Le procès Habré à mi-parcours : quels enseignements pour l’Afrique ?
Vivien Vianney Dossou Tsogli
Démarré le 20 juillet 2015, le procès de l’ancien président Hissène Habré, qui a dirigé le Tchad de 1982 à 1990, a connu une évolution significative le 10 février 2016. Le parquet général des Chambres africaines extraordinaire (CAE) au sein des juridictions sénégalaises a en cette date, par la voix de son procureur général Mbacké Fall, requis la réclusion criminelle à perpétuité à l’encontre de l’ex-chef de l’Etat, ainsi que la confiscation de ses biens. Ce dernier étant, rappelons-le, poursuivi pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture. Aussi, à quelques encablures du terme de ce procès, plusieurs enseignements peuvent en être tirés, notamment en matière de justice pénale internationale.
Une laborieuse gestation
Il est heureux que ce procès ait pu enfin se tenir. Car, faut-il le souligner, le déferrement de l’ancien numéro un tchadien devant les tribunaux n’a pas été de tout repos. En effet, enclenchée depuis les débuts de l’an 2000 (les premières plaintes déposées devant les juridictions sénégalaises par les présumées victimes de Hissène Habré remontent à janvier 2000), il aura fallu plus d’une décennie, notamment l’année 2012, pour que l’on observe de sérieuses prémices dans la mise en œuvre de la procédure. En juillet 2010, l’archevêque sud-africain, Prix Nobel de la paix, Desmond Tutu, et 117 groupes de défense des droits humains de 25 pays africains avaient décrit la lutte des victimes comme un « interminable feuilleton politico-judiciaire ».
Longtemps réticent, voire hostile à la tenue de ce procès, le Sénégal, à partir de 2012, va se ranger résolument dans la mise en œuvre du jugement de l’ancien maître de N’Djamena. L’année 2012 fut celle de la seconde alternance politique au Sénégal. Celle-ci a vu l’élection du Président Macky Sall aux dépens de l’ancien président Abdoulaye Wade. Il est utile de relever cet événement politique survenu au Sénégal. La tenue du procès Habré doit beaucoup à la volonté politique de l’actuel président sénégalais d’inscrire le continent africain dans une ère nouvelle, celle du refus de l’impunité à l’égard d’auteurs de graves violations de droits de l’homme.
Aussi, dès les premiers jours de son magistère à la tête de son pays, Macky Sall a-t-il clairement indiqué «qu’il projetait de poursuivre Habré au Sénégal plutôt que de l’extrader vers la Belgique ». Ainsi, longtemps réclamée par la Belgique, (dont des ressortissants d’origine tchadienne font partie des victimes), et confiée au Sénégal au « nom de l’Afrique » par l’Union Africaine en juillet 2006, la procédure judiciaire contre Hissène Habré aura mis près de douze ans avant d’être sérieusement mise en branle par le Sénégal. L’acte majeur exprimant la volonté des autorités sénégalaises de juger l’ancien dirigeant tchadien aura été l’accord signé le 22 août 2012 entre l’Etat du Sénégal et l’Union africaine. Cet acte porta ainsi sur les fonts baptismaux les Chambres africaines extraordinaires au sein des juridictions sénégalaises.
Des avancées d’ordre normatif
Il convient de noter une innovation normative singulière qu’apporte ce procès en matière de justice pénale internationale. Il s’agit du crime de torture (Article 4.d) du Statut des Chambres africaines extraordinaires) qui est considéré dans le Statut des CAE comme un crime à part entière. Contrairement aux statuts de la Cour pénale internationale, ou ceux des juridictions pénales ad hoc pour le Rwanda et pour l’ex-Yougoslavie, qui eux ont inclus le crime de tortures dans un ensemble plus large de crimes de guerre, les CAE ont pris le parti d’ériger la torture en un crime à part entière eu égard au caractère massif de recours à ce crime par le régime de Hissène Habré.
Précisons que la torture est considérée comme tout acte par lequel une personne agissant à titre officiel inflige intentionnellement une douleur ou des souffrances aigues, physiques ou mentales à une autre personne aux fins d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des aveux ou de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne aurait commis (Article 1 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements, cruels, inhumains ou dégradants).
En outre, ce procès marque la mise en œuvre pour la première fois du principe de la « compétence universelle » en matière de justice pénale internationale sur le continent africain. La compétence universelle est définie comme « le droit d’un Etat de poursuivre et de juger un auteur présumé d’une infraction, quels que soient le lieu de l’infraction, la nationalité ou la résidence de son auteur présumé ou de la victime » (Principe n°13 in « Principes de Bruxelles contre l’impunité et pour la justice internationale », adoptés le 13 mars 2002 par le Groupe de Bruxelles pour la justice internationale.).
La compétence universelle présente l’avantage qu’une personne soupçonnée d’avoir commis d’atroces violations du droit humanitaire puisse être jugée dans un pays tiers ou par un tribunal international lorsque le présumé criminel ne peut pas être jugé dans son propre pays pour des raisons d’ordre politique ou juridique. Ainsi, pour Anne Muxart par exemple, le principe de compétence universelle « a pour but ultime de lutter contre l’impunité des grands criminels d’État qui, malgré les exactions commises, ont réussi à échapper à leur justice nationale grâce à des lois d’amnistie générale ou par la terreur qu’ils suscitent encore ».
