Gado Alzouma
Au Niger et souvent dans le reste de l’Afrique, lorsqu’on parle de jeunesse, on pense généralement à la frange scolarisée de la jeunesse citadine, aux étudiants, aux jeunes diplômés sans emploi qui font passer le temps dans les fadas en sirotant du thé ou aux jeunes politiciens (qui, très souvent, ne sont plus vraiment jeunes) qui veulent parler au nom de l’électorat jeune. Ces derniers couvrent les jeunes de toutes les vertus, du seul fait que ce sont des jeunes, pour s’attirer les faveurs de la jeunesse ou se présenter comme ses représentants attitrés. Ils sont rejoints en cela par le reste de toute la classe politique qui voit dans la jeunesse non seulement un gigantesque gisement de voix, mais aussi un facteur d’absolution politique, un moyen de se laver de leurs péchés. En effet, celui qui est pour la jeunesse, qui se présente comme le champion de la jeunesse, est aussi celui-là qui accompagne l’avenir et bâtit la cité du futur.
Or nous nous devons de rappeler que les jeunes, dans le discours développementaliste, sont tous ceux-là qui ont un âge compris entre 15 et 24 ans. La définition de la jeunesse peut varier (surtout chez nous où les circonstances de la vie peuvent faire en sorte que l’individu devienne adulte plus tôt qu’on ne le croit) mais elle se situe généralement dans cette fourchette-là et si on accepte cette définition, on peut donc dire que les jeunes stricto-sensu constituent à peu près 18,2 % de de la population nigérienne. Notons que le Niger compte à ce jour plus de 27 000 000 habitants.
Toutefois, l’âge médian au Niger est de 15,2 ans et ceux qui ont moins de 14 ans (les enfants) constituent près de 51 % de la population totale. Si on y ajoute les «jeunes», on peut donc dire que plus de 70 % de la population nigérienne a moins de 25 ans. Mieux encore, si on estime que plus de 20 % de la population est en âge de voter (18 ans et plus) et qu’on situe l’âge des jeunes, dans cette cohorte, entre 18 et 30 ans, on peut dire qu’au moins 50 % de ceux qui sont « jeunes » sont en âge de voter. Cela fait près de la moitié de l’électorat total du pays. On comprend alors toute l’importance que la jeunesse occupe, sinon dans les faits, du moins dans les discours politiques.
Cette jeunesse est pour l’essentiel (à plus de 80 %) rurale, alors même qu’il en est rarement fait mention
Il faut aussi rappeler que cette jeunesse est pour l’essentiel (à plus de 80 %) rurale, alors même qu’il en est rarement fait mention. Celui qu’on appelle « jeune » dans le discours médiatique nigérien et même africain en général, c’est un jeune citadin instruit et tous ceux qui lui ressemblent de près ou de loin. Dans la presse le mot « jeunesse » au Niger est toujours associé à une certaine forme de modernité et de vie citadine avec, dans sa version misérabiliste, l’image du jeune diplômé sans emploi et dans sa version « hype » ou « branchée », l’image du jeune entrepreneur ou politicien (pas toujours jeune comme j’ai eu à le rappeler), un téléphone mobile à la main, adossé à une voiture clinquante. Lorsqu’il a réussi et qu’il est en même temps illettré ou semi-analphabète, on le présente généralement comme revenu de Dubaï. Lorsqu’il est scolarisé, on le décrit sous les traits d’un jeune surdiplômé, une « victime du système », un jeune qu’on a ignoré pour privilégier le fils ou la fille de…
Certes, ceux-là sont jeunes (plus ou moins) mais qu’en est-il des jeunes des villages qui, en réalité, forment l’essentiel de la jeunesse nigérienne ? C’est la catégorie de la jeunesse la plus pauvre, mais aussi la moins éduquée. Cette jeunesse-là est souvent analphabète ou déscolarisée et quand elle fait référence à une fille, elle est déjà mariée et a déjà deux enfants ou plus et mène une vie de servitude qui confine souvent à l’esclavage avec de longues heures de travaux ménagers et champêtres. C’est la jeunesse sans voix, celle qu’on n’entend jamais et qui n’existe que dans la littérature grise des organisations internationales, celle dédiée aux mariages précoces ou à la migration, le prisme général sous lequel les problèmes relatifs à la jeunesse africaine sont le plus souvent perçus, parce que ces préoccupations-là sont les préoccupations des occidentaux et non nos préoccupations à nous; et comme les préoccupations des occidentaux prennent le pas sur nos propres préoccupations, elles finissent par devenir les nôtres et orientent les pouvoirs publics vers la résolution de ces problèmes-là au détriment de nombreux autres problèmes, souvent plus sérieux et presque toujours méconnus, auxquels nous sommes quotidiennement confrontés.
