Angeline Savadogo
Le conflit russo-ukrainien a débuté en 2014 avec l’annexion de la Crimée et les hostilités dans le Donbass. Ces tensions ont atteint un tournant critique le 24 février 2022, lorsque la Russie a lancé une opération militaire à grande échelle. Cette guerre, marquée par une intensité militaire inédite en Europe depuis plusieurs décennies, mobilise d’importantes ressources et efforts de la part des puissances mondiales. Ses conséquences, parfois imprévues, se font ressentir bien au-delà de la région, affectant notamment des zones éloignées mais structurellement fragiles, comme le Sahel.
Parmi ces effets collatéraux, la prolifération des armes représente une menace particulièrement préoccupante. L’immense afflux d’armements – indispensable à la défense ukrainienne – crée des opportunités pour les réseaux criminels et les trafiquants d’armes, qui exploitent les failles dans les systèmes de contrôle et de traçabilité. Ces armes, une fois détournées, se retrouvent dans les marchés noirs mondiaux, alimentant ainsi des zones déjà fragilisées par des conflits latents ou existants.
Ce défi global, qui illustre le lien étroit entre les crises géopolitiques et leurs répercussions locales, invite à une réflexion approfondie. Comment ce phénomène de prolifération s’articule-t-il concrètement dans des contextes aussi complexes que celui du Sahel ? Et, surtout, quelles mesures préventives et curatives pourraient être mises en place pour freiner ces dynamiques destructrices ?
De l’Ukraine en Afrique : un flux massif d’armes en circulation au sahel
Avec près de 98,3 milliards d’euros d’aide militaire versés à l’Ukraine entre janvier 2022 et janvier 2024, le flux d’armes dans ce conflit est massif. Bien qu’indispensables à la défense ukrainienne, ces armes représentent également un risque important de détournement. Les exemples du passé, tels que les guerres post-soviétiques et le conflit en Yougoslavie dans les années 1990, montrent à quel point un contrôle insuffisant peut transformer des armes militaires en marchandises lucratives pour les trafiquants. Ces armes, une fois sur le marché noir, circulent à travers des réseaux illégaux et peuvent réapparaître dans des régions instables du monde, y compris au Sahel.
En 2015, des fusils d’assaut telles que les Kalachnikovs (AK47), issus des trafics des conflits en Europe de l’Est, ont été utilisés lors d’attentats terroristes en France. Ces trafics trouvent leur origine dans les bouleversements majeurs de cette période, marquée par l’effondrement du bloc soviétique et la transition post-communiste.
la prolifération des armes représente une menace particulièrement préoccupante. L’immense afflux d’armements – indispensable à la défense ukrainienne – crée des opportunités pour les réseaux criminels et les trafiquants d’armes, qui exploitent les failles dans les systèmes de contrôle et de traçabilité
Cet exemple montre à quel point l’absence de contrôle rigoureux des arsenaux dans les années antérieures continue d’avoir des répercussions graves dans des régions éloignées des conflits d’origine. Ce phénomène s’inscrit dans un contexte où le commerce des armes connaît une croissance alarmante tant elles sont fréquemment détournées pour alimenter des réseaux criminels et des trafics transnationaux, devenant ainsi des catalyseurs de violence.
D’après l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, l’Amérique du Nord reste la principale source d’exportation des armes à feu saisies dans le monde, suivie par l’Europe et le Proche-Orient. Ces flux illicites alimentent des zones déjà fragilisées, telles que l’Afrique, l’Amérique centrale, l’Amérique du Sud et certaines régions du Moyen-Orient.
Le Sahel est particulièrement vulnérable à cette dynamique. Selon le Global Terrorism Index certains pays du Sahel figurent parmi les dix (10) pays les plus touchés par le terrorisme. En effet, la prolifération des groupes armés au Sahel illustre avec acuité la fragilité structurelle de cette région, où des mouvements comme le Jama’at Nasr al-Islam wal-Muslimin (JNIM), l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), Boko Haram, et les rebellions exploitent les tensions intercommunautaires, les frustrations socio-économiques et l’absence de contrôle étatique pour s’enraciner et étendre leur influence.
Ces groupes, qu’ils soient affiliés à Al-Qaïda ou à l’État islamique, multiplient les attaques contre les populations civiles, les forces de sécurité et les infrastructures stratégiques, instaurant ainsi un climat de violence et de méfiance généralisée. Leur progression s’appuie sur des frontières poreuses, des zones rurales marginalisées et une jeunesse désœuvrée, créant un cercle vicieux où pauvreté, exclusion et insécurité se nourrissent mutuellement.
Contrôle des armes en question : quel avenir pour le Sahel ?
