Dans les décennies 1980 et 1990, plusieurs pays d’Afrique subsaharienne et d’Afrique de l’Ouest en particulier ont fait l’expérience des programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire International (FMI). Un élément clé a été la privatisation d’une partie de la politique publique. Cette orientation doctrinale obéit à la logique de l’État minimaliste, préconisée par une certaine forme de libéralisme. Plusieurs études semblent plutôt peindre une image contrastée des résultats de ces privatisations.
Malgré ces résultats, les processus de privatisation demeurent aujourd’hui au cœur des politiques publiques dans la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest. Une nouvelle forme de privatisation des politiques publiques a court avec la mise en place de dispositions réglementaires de partenariats public-privé. Dans cette nouvelle orientation, le vocabulaire de la privatisation a laissé place à celui du partenariat. La sémantique n’est plus à la substitution, mais à la complémentarité. Il reste néanmoins entendu que comme ce fut le cas pendant la période d’application de la recette de l’Etat minimaliste, le secteur privé est appelé à s’introduire dans un domaine de production de biens a priori réservé à l’Etat.
Une nouvelle forme de privatisation des politiques publiques a court avec la mise en place de dispositions réglementaires de partenariats public-privé. Dans cette nouvelle orientation, le vocabulaire de la privatisation a laissé place à celui du partenariat
Sous une forme ou une autre, les réactions parfois suspicieuses, méfiantes, voire protestataires des citoyens, renvoient à veiller à la crédibilité et à la transparence du processus de privatisation des politiques publiques. Ce processus vertueux doit intégrer deux facteurs essentiels : le sentiment d’expropriation des citoyens et la prise en compte exclusive de l’intérêt général.
L’attrait politique de la privatisation
La littérature abonde sur les avantages de la privatisation en tant qu’instrument de politique publique. La privatisation permet de substituer l’efficience du privé dans un environnement concurrentiel à l’inefficacité de l’administration publique en situation de monopole. Elle constitue une réponse à l’échec généralisé des entreprises publiques de par le monde. Elle donne au gouvernement un levier pour améliorer sa situation financière. C’est aussi un moyen pour stimuler le développement du secteur privé, moteur de création de richesse.
L’argument de l’attractivité politique de la privatisation repose donc principalement sur l’inefficacité intrinsèque de la machine étatique qu’est la bureaucratie. L’administration publique est considérée comme intrinsèquement inefficace pour répondre aux multiples besoins des citoyens. Il est objectivement au-delà des capacités de l’État d’attirer et de fidéliser les « talents » qui sont tenus d’offrir des politiques publiques à des niveaux satisfaisants à tous. Par conséquent, le secteur privé semble être un partenaire naturel qui pourrait aider le gouvernement à combler dûment les attentes des citoyens.
L’administration publique est considérée comme intrinsèquement inefficace pour répondre aux multiples besoins des citoyens
Le gouvernement et le secteur privé s’allient donc pour produire conjointement des biens et services publics. Certains considèrent cette alliance comme incontournable, puisque la demande des citoyens est telle qu’aucune entité ne serait à même de produire seule tous les services dont les citoyens ont besoin individuellement. Le soutien du secteur privé pour la production de biens et services publics correspond aussi dans une certaine mesure à la volonté des citoyens de ne pas être dérangés en permanence par l’ingérence d’un indésirable gouvernement dans leur vie quotidienne.
Des exemples dans le monde montrent que la privatisation a eu des résultats positifs, en particulier en termes d’efficacité. Le Fonds monétaire international (FMI), par exemple, estime que la privatisation d’entreprises détenues par l’Etat a amélioré leur rentabilité et leur viabilité. Ces dernières sont donc en mesure de contribuer aux ressources publiques alors qu’elles constituaient précédemment des postes de coûts dans les budgets publics. La privatisation d’une partie de la politique publique peut également conduire le gouvernement à se concentrer sur son cœur de métier, avec une meilleure allocation des ressources.
Le Fonds monétaire international (FMI), par exemple, estime que la privatisation d’entreprises détenues par l’Etat a amélioré leur rentabilité et leur viabilité.
