interroge sur le rôle futur de ces figures médiatiques dans l’écosystème informationnel malien, où la quête d’influence se confond de plus en plus avec une logique de rentabilité économique et politique.
Crédit photo: WATHI
Bah Traoré est chargé de recherche à WATHI. Il s’intéresse aux questions politiques et sécuritaires au Sahel. Il anime Afrikanalyste, un site dédié à l’analyse de l’actualité au Sahel. Il a travaillé sur des projets liés à la désinformation et au fact-checking en Afrique de l’Ouest.