Jean-Pierre Olivier de Sardan et Mahaman Tidjani Alou
Une des caractéristiques communes à la plupart des pays africains est leur dépendance à l’aide extérieure, qui a de nombreux effets pervers, en particulier au niveau des services publics, où les innovations internes sont trop rares et bien peu valorisées.
La dépendance à l’aide n’est pas simplement financière, c’est aussi une dépendance en ingénierie sociale et politique, autrement dit, une dépendance en idées, en programmes, en perspectives et en réformes. Ce sont les agences d’aide, les institutions internationales et les ONGs du Nord qui ont le plus souvent l’initiative de promouvoir des réformes de l‘État et des services publics comme condition d’accès à l’aide qu’ils proposent. Désormais, le recours à l’aide extérieure s’est imposé dans les perceptions et dans la réalité comme principale « solution » face aux effets des diverses crises que traversent nos pays.
Parmi ces crises, figure en bonne place le fonctionnement des services publics. Il est dénigré par les partenaires techniques et financiers comme étant non-conforme à leurs perceptions de ce que doit être un service public, et il est encore davantage critiqué par les populations pour la mauvaise qualité des services délivrés et l’ampleur du favoritisme, de l’absentéisme et de la corruption, comme le montrent de nombreuses enquêtes (Cf. par exemple les rapports publiés dans Études et Travaux du LASDEL (www.lasdel.net).
Les partenaires techniques et financiers multiplient les interventions, les plans, les appuis, les incitations, les injonctions et les conseils, mais sans grand succès. L’industrie du développement et les gouvernements nationaux sont le plus souvent dans une impasse en matière de justice, d’éducation, de santé, de sécurité, d’emploi, et d’aide sociale, malgré des chiffres favorables. En effet, l’accumulation des aides reçues et l’empilement des expertises n’ont guère permis de répondre aux attentes des citoyens en termes de prestation quotidienne des services publics.
La dégradation du niveau de l’enseignement public, masquée par l’accroissement du nombre d’élèves scolarisés, en est le signe le plus visible. Cela va de pair avec les affectations de complaisance, l’achat de notes, de diplômes ou de passages en classe supérieure, et les interventions de protecteurs bien placés. Les progrès sont quantitatifs (plus d’écoles, plus de formations sanitaires, plus de tribunaux, plus de policiers, etc.), ce qui permet aux bailleurs de fonds et aux ministres de se féliciter. Mais, le plus souvent, la qualité stagne ou baisse : c’est justement cela que perçoivent les usagers, et qui contribue à leur perte de confiance envers l’État.
Néanmoins les services publics tiennent parfois debout, tant bien que mal, ici ou là, grâce à l’inventivité et à l’investissement personnel de certains agents. Un peu partout, on rencontre des exceptions admirables, des fonctionnaires qui « se débrouillent » malgré tout pour remplir leur mission de service public et qui tentent dans le dénuement de délivrer des prestations de meilleure qualité, de « bricoler » des améliorations mêmes minimes au service des usagers, d’organiser mieux le travail, de créer des collaborations avec les communautés et les collectivités locales, d’impulser des dynamiques de changement au sein des routines des services et d’adapter (à leur façon), aux contextes particuliers des villages et des quartiers, les « modèles voyageurs » et interventions standardisées implémentées dans tous les pays par les partenaires extérieurs.
Certes, il existe déjà de nombreux travaux sur les innovations locales en Afrique dans certains secteurs particuliers : la paysannerie, le secteur informel, le domaine culturel, ou encore sur les savoirs populaires. Mais il s’agit ici de déplacer la recherche vers un domaine bien peu valorisé : les métiers de l’État à savoir le secteur formel public, un domaine largement critiqué, à juste titre, par nos concitoyens. Ce domaine où hélas beaucoup de fonctionnaires se sont résignés, ne rêvant que d’être embauchés par des « projets », ou cherchant au détriment des usagers des sources de revenus supplémentaires. Malgré tout on y rencontre parfois une poche d’efficacité, un îlot de fonctionnalité, un service de qualité, une éthique personnelle du dévouement au profit des usagers.
Des innovations endogènes, des initiatives locales, des réformes « de l’intérieur » existent donc, au sein mêmes des services de l’État. Mais, minoritaires, elles sont le plus souvent ignorées, méconnues, invisibles
Des innovations endogènes, des initiatives locales, des réformes « de l’intérieur » existent donc, au sein mêmes des services de l’État. Mais, minoritaires, elles sont le plus souvent ignorées, méconnues, invisibles. On sait très peu sur les conditions d’émergence de ces innovations, sur les acteurs qui les initient, sur les leviers qui favorisent ou non leur adoption, sur les transformations qu’elles induisent, sur leur pérennité, sur leur éventuelle diffusion au-delà de leur contexte initial.