Ces résultats méritent cependant d’être nuancés dans la mesure où la privatisation serait plus politiquement acceptable lorsqu’elle s’appuie sur une bonne sélectivité. En effet, certains biens sont par nature publics et ne devraient pas être privatisés. Il en est ainsi des biens à « usage collectif » et « non concurrents » telles que la défense nationale, pour lesquels le gouvernement est dans une meilleure position pour sa production. Un choix judicieux des biens et services dont l’Etat devrait être dépossédé serait donc essentiel pour assurer l’attractivité politique du processus de dessaisissement.
La privatisation et l’expropriation du citoyen
Une première antinomie peut être observée dans la distinction ci-dessus entre biens publics « privatisables » et « non privatisables ». Les notions de biens à « usage collectif » et « non concurrents » sont plutôt économiques et sont utilisés pour la prise de décisions politiques sur l’opportunité de la privatisation. Les biens publics sont par principe à la disposition de tous les citoyens sans privilège et sans exclusivité. Tout citoyen devrait être en mesure d’y accéder. De même, le bénéfice des biens publics par certains citoyens ne devrait pas empêcher d’autres d’en bénéficier également. Si les citoyens sont traités équitablement, comme l’exige la démocratie, ils devraient avoir un accès non exclusif aux biens publics. Ainsi le citoyen attend par exemple des pouvoirs publics qu’ils garantissent son accès à un hôpital public, quelle que soit sa situation économique ou sociale.
Or l’argument de sélectivité implique que le gouvernement pourrait transférer à des entreprises privées des biens sur lesquels leurs actionnaires peuvent revendiquer la propriété et des avantages exclusifs. Cela signifie que seuls les biens publics qui peuvent être expropriés par les entreprises privées du domaine public seraient privatisés. Le secteur privé serait ainsi en mesure de s’approprier le bien, y compris l’externalité (http://bit.ly/2gPXiiy) qu’il peut générer. Cette sélectivité peut être tributaire de privilèges dont jouissent de facto les entreprises dans un contexte de gouvernance démocratique.
L’argument de sélectivité implique que le gouvernement pourrait transférer à des entreprises privées des biens sur lesquels leurs actionnaires peuvent revendiquer la propriété et des avantages exclusifs.
L’un de ces privilèges est leur capacité de lobbying qui influence fortement l’environnement politique. On peut observer dans la région ouest-africaine que certains pays disposent de conseils du patronat puissants, qui peuvent à la limite soumettre l’Etat à des formes de chantage. Dans l’un des pays de la sous-région, on a pu observer récemment comment un bras de fer entre l’Etat et un opérateur économique, qui s’est vu transférer l’activité d’importation d’intrants agricoles, a secoué tout un pan de l’économie de ce pays avec toutes les implications sociales pour des milliers de famille. L’Etat a dû recourir à l’usage de la force (armée), au détriment des clauses de bonne foi qui régissent les contrats de partenariat.
Ce type de dénouement est en soi à même de renchérir les coûts de partenariats futurs entre l’Etat et le privé, puisque ce dernier peut être désormais à la fois réticent et plus exigeant en garantie publique. Pour restaurer leur bonne foi, les Etats en viennent à consentir à des arrangements, parfois par l’entremise judiciaire, qui débouchent sur des réparations de dommages et intérêts, devant lesquels le citoyen médusé s’indigne. Cette stupéfaction du citoyen procède d’un sentiment de la double peine : se voir dépouillé d’actifs collectifs et se sentir obligé de contribuer à les consolider.
Un autre privilège est que les entreprises sont parfois assurées de bénéficier du soutien de l’État dans des situations défavorables, surtout lorsqu’elles deviennent essentielles dans la fourniture de biens collectifs. Plusieurs cessions d’État constituent des transferts de monopoles comme dans le cas de l’électricité ou de l’eau. Le rôle décisif de ces entreprises dans la vie des citoyens oblige de fait le gouvernement à garantir leur survie. Par exemple, une entreprise privée qui fournit 50 mégawatts d’électricité sur une production totale de 200 mégawatts dans le cadre d’un partenariat public-privé a une capacité de nuisance très forte pour l’Etat. Ces privilèges débouchent sur une antinomie, en ce sens que les détenteurs des entreprises ont le privilège de jouissance privée de l’actif transféré, mais la puissance publique, c’est-à-dire l’Etat, devrait couvrir leur gestion et notamment les risques par défaut.
