Gado Alzouma
Alors même que la surmédiatisation du phénomène migratoire et les drames dont s’accompagne la traversée de la Méditerranée par des milliers de jeunes Africains en quête de meilleures conditions de vie, laissent accroire à une hostilité croissante des pouvoirs publics européens pour tout ce qui concerne l’accueil de travailleurs étrangers sur leur sol, il est une autre réalité beaucoup moins évoquée : c’est le fait que les entreprises à l’échelle locale ou nationale, les multinationales et même les États à l’échelle globale, sont partout engagés dans une intense compétition pour attirer, recruter et retenir les travailleurs étrangers les plus qualifiés et les plus performants, quelle que soit leur origine géographique.
Cette guerre des talents à l’échelle mondiale s’est intensifiée ces dernières années. Elle concerne tous les pays industrialisés sans exception et l’Afrique, en raison de sa croissance démographique et de la jeunesse de sa population, en devient de plus en plus le point de mire… au point où le magazine américain Foreign Affairs titrait récemment que « l’avenir de l’économie mondiale dépend de l’Afrique » (The Global Economy’s Future Depends on Africa).
Tendances démographiques et migration des travailleurs qualifiés
Les principaux facteurs qui expliquent cette situation sont bien connus : c’est d’abord et avant tout la baisse de la natalité et le vieillissement accéléré de la population dans tous les pays industrialisés avec pour corollaire une pénurie de main-d’œuvre qui ne cesse de s’aggraver malgré le développement concomitant de la robotisation et de l’intelligence artificielle.
En Asie, en Europe et en Amérique du Nord, la population en âge de travailler décroît fortement et tout indique que la situation ne fera que s’empirer au cours des années à venir. Un pays comme la Corée du Sud par exemple compte moins d’un enfant par femme en âge de procréer (0,78 enfant par femme contre plus de 6 enfants par femme au Niger) et rien qu’entre 2018 et 2023 la population en âge de travailler y a baissé de plus de plus de 500.000 personnes. Quant au Japon, sa population en âge de travailler a baissé de près de 7.500.000 personnes entre 2010 et 2023.
Même pour des géants comme la Chine et l’Inde, à l’horizon 2050 ce sont des dizaines de millions de travailleurs qui manqueront à l’appel. On observe le même phénomène en Europe où toutes les études soulignent que la part de la population âgée dans la population totale continuera d’augmenter malgré une immigration nette élevée dans des pays comme l’Allemagne, la France ou la Royaume-Uni. Dans tous ces pays, la pénurie de main d’œuvre, aggravée par les départs massifs de la génération du baby-boom, a déjà atteint un point critique et les réformes proposées (tel que le relèvement de l’âge de la retraite à 62 ans (France), 65 ans (Allemagne) et même 67 ans (Danemark)) ne suffisent plus à la combler.
Dans ce contexte, l’Afrique, en forte croissance démographique, apparaît aujourd’hui comme l’un des derniers viviers de main d’œuvre jeune et abondante : l’âge médian y est de 19,7 ans alors qu’il est de 32 ans pour l’Asie et de 42,5 ans pour l’Europe (soit plus du double de l’Afrique). Comme le notent les auteurs de l’article cité ci-dessus, plus de 98% des 428 millions de personnes en âge de travailler (soit environ 420 millions d’individus) qui s’ajouteront à la population mondiale entre 2020 et 2040 seront attendus en Afrique et seulement moins de 2% (soit environ 8 millions) viendront du reste du monde. En 2022, Campus France estimait que rien que d’ici 2027 l’Afrique ajoutera 63 millions d’habitants à la tranche des personnes âgées de 18 à 30 ans. Quant au dernier rapport des Nations Unies sur la population, il relève qu’en 2050 plus de 40% des jeunes âgés de moins de 18 ans et plus du tiers de ceux âgés de 29 ans et moins seront des Africains. A cette date la population africaine en âge de travailler sera cinq (5) fois plus élevée que celle de l’Europe et aura dépassé celles de la Chine et l’Inde réunies.Or, cette croissance démographique s’effectue dans un environnement caractérisé par une faible industrialisation (la part de l’Afrique dans la production manufacturière mondiale est inférieure à 2%) et un taux de chômage et de pauvreté extrêmement élevés qui ne peuvent qu’inciter à l’émigration pour la recherche de meilleures conditions de vie. Ajoutons à tout cela le fait que le niveau d’éducation des jeunes Africains s’est considérablement élevé ces dernières décennies rendant disponible et adaptable une frange importante de la main-d’œuvre africaine pour un marché du travail qui requiert des professionnels hautement qualifiés comme c’est le cas dans les pays industrialisés.