Ces innovations peuvent avoir diverses dimensions, parfois combinées : techniques, normatives, organisationnelles, relationnelles, décisionnelles. Elles peuvent concerner la santé, l’éducation, la justice, la sécurité, la fiscalité, les services sociaux, comme le fonctionnement des municipalités ainsi que des administrations locales ou centrales.
Elles sont parfois purement individuelles, mais concernent parfois tout un service. Elles sont souvent élaborées « en bas » (au niveau de la délivrance des services aux usagers), mais parfois « en haut » (par des hauts cadres ou des décideurs politiques). Souvent initiées « en bas », elles finissent par être « réappropriées » par le sommet et traduites en « politiques ».
Situées au cœur du fonctionnement des métiers de l’État, de leurs routines et du dénuement ambiant, ces innovations sont adaptées aux contextes locaux et professionnels, à la différence de la plupart des programmes et protocoles introduits par les partenaires techniques et financiers. Parfois, elles peuvent aussi modifier ces derniers pour les rendre plus réalistes et plus compatibles avec les pratiques quotidiennes du « monde réel ». Parfois aussi elles échouent.
Voilà donc un chantier particulièrement prometteur pour les chercheurs africains en sciences sociales, qui leur permettra non seulement de produire des connaissances nouvelles, mais aussi de contribuer à l’amélioration des services délivrés aux populations : identifier et documenter empiriquement, par des études de cas approfondies, ces innovations issues des services publics eux-mêmes, ces initiatives locales, ces réformes « de l’intérieur », le plus souvent invisibles et méconnues, où des agents de l’État font preuve de créativité et d’initiative, et ne sont pas seulement des exécutants appliquant de façon résignée – et souvent en les contournant – les innovations introduites de l’extérieur par les bailleurs de fonds.
De tels travaux devraient contribuer à une inversion de perspective : plutôt que d’être sans cesse dépendant des projets des bailleurs de fonds dès lors qu’il s’agit de renforcer ou de réformer les services publics, il s’agit de valoriser une réflexion interne, basée sur des expériences concrètes, menée sans bruit à l’intérieur même des administrations et des métiers de l’État.
Faire connaître ce qui existe déjà, certes rare, certes modeste, mais qui exprime le désir d’aller dans le sens du bien public et de l’intérêt général, est un premier pas pour sortir du cycle de la dépendance à l’aide extérieure
Faire connaître ce qui existe déjà, certes rare, certes modeste, mais qui exprime le désir d’aller dans le sens du bien public et de l’intérêt général, est un premier pas pour sortir du cycle de la dépendance à l’aide extérieure et pour construire progressivement des services publics de qualité adaptés aux contextes locaux.
Un tout nouveau réseau de recherche « Innov services publics » s’adresse aux chercheurs africains en sciences sociales, avec pour but de partager tous les travaux empiriques et les réflexions menés sur ce thème. Issus d’un colloque international « Les innovations au sein des services publics en Afrique francophone » organisé du 27 au 30 mars 2023 à Niamey par le LASDEL, les premiers échanges ont montré que l’identification et la documentation en profondeur (par des études de cas approfondies) d’innovations internes aux services publics, que ce soit « en bas » (au niveau de la délivrance aux usagers), « en haut » (au niveau de directions nationales), ou « au milieu » (collectivités locales ou établissements publics) sont des approches très novatrices. De plus,« l’entrée par les acteurs » (innovateurs/réformateurs), avec une insistance sur les contextes professionnels et personnels où ils évoluent, permet aussi de d’aborder la question fondamentale de la diffusion horizontale ou verticale des innovations et de leur possible institutionnalisation.
*Tout chercheur intéressé par la problématique exposée ci-dessus peut rejoindre le réseau en contactant l’adresse suivante : souleyms86@yahoo.fr
Crédit photo : nandi.info
Jean-Pierre Olivier de Sardan est un anthropologue, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris et Professeur (directeur d’Études) à l’École des Hautes études en sciences sociales à Paris. Il est chercheur au Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL) et travaille sur les politiques publiques, les projets de développement et le fonctionnement des services publics au Niger et en Afrique de l’Ouest. Il est professeur associé à l’Université Abdou-Moumouni (Niamey, Niger) où il dirige le master de socio-anthropologie de la santé. De Sardan est l’auteur de nombreux articles et s’intéresse également aux problématiques de santé, corruption et développement sur le continent africain. Mahaman Tidjani Alou est professeur de Science politique à l’université Abdou Moumouni de Niamey,. Il est egalement chercheur au Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL), membre du conseil éditorial d’Alternatives Sud (CETRI) et chercheur associé au CETRI.