Des avancées d’ordre fonctionnel
Au nombre des apports de type fonctionnel, soulignons d’abord que ce procès manifeste la capacité judiciaire du continent à pouvoir initier et mener un procès d’une si grande ampleur dans le respect des droits de toutes les parties. L’organisation du procès d’un ancien président, qui plus est, près d’un quart de siècle après son passage à la tête de son pays, n’est pas chose aisée. Le parquet général des CAE a mené plusieurs commissions rogatoires au Tchad, écouté plusieurs victimes mais aussi des témoins, notamment des anciens dignitaires du régime Habré, ainsi que des anciens officiers de la très redoutée Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), la police politique du régime. Cette DDS que l’avocate tchadienne Jacqueline Moudeina n’hésitera pas à qualifier de « machine à avaler les hommes ».
Les CAE ont œuvré à garantir l’équité et l’impartialité du procès en veillant au respect des droits de l’accusé. Ce dernier bénéficie ainsi de tous les droits requis dans le cadre d’un procès équitable. Voir Monsieur Habré jugé par d’éminents magistrats africains sur la terre d’Afrique prouve l’évolution qualitative du continent en matière de justice et d’Etat de droit. Au surplus, en suivant de près, le témoignage des victimes, l’on ne peut qu’être soulagé que ce procès ait pu enfin être effectif car, au-delà du Tchad, combien de personnes sur le continent ne se sont-elles pas reconnues dans les témoignages des dites victimes ? Plusieurs régimes sur le continent ont pendant longtemps érigé tortures, disparitions forcées et arrestations arbitraires en mode de gouvernement, notamment à l’égard de leurs opposants.
Les cas de la Centrafrique sous Bokassa, de l’Ouganda sous Idi Amin Dada, ainsi que les nombreuses dictatures militaires qu’a connu le continent africain jusqu’aux débuts des années 1990 sont de parfaites illustrations des ces pratiques hautement condamnables qui avaient pourtant cours dans de nombreux pays sous les tropiques.Soulignons que dans certains pays africains, ces effroyables atteintes aux droits fondamentaux des citoyens sont encore malheureusement monnaie courante. Ainsi, pour les personnes qui ont eu à subir de telles atrocités dans d’autres pays africains, le simple fait de voir l’ancien président tchadien devant les tribunaux est de nature à leur donner espoir que justice pourrait aussi leur être rendue un jour.
L’évolution qualitative que dénote ce procès est la conséquence de la volonté de l’Afrique (surtout la société civile africaine) de tourner la page d’une période qui a vu sur le continent la perpétration d’innombrables violations des droits de l’homme dans une indifférence presque sidérante. En effet, pendant longtemps, des présidents africains, ainsi que leurs régimes, se prévalant des principes de souveraineté et de non-ingérence, s’adonnaient à de graves atteintes aux droits fondamentaux de leurs citoyens dans une impunité quasi-totale. Il y a quelques années encore, le procès d’un ancien chef d’Etat africain dans un autre pays africain était absolument inenvisageable. Depuis l’avènement de l’ère démocratique au début des années 1990 et sous la pression des organisations de défense des droits humains, l’Afrique a de plus en plus pris conscience de l’importance de sanctionner les auteurs de graves atteintes aux droits de l’homme fussent-ils chefs d’Etats.
Quelques fausses notes
Malgré l’indéniable fierté que suscite chez tout africain épris de principes de justice et de droits de l’homme, la tenue de ce procès, il n’en demeure pas moins que quelques limites de ce jugement méritent d’être soulevées.
D’abord, il est à déplorer la manière un peu musclée dont M. Habré a été attrait par des agents de sécurité devant la barre au premier jour du procès. Pour un vieil homme de plus 73 ans, ce fut tout de même un peu gênant. Néanmoins, précisons que cet incident relève en partie de la responsabilité de l’accusé lui-même. En effet, il a refusé de comparaitre alors même qu’une ordonnance du juge lui en faisait obligation.
Ensuite, le plus grand regret de ce procès reste à n’en point douter la non-comparution des cinq autres officiels du régime Habré, inculpés dans la même affaire. Il s’agit de Saleh Younous, Guihini Korei, Abakar Torbo, Mahamat Djibrine, Zakaria Berdei. Ces anciens dignitaires du régime Habré qui, pour certains, conservent des postes importants actuellement au Tchad ont été inculpés en juillet 2013 par le procureur général des CAE. Cependant, les autorités tchadiennes refusent jusqu’alors de les extrader. S’il est admis que l’ancien chef d’Etat tchadien reste le principal accusé dans cette affaire, parce qu’il avait un contrôle direct de l’appareil de sécurité de son régime, la responsabilité de ses principaux hommes de main peut être légitimement suspectée.
Malgré ces quelques insuffisances, ce procès restera indubitablement dans les annales de la justice pénale internationale, en ce sens qu’il constitue le premier du genre en terre africaine. C’est la première fois que sous le fondement du principe de la compétence universelle, un Etat africain juge un ancien chef d’Etat africain sur le continent africain. Au-delà de la condamnation dont héritera l’accusé, déjà bien âgé, c’est surtout la portée symbolique de ce procès qui reste l’élément le plus important à retenir.
Ce jugement non seulement permet de rendre justice aux nombreuses victimes de l’atroce dictature qu’a connu le Tchad entre 1982 et 1990, mais il constitue surtout un message fort à l’égard des chefs d’Etats ou hauts dignitaires africains qui bafouent la dignité humaine de leurs citoyens. Avec le principe de la « compétence universelle » ainsi revitalisé s’accroit aussi ce que Hugo de Groot dit Grotius a pu considérer comme : « le droit accordé à la société humaine pour intervenir dans le cas où un tyran ferait subir à ses sujets un traitement que nul n’est autorisé à faire ».
Photo: http://www.clique.tv/
Vivien Vianney Dossou Tsogli est juriste, spécialiste des juridictions pénales internationales.
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analyse pointue et pertinente. Félicitations!
Excellent article