Même pour des géants comme la Chine et l’Inde, à l’horizon 2050 ce sont des dizaines de millions de travailleurs qui manqueront à l’appel. On observe le même phénomène en Europe où toutes les études soulignent que la part de la population âgée dans la population totale continuera d’augmenter malgré une immigration nette élevée dans des pays comme l’Allemagne, la France ou la Royaume-Uni
Ce qui pousse de plus en plus les pouvoirs publics, dans tous les pays occidentaux, à réévaluer leur politique d’immigration pour attirer toujours plus de travailleurs qualifiés étrangers, notamment africains, ignorant en cela la montée des populismes ultra-nationalistes et l’exacerbation des discours xénophobes, surtout en Europe (Italie ; Hongrie ; etc.). Bien que les pays d’Asie de l’Est (notamment la Chine) et ceux d’Asie du Sud (en particulier l’Inde) aient toujours été les grands pourvoyeurs de main-d’œuvre étrangère hautement qualifiée pour l’hémisphère nord, il ne fait plus de doute que les travailleurs africains seront de plus en plus sollicités dans les années à venir en raison de la baisse de la croissance démographique conjuguée à l’élévation du niveau de vie et de rémunération dans ces pays, tous phénomènes qui réduisent fortement les incitations au départ.
En fait, cette ruée vers la main-d’œuvre qualifiée africaine a déjà commencé. L’Allemagne, la France, les Etats-Unis, le Canada, etc., ont tous récemment engagé des réformes ou promu des projets de loi visant à assouplir les conditions d’immigration et l’accès à l’emploi sur leurs territoires, y compris pour les travailleurs africains. Ce qui se traduit par des politiques volontaristes de recrutement qui vont parfois jusqu’à la signature d’accords bilatéraux pour la fourniture de main d’œuvre africaine, comme ce fut le cas entre l’Allemagne et le Kenya en mai 2022, pour l’accueil de plus de 250.000 travailleurs dans ce pays européen. Plus récemment, en février 2023, l’Allemagne a annoncé à Accra la création de centres de conseil pour la migration dans neuf pays africains dont le Ghana, le Nigeria, l’Egypte, l’Ethiopie, etc., pour offrir aux travailleurs qualifiés disposant d’une formation professionnelle ou académique et aux chercheurs et gestionnaires qui le désirent la possibilité de s’installer sur son territoire.
Assouplissement des conditions d’immigration pour les travailleurs qualifiés
Aussi « novatrice » qu’elle puisse paraître, la politique migratoire allemande est loin d’être une exception. Elle s’inscrit dans une tendance générale qu’on observe dans presque tous les pays industrialisés. En France par exemple, le gouvernement a introduit auprès du Conseil d’Etat une nouvelle proposition de loi sur l’immigration dont l’une des dispositions vise à créer une carte de séjour spécifique (appelée Talents professions médicales et de pharmacie) dont l’objectif est de faciliter l’installation de médecins et professionnels de santé étrangers, en particulier africains, sur son territoire afin de lutter contre les déserts médicaux. On notera au passage que des milliers de médecins tunisiens, marocains, algériens, camerounais, béninois, sénégalais, etc., s’installent déjà chaque année en France pour y exercer leur profession. Ajoutons aussi qu’en 2017 la France a introduit le French Tech Visa dont l’objectif est d’attirer des startupeurs et entrepreneurs étrangers ainsi que des investisseurs et travailleurs qualifiés dans le secteur de la technologie.
En fait, cette ruée vers la main-d’œuvre qualifiée africaine a déjà commencé. L’Allemagne, la France, les Etats-Unis, le Canada, etc., ont tous récemment engagé des réformes ou promu des projets de loi visant à assouplir les conditions d’immigration et l’accès à l’emploi sur leurs territoires, y compris pour les travailleurs africains
Dans le même ordre d’idées, le Royaume-Uni a aussi changé sa politique migratoire et introduit un système basé sur des points (à l’instar de ce qui se fait au Canada) en janvier 2021. Notons aussi le cas du Danemark, un autre pays européen qui a assoupli ses règles d’immigration dans le but d’attirer les talents étrangers. En début d’année 2023, ce pays scandinave a introduit un amendement à sa « Loi sur les étrangers » qui a été approuvé par le parlement en mars et qui est entré en vigueur à partir du mois d’avril. Citons enfin les cas de de l’Espagne, de la Finlande (Amendments to Chapter 5 of the Aliens Act, entrés en vigueur le 23 février 2023), du Portugal ou de l’Irlande qui ont tous introduit des modifications à leurs lois existantes sur l’immigration en vue d’assouplir celles-ci et de faciliter l’installation de travailleurs qualifiés étrangers sur leur sol.