La démocratie doit rimer avec la démocratisation du privilège qui peut conduire à la congestion (http://bit.ly/2wNjC2X). La rentabilité privée est antithétique à la congestion, source d’inefficacité et de pertes. Pour éviter cette situation, le gouvernement devrait alors assurer que les entreprises bénéficient du privilège pour la production du bien qui leur est transféré. Par exemple, certains auteurs qui ont examiné les résultats de la privatisation en Afrique ont remarqué que les acheteurs des entreprises publiques ou prenant en charge la production d’un bien pour le service public exercent un lobby pour obtenir divers concessions et avantages des gouvernements.
Ces subventions devraient compenser l’état « non rentable » des entreprises transférées ou l’absence de rentabilité privée du bien ou service à produire. En intégrant l’ensemble des coûts induits par cette privatisation, on peut s’interroger sur la réalité du bénéfice net collectif qu’elle génère en fin de compte. En absence de transparence sur les transactions, à l’image de l’opacité qui entoure bon nombre de ces types d’opérations en Afrique de l’Ouest, le citoyen est en droit de s’en remettre à la seule information clairement disponible, c’est-à-dire l’expropriation.
A titre illustratif, si l’Etat décide de déléguer la construction et la gestion d’une infrastructure routière à une entité privée, les exigences de rentabilité du privé peuvent conduire à un rationnement de l’accès. Non seulement le coût d’usage dissuaderait certains citoyens, mais aussi des citoyens (des clients pour l’entité privée) disposés à supporter le coût supplémentaire de l’amélioration de la qualité de la circulation seraient insatisfaits s’ils devraient faire face à une congestion de la route. L’Etat, tenu par des obligations démocratiques, serait contraint de remédier au rationnement par des mécanismes divers tels que les subventions ou des investissements supplémentaires (construction de routes alternatives).
Un autre privilège est que les entreprises sont parfois assurées de bénéficier du soutien de l’État dans des situations défavorables, surtout lorsqu’elles deviennent essentielles dans la fourniture de biens collectifs
De même, des relations mandant-mandataire complexes se nouent et peuvent brouiller les responsabilités politiques. Le décideur public peut avoir tendance à noyer sa reddition de comptes dans la défaillance du privé. Le secteur privé serait alors responsable de l’échec de la prestation des services publics. Cela se traduirait par une situation incongrue dans la mesure où les entreprises n’ont aucune légitimité politique. On serait alors dans une situation où ni la livraison de service de qualité, ni la réduction des coûts, donc aucun des objectifs affichés de la privatisation, ne serait atteint.
Certains exemples dans la sous-région illustrent bien cette confusion qui embrouille le citoyen. Il y a des pays où des entreprises attributaires de gestion d’infrastructures routières n’ont pas hésité à pointer les défaillances dans les cahiers de charge, pour justifier l’état déplorable des routes sur lesquelles elles continuent pourtant de collecter des droits de passage ou d’usage.
L’« expropriation » par souci d’efficacité peut aussi remettre en cause des principes démocratiques tels que l’égalité et la justice sociale. C’est le cas lorsque les cessions débouchent sur des pertes d’emplois, des réductions de salaires et une hausse des prix. Dans ces conditions, la privatisation peut améliorer le bien-être général par le fameux processus de « destruction créatrice » de l’économiste Schumpeter, mais aussi accroître les inégalités (http://bit.ly/2xdI6Ad).
Les détenteurs de capital bénéficieront d’entreprises rentables, la libre détermination du niveau des prix obéissant à la logique de la rentabilité du marché. Par contre, beaucoup de citoyens, perdraient leur emploi. D’autres seraient de fait exclus du bénéfice du bien produit, en raison de l’augmentation des prix. Pour maintenir un accès étendu aux services publics, les gouvernements pourraient introduire des subventions. Dans de telles conditions, on peut s’interroger si les gouvernements subventionnent les citoyens ou les détenteurs de capitaux qui ont bénéficié du transfert initial de l’actif public.
