Aboubakar Alfa Bah
Dans les années 1990, l’Afrique vit un grand processus de démocratisation, notamment avec l’ouverture de l’espace public et la multiplication des nouveaux acteurs dans l’arène politique comme les mouvements sociaux contestataires. Au Sénégal, bien avant l’enclenchement du processus de démocratisation, le pays avait déjà connu une grande vague de mouvement de contestation seulement huit années après son indépendance qui a été portée par les jeunes et les mouvements syndicalistes comme en Mai 1968.
Animée par un contexte international dominé par la Guerre froide et partie d’une revendication de bourse par les étudiants, la crise de 1968 s’est rapidement propagée de Dakar vers d’autres régions du pays jusqu’à connaître une escalade de la violence qui secoua sévèrement le régime du président Senghor.
Le Sénégal a une histoire particulière avec des mouvements populaires de contestation. Après avoir connu sa première vraie alternance politique en 2000 et les promesses d’un lendemain meilleur, la déception atteint les populations qui réclament l’amélioration des conditions de vie. C’est dans ce cadre, comme mentionné par Moustapha Samb dans son article « Médias, contestations et mouvements populaires au Sénégal de 2000 à 2012 », que le nouveau gouvernement fera face à l’une de ses premières contestations. Il s’agit de celle des jeunes de Kolda qui, durant la Coupe d’Afrique des nations (CAN) de 2002, vivent une coupure d’images et décident alors de descendre dans les rues et d’organiser un sit-in devant la Radio télévision Sénégal (RTS). Cela contraint les autorités de la ville dont le gouverneur à se saisir de la question et exige le rétablissement des images.
En 2008, dans un climat marqué par la cherté de la vie et de coupures d’électricité incessantes, les jeunes vont prendre d’assaut les rues de Dakar notamment la banlieue de Guédiawaye pour protester. Un collectif s’organise alors : le Collectif des imams et résidents des quartiers de Guédiawaye (CIRQG), porté par les imams et les habitants du quartier pour soutenir et accompagner la contestation.
L’évolution des mouvements de contestation prend un nouvel ascendant. Cependant, il semble que ces mouvements restent portés par des jeunes qui s’organisent spontanément autour d’un problème crucial de la société afin d’influencer les décisions politiques.
L’analogie entre les évènements de 2011 et de mars 2021
Le paysage politique sénégalais a vu s’intensifier des grands mouvements de contestations porteurs de revendications principalement en 2011, lors de la période pré-électorale. En effet, le contexte socio-économique est difficile, il est marqué une fois de plus par les problèmes d’électricité qui aggrave la frustration du peuple et la volonté du président Abdoulaye Wade de se présenter pour une troisième fois à élection présidentielle.
Au Sénégal, les questions en rapport avec les élections et la Constitution entraînent toujours une forte mobilisation. En effet, des voix se sont levées dans le but de faire barrage au président Wade, des mouvements sont nés spontanément, notamment le mouvement « Y’en à marre » et « le M23 » qui font une entrée fracassante et chamboule le jeu politique et social sénégalais.
L’évolution des mouvements de contestation prend un nouvel ascendant. Cependant, il semble que ces mouvements restent portés par des jeunes qui s’organisent spontanément autour d’un problème crucial de la société afin d’influencer les décisions politiques
Ces derniers mouvements constituent des grands symboles de la contestation dans le pays. D’ailleurs, Y’en a marre (YEM) – qui est un mouvement créé par un groupe d’amis- gagne en popularité après avoir lancé une série de manifestations, multipliant les conférences de presse et partageant un discours en phase avec la majorité des jeunes comme le fameux slogan « Ne touche pas à ma Constitution ».
En 2011, un collectif constitué de la société civile, de l’opposition et comptant dans ses rangs le mouvement YEM s’est organisé spontanément pour créer le mouvement du 23 juin, dont l’objectif initial était d’obtenir le retrait de la réforme constitutionnelle adopté le 16 juin 2011 qui établissait à 25 % le seuil minimum des voix nécessaires pour élire, dès le premier tour, un ticket présidentiel composé d’un président et d’un vice-président. Le collectif ne s’est pas arrêté là après l’atteinte de cet objectif, il est allé plus loin en demandant le départ du président Abdoulaye Wade. D’ailleurs, l’un des leaders du mouvement, Abdoulaye Bathily, a déclaré sur Radio France Internationale (RFI) « Il a été décidé que la lutte doit continuer et s’intensifier jusqu’au départ du président Abdoulaye Wade ».
La période pré-électorale restera bouillante au Sénégal, les manifestations se multiplieront, les arrestations aussi et les affrontements entre les contestataires et les forces de l’ordre causeront plusieurs blessés et morts, les chiffres varient selon les sources. Cependant, malgré l’escalade de la violence, le président Abdoulaye Wade se présentera au scrutin présidentiel de 2012 . Il sera néanmoins vaincu au second tou son ancien Premier ministre, Macky Sall.
