Notre responsabilité individuelle dans un monde en guerre : lettre ouverte au continent africain
Fatou Mbow
Des hommes, des femmes et parfois des enfants nous disent préférer de mourir aujourd’hui, pour tuer d’autres hommes, d’autres femmes et d’autres enfants, plutôt que de rester eux et ceux tués dans la terreur, en vie.
Tués dans la terreur, tous. En buvant un café, en écoutant de la musique, en prenant sa douche dans une chambre d’hôtel, en commençant une journée de travail, en participant à une manifestation sportive, en allant au marché, en se promenant, en discutant devant une gare routière, en étudiant dans une salle de classe… Nous risquons la mort parce que d’autres trouvent la nôtre insupportable – et la leur aussi, semble-t-il.
Aujourd’hui le Pakistan, quelques jours auparavant le Burkina, précédemment le Mali, le Nigéria, le Kenya et presque tout le Moyen Orient – nous ne savons même plus quand – tout dépend de ce que les médias décident de nous relater ou pas, et/ou savent ou pas – en France et auparavant en Algérie et en Tunisie, il y a quelques années aux Etat Unis… La liste incomplète, longue, sans fin, d’une histoire humaine parsemée de violence nous rattrape dans le cœur de toutes les capitales, de tous les villages, envahis de la terreur d’une guerre, par surprise.
Il n’y a pas de grandes discussions dans cette nouvelle guerre, il n’y a pas de requêtes médiatisées – seuls les actes parlent, dans leur violence totale, dans leur dénuement total, dans leur solitude totale. Actes isolés, humains devant humains – point de drones ou de sous-marins – on se regarde de plus en plus dans les yeux quand on tue son prochain qui, s’il n’est pas mort, verra l’autre mourir.
Pourquoi vous écrire à vous, dirigeants du continent le plus pauvre, le moins « puissant » dans ce système économique que vous embrassez sans le questionner, amenant ceux qui ne sont pas encore dans la folle course de l’exploitation acharnée de la nature et des hommes, dans la folle danse du « capitalisme » où le « sauve qui peut » et « le plus puissant gagne » sont la loi ?
Nous vous écrivons en écrivant à tous ceux que vous représentez, à ce que vous dirigez, par force ou par mandat, pour rappeler à chacun d’entre nous que nous sommes tous responsables de la haine qui tue tous, aujourd’hui, hier, demain.
Vous ne représentez pas seulement ceux qui ont voté pour vous, ceux qui vous maintiennent au pouvoir ou ceux qui de gré ou de force vous y ont amené. Vous ne représentez pas seulement ceux qui trouvent leur vie supportable, vous ne représentez pas seulement ceux qui voyagent paisiblement, logent dans des hôtels, travaillent, consomment dans les supermarchés et dansent un peu pour oublier leur semaine, le vendredi soir.
Vous représentez aussi les désespérés qui quittent le continent en cachette dans les soutes des avions et les cales des bateaux, ceux qui s’accrochent au rêve d’une vie meilleure en gardant nos maisons, en portant des poids ahurissants de bois ou de brique sur leur tête ou leur dos, ceux aussi qui ne trouvent aucun confort dans aucune pensée connue et espèrent une vie meilleure en dehors de celle-ci.
Vous représentez ceux qui aujourd’hui désespèrent de la vie et tuent ceux qui s’y accrochent.
Qui peut aujourd’hui espérer manger à sa fin, boire à sa soif, se vêtir convenablement, se laver lorsque sale, faire ses besoins en privé, échanger dans le respect, se soigner dans la maladie, se mouvoir dans une relation aux animaux, aux plantes, à l’air, à la mer et à la terre sans constamment être dans la dynamique utilitaire et dominante qui caractérise le monde des humains d’aujourd’hui ?
A part les quelques « plus que tout » de cette planète, valorisés sur l’échelle d’un talent « supérieur à celui de tous les autres », les « stars » du système ?
Ceux qui ont été « à l’école » ? L’« école » occidentale. Des années passées à apprendre une langue, puis une manière de disséquer le réel en une myriade de concepts, loin de toute terre, de toute mer, de tout animal, loin de tout ce qui fait la vie de la majorité de nos enfants – leurs souffrances, leur curiosité, leurs questions. Une imposition de « sujets » et de « thèmes », une théorie de la vie, où tout ce qui compte c’est comprendre pour transformer – transformer la nature, y compris celle de l’élève, qui ne découvre la sienne souvent qu’à 40 ans – une « crise » nous dit-on.
Qui parmi vous a exploré le sens de cette « école » ? La compétition qu’elle apprend dès le plus jeune âge du « plus ceci » et du « moins ceci » – la souffrance de n’être respecté que si l’on « est cela » ou si on le devient ? Jugé par la capacité de mémorisation et de rendu de théories totalement éloignées de la vie de chacun – éloignée de celle du professeur érigé en « exemple » pour ses connaissances, même si il méprise et harcèle souvent, frappe parfois et même viole pour certains, ses élèves ?