Volonté des citoyens et la privatisation de politiques publiques
La privatisation, comme instrument de politique publique, semble être manipulée comme une fin en soi, plutôt que comme un moyen pour une fin, c’est-à-dire l’intérêt général. Certains ont fait valoir qu’il y a eu une emphase excessive sur la « rationalisation des finances publiques et la foi dans le système de marché », qui sous-tend les processus de privatisation. Les décideurs semblent avoir négligé les problèmes sociopolitiques et réglementaires, qui ont pourtant des conséquences graves sur la démocratie. Si la justice sociale est considérée comme l’un des principes fondamentaux de la démocratie, et si cette dernière devrait se traduire par des politiques publiques de haute utilité pour les citoyens, la privatisation doit être orientée vers la satisfaction de l’intérêt général.
Par conséquent, considérant que l’élaboration des politiques publiques dans un cadre démocratique consiste à satisfaire la volonté des citoyens, la crédibilité du dessaisissement de l’État peut être aussi évaluée par rapport à la volonté des citoyens. La société peut être plus préoccupée par l’exercice de la fonction publique que par celle du bien produit. Cela signifie que le citoyen pourrait se sentir plus rassuré, voire consentant, lorsque le bien ou le service spécifique concerné est produit par une décision politique que par les règles du marché. Dans ce cas, le citoyen peut ressentir une désutilité liée au processus de production du bien par le marché que par la qualité qui en est issue. Les citoyens peuvent être aussi intéressés par la commodité du bien ou service (disponibilité et accessibilité).
Certains auteurs qui ont examiné les résultats de la privatisation en Afrique ont remarqué que les acheteurs des entreprises publiques ou prenant en charge la production d’un bien pour le service public exercent un lobby pour obtenir divers concessions et avantages des gouvernements
Par exemple, récemment au Benin, beaucoup de voix se sont élevées contre les processus d’affermage ou de délégation de la gestion d’hôpitaux publics à des privés. L’un des arguments mis en avant par les protestataires était que « la santé ne saurait être commercialisée ». Une première façon d’interpréter ce type d’argument est que la garantie de l’accès à des soins de santé de qualité n’était pas assurée par un mode de gestion privilégiant le profit, aux yeux de l’opinion (protestataire). Mais, si l’on considère le fait qu’il y a déjà plusieurs centres de santé privés qui opèrent au Bénin, l’on pourrait s’interroger sur ce malaise que constituerait le recours à une gestion privée de centres publics. Il y a certainement aussi l’argument du sentiment d’expropriation. D’ailleurs, certains protestataires ont avancé l’idée que ce changement de mode de gestion soit destinée à contenter des courtisans, donc des groupes d’intérêt exerçant un lobby sur l’Etat.
En réalité, il semble bien que ce qui préoccupe les citoyens, c’est la privatisation de la politique publique. Ce n’est pas le recours à la privatisation comme un instrument de mise œuvre d’une politique publique. Dès lors, le choix de privatisation devrait par conséquent tenir compte de l’opinion publique. La transparence du processus est capitale pour lever tout soupçon d’abus de biens publics par des groupes d’intérêts ou entrepreneurs politiques. Les citoyens doivent pouvoir disposer d’informations claires sur les processus de privatisation, qui les confortent que l’Etat reste à la commande de la politique publique.
Ils doivent pouvoir situer le gain collectif qui découle d’une privatisation pure ou d’un partenariat public-privé, en rapport aux privilèges concédés au privé. Cette dimension de l’intérêt général est essentielle pour garantir le respect des principes d’une gouvernance démocratique. Le citoyen doit être rassuré qu’il ne s’acquitte pas d’un double prix pour jouir du même bien. De ce fait, la délimitation précise de l’intervention du privé dans le champ public doit être établie sans ambiguïté.
Source photo : jeuneafrique.com
Godfried Rodolphe A. Missinhoun est économiste, diplômé de Sciences-po, Paris. Il a une expérience dans la pratique du développement international. Il a servi à la Commission de l’Union africaine en Éthiopie, au Programme des Nations Unies pour le développement et à la Banque Islamique de Développement. Les opinions exprimées dans cet article sont strictement personnelles.