C’est la jeunesse sans voix, celle qu’on n’entend jamais et qui n’existe que dans la littérature grise des organisations internationales
On nous parle par exemple tout le temps de terrorisme (que certains appellent pudiquement « djihadisme » afin de lui donner un semblant de légitimité idéologico-religieuse) mais on nous parle très rarement d’un sujet comme celui de la « jeunesse rurale et du terrorisme ». C’est pourtant la jeunesse rurale qui sert de vivier pour le recrutement des groupes terroristes parce que c’est au sein de celle-ci qu’on rencontre les jeunes les moins éduqués, les plus désespérés et les plus désorientés.
Ce sont surtout de jeunes ruraux qui tombent chaque jour par dizaines sur les champs de bataille. Pour n’avoir pas été à l’école, ils sont généralement dépourvus de tout esprit critique et tombent facilement victimes des manipulations, de l’instrumentalisation et du prosélytisme religieux de type extrémiste ou fanatique. Aussi, n’est-il pas étonnant que les conflits violents aient pour principales victimes des jeunes des campagnes, des jeunes en quête d’autonomie économique, facilement leurrés et poussés dans des aventures meurtrières pour quelques centaines de milliers de francs CFA.
Il faut ajouter à tous ces problèmes celui des inégalités scolaires. En effet, même lorsqu’ils sont allés à l’école, les jeunes ruraux se heurtent à d’innombrables problèmes que ne rencontrent pas toujours les jeunes citadins. Par exemple, le taux de scolarisation est beaucoup plus élevé dans les villes que dans les campagnes. En outre, ce taux est plus élevé chez les filles issues du milieu urbain que les filles issues du milieu rural. Pire, à mesure qu’on monte dans la scolarité, le taux d’abandon est beaucoup plus accentué chez les filles, en particulier les filles rurales, que chez les garçons.
En outre, si la plupart des villages nigériens sont dotés d’écoles primaires, le parcours scolaire des jeunes ruraux est marqué par des abandons et d’importantes déperditions, particulièrement au niveau secondaire. Les raisons de ces déperditions scolaires sont multiples mais elles s’expliquent tout particulièrement par l’insécurité alimentaire et la pauvreté extrême. Les collèges et les lycées sont logés dans les communes de grande taille et les enfants qui achèvent le cycle primaire doivent quitter leurs familles pour des familles d’accueil le plus souvent pauvres, peu connues de leurs parents et incapables de les prendre en charge.
Bien entendu, lorsque ce sont des filles, leur situation devient encore plus dramatique en raison des croyances religieuses, des tabous, de la dépendance qui ne cultive pas. Chez les filles, l’incitation à se prendre en charge lorsqu’elles se trouvent en situation de dénuement matériel ou de précarité économique, de l’avancement en âge devient très vite un prétexte pour les marier. Ces enfants se trouvent donc le plus souvent abandonnés à eux-mêmes et doivent fuir l’école pour regagner leur village ou émigrer en raison de la faim et des mauvais traitements.
Le travail des enfants est une autre source de déperdition scolaire : dans les communautés rurales, les enfants sont sollicités à tout moment pour aider la famille, particulièrement en période de travaux champêtres où ils doivent s’absenter pendant plusieurs jours. Pour ceux d’entre eux qui appartiennent à des communautés nomades se déplaçant avec les troupeaux sur de vastes étendues, les défis s’avèrent souvent insurmontables et ils n’ont d’autre choix que d’abandonner l’école.
Il faut ajouter à tout cela l’absentéisme chronique des maîtres dans les zones rurales où la discipline se relâche du fait de l’éloignement des pouvoirs publics, mais aussi les mariages précoces des filles que les parents préfèrent voir quitter le foyer familial parce qu’elles représentent des bouches supplémentaires à nourrir, et de multiples autres raisons telles que les conflits et violences liées au terrorisme comme récemment dans les régions de Tillabéry, de Diffa, de Tahoua et de Maradi, soit la moitié de toutes les régions du pays. Rien qu’en 2022, l’Unicef a relevé que 817 écoles ont été fermées dans la seule région de Tillabéry.
Rien qu’en 2022, l’Unicef a relevé que 817 écoles ont été fermées dans la seule région de Tillabéry
Près de 80 000 élèves, dont plus de 38 000 filles ont été affectés par ces fermetures. L’insécurité augmente la probabilité de déscolarisation permanente ou temporaire, affecte les performances scolaires, incite à la désaffection vis-à-vis de l’école, accentue la déréliction, la perte de repères, le désœuvrement et la consommation de drogue, etc.