Comme en 2011, une nouvelle crise est déclenchée dans le pays de la Teranga . Cette fois-ci, le contexte est bien différent. D’abord, le pays est plongé dans un contexte de crise sanitaire mondiale à cause de la pandémie de la Covid-19. En outre, en mars 2021, la principale figure de l’opposition sénégalaise, Ousmane Sonko, est accusée de viol par une jeune femme du nom de Adji Sarr, employée dans un salon de massage. Cependant, l’opposant dénonce un « complot » dont l’objectif serait de l’empêche de concourir à la présidentielle de février 2024.
C’est dans ce contexte de crispation que du 3 au 8 mars 2021, le pays a connu l’une des plus grandes manifestations violentes de son histoire. Elle s’est soldée par des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants, notamment à Dakar, ainsi que par le pillage de certains supermarchés tels que Auchan ou Supeco, et par la mort de 14 jeunes.
Le leader de l’opposition a été arrêté pour « trouble à l’ordre public » et « participation à une manifestation non autorisée ». Lorsqu’il s’est rendu au tribunal suite à l’accusation de viol, plusieurs voix se sont levé notamment celle du mouvement Y’en a marre qui avait d’ailleurs lancé un appel à une marche le 5 mars 2021 après la prière du vendredi. Le mouvement réclamait la libération immédiate de certains détenus politiques dont celle de l’opposant Ousmane Sonko.
Les réseaux sociaux, un nouveau champ de contestation
Comme dans les quatre coins du monde, les réseaux sociaux se sont développés au Sénégal à une vitesse fulgurante et ont intégré le quotidien de tous les Sénégalais ainsi que différents domaines de la vie. Au Sénégal, les réseaux sociaux sont devenus un outil incontournable de la contestation. Grâce à une facile appropriation des outils de communication tels que Twitter, Facebook ou encore Instagram, les mouvements sociaux ont investi le web en mettant en place des stratégies de communication dont l’objectif est de politiser, mobiliser, dénoncer et veiller à la transparence comme en 2012 avec le hashtag « #Sunu2012 ».
C’est dans ce contexte de crispation que du 3 au 8 mars 2021, le pays a connu l’une des plus grandes manifestations violentes de son histoire. Elle s’est soldée par des affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants, notamment à Dakar, ainsi que par le pillage de certains supermarchés tels que Auchan ou Supeco, et par la mort de 14 jeunes
Conscients de l’exploitation massive des réseaux sociaux par une bonne partie de la population notamment les jeunes, les mouvements populaires de contestation ont dû se réinventer et s’adapter à ce nouvel espace en mettant en place des nouvelles stratégies de propagation, de mobilisation et des campagnes de dénonciation.
Entre le 3 et le 8 mars 2021, le Sénégal connait une escalade de violence sans précédent. Très rapidement, les médias sociaux étant des outils de communication, ont permis aux millions de Sénégalais, notamment aux mouvements populaires, d’exprimer leur indignation.
Sous le silence des médias traditionnels, les médias sociaux à l’instar de Facebook, Twitter et Instagram ont été les lieux privilégiés pour l’information, le partage d’images et vidéos sensibles de ce qui sévissait au Sénégal auprès du peuple africain et de la communauté internationale. C’est ainsi qu’est né le hashtag #FreeSénégal, lancé par un internaute dont l’objectif était la dénonciation des événements de mars 2021 et la préservation des acquis démocratiques du Sénégal. Ce hashtag, considéré comme une stratégie de communication imparable de par sa simplicité, a réussi à battre tous les records avec des millions de partages sur Internet.
Les réseaux sociaux sont devenus des instruments de contestation. Les mouvements populaires n’en sont pas les seuls acteurs car même le citoyen lambda y participe à travers des initiatives citoyennes. Notons également le caractère changeant de ces mouvements qui ont su s’adapter et mettre en place de nouvelles stratégies en faisant des réseaux sociaux une véritable arme de contestation et de dénonciation.
Crédit photo : inland360.com
Aboubakar Alfa Bah est étudiant en Bachelor de Science politique et relations internationales. Il est intéressé par les questions de développement économique et de politique internationale et sécuritaire en Afrique subsaharienne et dans l’ensemble du tiers-monde. Il effectue actuellement un stage en tant qu’assistant de recherche à WATHI.
2 Commentaires. En écrire un nouveau
Un excellent article, il serait préférable de songer également à un article sur les mouvements de contestation (ce que j’appelle la participation de protestation) à des échelles plus réduites ( collectivités territoriales) pour déterminer leur effet sur l’ancrage démocratique dans les communes !
Analyse assez pointu cher Alfa. J’ai bien aimé l’analogie que vous avez mis en évidence , je m’attendais juste à une nuance au regard de quelques éléments de dichotomie dans les répertoires d’actions des manifestants. Merci pour ces lumières.