Des institutions comme Europol, Small Arms Survey, Amnesty International et l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) alertent sur la prolifération des armes, un phénomène alarmant qui accentue les vulnérabilités dans des régions fragiles comme le Sahel. Selon ces experts, les transferts d’armes doivent être rigoureusement contrôlés pour éviter leur détournement.
En décembre 2022, lors du 16e Sommet ordinaire des chefs d’État et de gouvernement de la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT) qui s’est tenu à Abuja, l’ancien président nigérian Muhammadu Buhari a exprimé sa préoccupation face à l’arrivée de ces armes dans le bassin du lac Tchad, une région déjà en proie à l’instabilité, qui englobe des pays comme le Cameroun, le Tchad, le Niger et le Nigeria.
Les exemples du passé, tels que les guerres post-soviétiques et le conflit en Yougoslavie dans les années 1990, montrent à quel point un contrôle insuffisant peut transformer des armes militaires en marchandises lucratives pour les trafiquants. Ces armes, une fois sur le marché noir, circulent à travers des réseaux illégaux et peuvent réapparaître dans des régions instables du monde, y compris au Sahel
Pour ces États déjà confrontés à des insécurités multiples, ce trafic constitue un facteur aggravant de violence. Ce cercle vicieux d’instabilité s’installe dans des pays comme le Mali, le Burkina Faso, le Niger, le Tchad et le Cameroun, identifiés comme des lieux où ces armes, initialement destinées à l’Ukraine, ont été retrouvées.
Europol a récemment signalé que des armes destinées à l’Ukraine risquent de finir entre les mains de criminels et de groupes armés. Une étude réalisée en août 2023 a révélé qu’à peine 30 % des armes envoyées en Ukraine atteignent leur destination finale.
Il est clair que la prolifération des armes illicites alimente l’instabilité régionale, renforce les groupes armés et compromet les efforts de pacification et de développement. Face à cette urgence, les pays du Sahel pourraient adopter une approche stratégique et coordonnée pour protéger leur stabilité et leur sécurité. Une réponse articulée autour de plusieurs axes s’impose dans ce contexte. La coopération régionale occupe une place centrale dans cette stratégie. Ainsi, les pays du Sahel devraient œuvrer pour une intensification des mécanismes de partage d’informations afin de retracer les flux d’armes et démanteler les réseaux criminels transfrontaliers.
La création d’unités conjointes, associée à l’instauration de dispositifs de traçabilité rigoureux s’avère essentielle pour la protection des frontières. En parallèle, sur le plan international, la collaboration avec des partenaires comme l’Union européenne, Small Arms Survey, Europol, Frontex, l’OTAN, l’Union Africaine, la CEDEAO et l’AES est inéluctable, afin de mettre en place une coopération et une expertise technique spécialisée suivies d’un soutien logistique pour traquer les armes provenant de zones de conflit comme l’Ukraine. Il est tout aussi crucial de se constituer en bloc pour plaider auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies pour établir un système global de traçabilité des armes livrées dans les zones de guerre, afin d’en prévenir la redistribution vers des régions vulnérables.
En outre, une sensibilisation renforcée de la communauté internationale s’impose pour mettre en évidence les répercussions des conflits extérieurs et les conséquences dans des foyers de tension en Afrique. Cette mobilisation doit s’accompagner de campagnes de désarmement régionales visant à récupérer les armes en circulation et à réduire leur impact sur les populations locales. Enfin, une stratégie post-conflit globale pour le Sahel est indispensable. Celle-ci intègre une reconstruction institutionnelle, un développement économique et une réduction des inégalités sociales, tout en consolidant la gouvernance et en renforçant les capacités des États à prévenir de futures crises.
Crédit photo: grip.org
Angeline Savadogo est titulaire d’une Licence en Sciences et techniques de l’information et de la communication ainsi que d’un Master en Diplomatie et relations internationales. Elle est spécialisée sur les questions de relations internationales, de géopolitique et de géostratégie. Elle est membre fondateur de la Société burkinabè de géopolitique (SBG) et elle est également chargée de recherche associée à WATHI.
4 Commentaires. En écrire un nouveau
Analyse pertinent. 👌
Ce point sur la géopolitique mondiale facilite la compréhension sur certaines questions surtout le défis sécuritaire dans le grand sahel.
Merci pour ce point d’éclaircissement 🙏
Belle analyse
Belle analyse. pour les états du Sahel, il est impératif d’accentuer le contrôle des frontières et un système de scannage des véhicules de transport.
La lutte contre la corruption est également très important dans la mesure que certains agents pourraient faciliter l’entrée des armes en échange d’argent.
Maximisez les contrôles dans les villes en temps de jours comme en temps de nuit
Très pertinent! Agencement des idées impeccable!