En Asie, c’est le Japon, puis la Corée du Sud qui ont été les premiers pays à procéder à une modification de leurs lois sur l’entrée, le séjour et les conditions de travail des étrangers. Bien que ces pays aient toujours été très conservateurs en matière d’immigration, la chute drastique de la natalité (la plus forte jamais enregistrée dans le monde) et ses implications sur l’emploi et les performances économiques de ces pays, ont contraint les gouvernements à introduire de nouvelles dispositions pour attirer les travailleurs étrangers et encourager leur installation afin de faire face à la pénurie de main d’œuvre dans des secteurs-clés de l’industrie et des services. Enfin, notons qu’en Amérique du Nord, le Canada a aussi apporté plusieurs modifications à ses lois existantes afin de faciliter le recrutement de travailleurs étrangers. L’une des innovations les plus importantes a été la mise en place du système appelée Entrée Express, en vigueur depuis 2015.
La guerre des talents ne se limite d’ailleurs pas à une compétition entre les grandes puissances pour attirer les travailleurs qualifiés. Elle s’étend aussi aux efforts déployés et aux mesures prises par ces pays pour encourager et faciliter l’entrée et l’inscription des meilleurs étudiants étrangers dans leurs institutions d’enseignement supérieur. Pour L’Afrique, il en résulte des politiques volontaristes menées par les États les plus puissants pour attirer le plus grand nombre d’étudiants issus du continent.
Reformulation des théories de la migration après le travail servile de la période esclavagiste et les travaux forcés de la période coloniale, se profile donc aujourd’hui une nouvelle forme d’exploitation du travail africain : l’exploitation du travail intellectuel africain. Et comme pour toutes les formes d’exploitation, il faut à celle-ci une justification idéologique, voire une explication scientifique qu’on voit s’élaborer de plus en plus dans les cercles académiques occidentaux, les officines spécialisées, les agences des Nations Unies et les institutions financières internationales.
Cette explication s’articule autour de l’idée que l’Afrique sera, au 21eme siècle, le nouveau moteur de croissance mondiale et remplira le rôle que la Chine a joué pour le monde au cours des 40 dernières années. Comme le notent les auteurs de l’article ci-dessus mentionné, « …l’économie mondiale devrait fortement ralentir à moins qu’elle ne reçoive une impulsion de productivité grâce au milliard de jeunes qui s’ajouteront à la population africaine au cours du prochain quart de siècle ». Ils concluent en disant que « le dynamisme de la jeunesse africaine est au cœur de l’avenir de l’économie mondiale ». (Traduit de l’anglais par l’auteur).
Pour L’Afrique, il en résulte des politiques volontaristes menées par les États les plus puissants pour attirer le plus grand nombre d’étudiants issus du continent
Cette conviction, partagée par l’écrasante majorité des décideurs politiques en Occident, mais aussi par la plupart des chefs d’entreprises et de multinationales, l’est également par un nombre grandissant de démographes et d’économistes dans tous les pays industrialisés. Bien que beaucoup d’entre eux comptent sur la réforme des retraites, le travail féminin et/ou l’intelligence artificielle pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre, ils sont aussi nombreux les théoriciens qui soutiennent que l’économie mondiale aura plus besoin d’immigration que d’automatisation (The Global Economy Needs Immigration Before Automation) comme affirmé par Lant Pritchett dans un autre article de Foreign Affairs. Nous sommes donc loin de l’époque où, à la suite du livre publié par Paul E. Ehrlich (The Population Bom, 1968), la plupart des articles et ouvrages consacrés à l’augmentation de la population mondiale, particulièrement africaine, adoptaient un ton catastrophiste pour alerter sur les périls de « la bombe démographique ». Il semble, comme affirmé par certains, que le monde est aujourd’hui plus menacé de dépopulation que de surpopulation.
Toutefois, il est à craindre que les effets directs de la guerre des talents à l’échelle mondiale, ne soient catastrophiques pour notre continent. En dehors même de l’impact sur le système de santé, du coût économique et de la perte de capital humain qu’elle implique, la plus grave conséquence de cette situation, accentuée aujourd’hui par la fuite des cerveaux qu’elle implique, est de rendre nos économies moins compétitives sur la scène internationale en réduisant à néant nos capacités de recherche et d’innovation faute de personnel qualifié, et donc la possibilité de trouver des solutions efficaces aux nombreux problèmes qui assaillent notre continent. Sous risque d’être des récepteurs et consommateurs passifs de produits et d’inventions faites ailleurs, nous n’avons donc d’autre choix que de bâtir des économies puissantes afin de donner des emplois à nos travailleurs les plus qualifiés et à nos étudiants les meilleurs pour les retenir sur le sol africain. Faute de quoi, ils iront travailler à développer d’autres pays et d’autres continents comme cela a été le cas pendant des siècles.
Image d’illustration: UNESCO
Gado Alzouma est professeur titulaire en socio-anthropologie. Il a enseigné pendant de nombreuses années au Niger, aux Etats-Unis et au Nigeria. Il est actuellement chercheur indépendant et vit à Niamey.