La course folle à l’élitisme commence à l’école où l’on décide qui sera le dirigeant, qui sera le servant, sur la base de la capacité d’ « analyse » c’est-à-dire de dissection de la réalité au sein d’un virtuel qui ne s’intéresse jamais au réel – l’oiseau posé sur la fenêtre, l’élève qui regarde son camarde avec une interrogation dans les yeux, la couleur du ciel d’aujourd’hui.
Des hommes et des femmes réfugiés dans des théories pour exploiter la vie – pas juste celle de la terre éventrée pour ses minéraux ou de la mer explosée pour ses poissons. Celle aussi du travailleur dans les mines gagnant mille fois moins que son patron, de la dame qui nettoie payée vingt fois moins que celui qui écrit. Exploiter la vie, sans jamais donc, finalement, véritablement, l’aimer.
Vous nous donnez les Asiatiques en exemple, qui ne semblent plus savoir quel air respirer, quel aliment non contaminé ou truqué manger, dans quelle mer trouver du poisson, sur quelle terre trouver un arbre à l’ombre duquel se reposer, après avoir travaillé jour et nuit pour produire nos produits importés – les moins bons évidemment, le reste destiné à l’”Occident”, lui aussi marqué par sa diversité sociale. Les plus puissants de l’ “Occident” étant ceux qui découvrent l’« écologie » après avoir presque tout tué et qui donnent des leçons « environnementales » à ceux qui vivent dans des régions sahéliennes de plus en plus désertiques en se reproduisant avec la bénédiction du pouvoir qui a besoin du « nombre » – entre 5 et 8 enfants par femme.
Alors, au lieu de copier, toujours et tout, pouvons-nous enfin nous poser et regarder avec nos yeux, écouter avec nos oreilles, toucher avec nos mains, sentir avec nos nez, respecter nos cœurs, nos cerveaux et nos esprits, posant la question : « Que faisons-nous vraiment de nos vies » ?
Nous diviser entre « croyants » de ceci ou de cela, membre de cette terre ou de celle-là, « méchants » et « gentils » : simpliste, infantile et contreproductif, semble-t-il. Ceux qui ne nous écoutent plus et tuent ne sont plus dans la discussion mais semblent vivre un désespoir du présent. Et c’est en regardant tous ce présent, ce que chacun de nous est, à quel prix, avec quelle souffrance et quelle corruption, c’est avec ce sérieux que nous devrions peut-être en responsables affronter la réalité de la haine qui habite notre communauté humaine aujourd’hui.
Cette haine semble être celle de ceux qui ne « surfent » pas dans un système méprisant, injuste, inéquitable, sans pitié pour les hommes et la nature de cette planète. Ne justifiant rien ni personne, il est de notre responsabilité d’observer que nous sommes tous faits de la même matière organique, que les connaissances qui justifient l’autorité des uns sur les autres ne nous ont pas seulement amené médicaments, avions et ordinateurs mais aussi armes, drogues, mélanges d’aliments cancérigènes et poisons des terres et des mers.
Les « terroristes », c’est finalement chacun d’entre nous, si nous acceptons un monde aussi pourri, où la violence et la guerre sont acceptées pour certains et pas pour d’autres, où la drogue est acceptée tant qu’elle est « légale » pour celui qui en tire profit, où toute originalité est tuée, toute platitude valorisée, tant que le tout-puissant désir de l’égo du plus « fort » est assouvi, en piétinant la vie de la majorité du vivant.
Et peut-être qu’en regardant tout cela avec profonde honnêteté, nous reconnaîtrons une maladie chez l’humain, au sein de chaque humain. Celle du « toujours plus », celle du « jamais moins », celle d’un monde divisé entre le « il faut » et « il ne faut pas » et celle d’une profonde aversion pour ce qui « est ».
La vraie autorité de toutes les vies humaines n’est-elle pas le désir ? Et son corollaire la peur ? Notre surpopulation mondiale est-elle seulement liée à une économie et à une contraception ? N’est-elle pas aussi liée au désir sexuel et à la peur d’une solitude ? Notre désir de drogues, n’est-il pas lié à notre désir d’évasion, et à notre peur du vivant ? Notre désir de confort n’est-il pas lié à notre peur de souffrance ? Notre désir de pouvoir n’est –il pas lié à notre peur d’impuissance? Et au nom de ces désirs et de ces peurs, ne devenons-nous pas esclaves d’une multitude d’habitudes alimentaires, vestimentaires, relationnelles… qui façonnent nos vies d’une manière qui rend indispensable la production à large échelle d’une myriade de choses et tue et fait naître une myriade de vies « utilitaires »?
L’habitude est un état mécanique faussement relationnel au sein duquel il n’y a aucun amour. Comprendre le fonctionnement de l’humain n’est pas la responsabilité d’une poignée de personnes mais celle de chacun d’entre nous, si nous voulons vraiment être là, pour tous.