Ces multiples facteurs de perturbation du cycle normal des études, qui concourent tous aux échecs répétés, aux retards et aux abandons, n’affectent d’ailleurs pas que les élèves du primaire et du secondaire. Ces obstacles font partie de l’expérience ordinaire des étudiants issus des classes populaires qui sont à une écrasante majorité ceux venus des zones rurales et massivement inscrits dans les universités publiques du Niger qui constituent la seule voie d’accès à l’enseignement supérieur pour eux. Seule une infime minorité d’entre eux obtient des diplômes au bout d’un cycle normal d’études (ce qui est en train de devenir une exception au Niger).
Aux redoublements incessants s’ajoutent les incessantes « années blanches », c’est-à-dire les années sans cours et où les diplômes ne sont pas délivrés. Ainsi, non seulement les étudiants peuvent accuser du retard en raison de leurs faibles performances (les études montrent que les enfants issus des classes supérieures de la société ont de meilleures chances de réussite que ceux issus de familles pauvres et rurales) mais ils ne terminent surtout pas toujours leurs études à temps en raison des grèves récurrentes et des arrêts de cours (pour toutes sortes de raisons) qui débouchent généralement sur l’annulation des activités académiques et la délivrance des diplômes.
Ils sont aussi ceux qui s’inscrivent le plus dans des filières (comme par exemple les filières de lettres et sciences humaines) qui représentent une impasse sur le marché du travail et qui leur offrent peu de chances d’ascension sociale, les universités étant devenues des usines à chômage et les enfants des classes populaires et rurales étant les principales victimes de cette situation.
Il existe aussi un désajustement entre les aspirations de ces jeunes (qui, après tout, sont des jeunes de leur temps avec les mêmes rêves et les mêmes attentes que les jeunes citadins), et la réalité économique de nos pays où les dirigeants privilégient la consommation de biens importés au détriment de la production de ces mêmes biens sur le sol national par les populations et notamment les jeunes qui manquent de ce fait d’emplois pourvoyeurs des revenus qui leur permettraient de subvenir à leurs besoins. Un cercle vicieux qui ne laisse d’autre choix aux jeunes ruraux que les petits métiers et le petit commerce du secteur informel, les rues des grandes villes et la précarité, le chômage, la migration ou la violence terroriste. Il n’est que de rappeler les millions de tonnes de riz que nous importons chaque année, contribuant ainsi à enrichir d’autres pays, alors que nous avons une main d’œuvre jeune et abondante dans nos campagnes, une main d’œuvre à laquelle il suffirait d’un minimum d’incitation et d’organisation pour produire du riz en quantité suffisante. Certaines expériences récentes comme au Sénégal où le président Macky Sall a fait un formidable travail de ce point de vue, ou encore au Nigeria où le président Buhari a interdit l’importation de riz pour encourager le développement de la production locale avec des résultats édifiants, doivent nous convaincre que c’est possible.
Il existe aussi un désajustement entre les aspirations de ces jeunes (qui, après tout, sont des jeunes de leur temps avec les mêmes rêves et les mêmes attentes que les jeunes citadins), et la réalité économique de nos pays où les dirigeants privilégient la consommation de biens importés au détriment de la production de ces mêmes biens sur le sol national par les populations
Nous sommes aussi un pays sans presque aucune usine. Cela est tout simplement incroyable au 21ème siècle dans un pays de 27 millions d’habitants. S’il est vrai que les routes, les ponts et les bâtiments administratifs sont importants, procurer de l’emploi aux centaines de milliers de jeunes qui viennent chaque année sur le marché du travail devrait être notre première priorité. Pour cela, nous n’avons pas d’autre choix que de de développer notre propre agriculture au lieu de contribuer à développer celle des autres.
Nous n’avons pas d’autre choix que de bâtir partout des usines, une industrie de transformation locale, au lieu d’être un simple marché pour la consommation de produits importés d’ailleurs. Nous n’avons pas d’autre choix que de développer les services à notre propre profit au lieu de bâtir des hôtels contrôlés par d’autres. C’est pour toutes ces raisons que les jeunes des villes et des campagnes doivent se donner la main pour se battre ensemble et édifier une société plus démocratique et plus juste.
Crédit photo : alliance-sahel.org
Gado Alzouma est professeur en socio-anthropologie. Il a notamment enseigné à l’Université Abdou Moumouni de Niamey (1987-2000), puis à l’Université Américaine du Nigeria (2006-2021). Il a également occupé des postes de chercheur au Centre de recherche pour le développement international (CRDI, Dakar, Sénégal) et au Global Media Research Center (GMRC, Carbondale, Illinois, USA).
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Une belle analyse, pertinente et profonde. Comment fait-on pour avoir ses coordonnées dans l’optique d’une interview. Cordialement