Orianne Badji
Dans un monde où l’on cherche à gagner de l’argent du moindre élément, l’aide internationale n’échappe pas à cette logique capitaliste. Ce domaine a connu un tel développement ces 30 dernières années qu’il a perdu de vue son objectif initial. Rappelons-nous, les origines modernes de l’humanitaire remontent aux années 1850, alors qu’Henry Dunant, un homme d’affaire suisse, mobilise les populations locales pour porter secours à tous les soldats de la bataille de Solférino.
C’est de ce premier acte que les principes de l’humanitaire se dégagent : apporter une aide d’urgence aux personnes dans le besoin, sans distinctions pénalisantes et de manière indépendante de toutes œuvres religieuses, politiques, idéologiques, économiques ou militaires.
Un siècle plus tard, grâce à une meilleure connaissance de l’actualité internationale, une inquiétude croissante autour de problématiques telles que l’environnement et la pauvreté, ou encore l’envie des jeunes de découvrir de nouvelles expériences, le domaine de l’humanitaire – ou du moins ce que la doxa pense être de l’humanitaire – prend de plus en plus de place sur la scène internationale. Cependant, cette croissance s’accompagne d’un détournement du public à l’égard des schémas traditionnels d’aide et d’une barrière de plus en plus floue entre aide au développement et aide d’urgence.
Peu à peu, les missions solidaires se multiplient, et avec elles, leurs dérives. Différents acteurs se rendent alors compte du potentiel économique qu’elles peuvent représenter. C’est ainsi que l’on constate assez facilement que l’humanitaire répond aujourd’hui bel et bien à une logique de marché.
Avant de rentrer dans le vif du propos, il est important de préciser que l’objectif ici n’est point de jeter la pierre à des personnes remplies de bonne attention. Cette « marchandisation » a aujourd’hui des effets néfastes, et ce, autant pour les bénéficiaires, que pour les volontaires. Il est temps de se demander comment un tel phénomène s’est étendu. Ce n’est qu’avec ces premiers débats, que l’on pourra repenser l’action humanitaire afin qu’elle soit plus efficace et proche de ses objectifs initiaux.
Un monde associatif qui ressemble de plus en plus à un système commercial
Alors qu’initialement, seuls les ONG, les États et les bénéficiaires étaient concernés par l’humanitaire, de nouveaux acteurs font leurs entrées sur le secteur et l’impact de leurs actions est plus que discutable.
Premièrement, les entreprises, généralement occidentales, se sont découvert une nouvelle vocation : défendre un idéal et avoir un mode de production plus responsable – ou du moins faire semblant. Ainsi, nombreux sont les grands groupes à posséder des fondations ou des filiales intervenant directement dans l’humanitaire et dans l’aide au développement.
C’est le cas, par exemple, de Danone, qui a créé le Fonds Livelihoods, qui se veut être un soutient pour les communautés rurales souhaitant restaurer leurs écosystèmes naturels. Malheureusement, nous le savons bien, rien n’est jamais vraiment gratuit. Livelihoods l’avoue lui-même : « Danone a exploré des solutions pour compenser les émissions de carbone inévitables générées par sa chaîne de valeur ». C’est ainsi grâce à sa construction de foyers responsables au Burkina Faso, au Malawi ou encore au Kenya que Danone récupère des crédits carbones, compensant ainsi la pollution qu’il émet.
Les entreprises, généralement occidentales, se sont découvert une nouvelle vocation : défendre un idéal et avoir un mode de production plus responsable – ou du moins faire semblant. Ainsi, nombreux sont les grands groupes à posséder des fondations ou des filiales intervenant directement dans l’humanitaire et dans l’aide au développement
À cela s’ajoute le “volontourisme” qui répond à une logique de marchandisation du bénévolat. Bien que cela ne soit pas un phénomène récent, l’essor qu’il a connu ces dernières années a poussé la société à s’interroger sur cette pratique. Ce n’est qu’en juillet 2022 qu’une définition précise nous est enfin donnée par France Volontaire. Ce serait « Une forme de tourisme conjuguant voyage et engagement volontaire » qui impliquerait « des organisations proposant des séjours payants dont le modèle économique repose sur les profits tirés de cet engagement volontaire, bien souvent au détriment de l‘intérêt général ».
S’il est incontestable que l’humanitaire réponde aujourd’hui à une « logique de marché », le constat semble s’assombrir. En effet, les missions sont de moins en moins mises en place en fonction de la demande, mais de l’offre. C’est que prouve une enquête de l’UNICEF en 2018, qui montre que 75% des orphelinats au Népal se trouvent dans des zones touristiques. De plus, bien que le nombre d’orphelinat augmente, le nombre d’orphelins, lui, reste stable. Pire encore : 85% des enfants dans les orphelinats ont au moins un parent toujours vivant, ils ne deviennent qu’une « marchandise » à vendre.
En définitive, le lien qui relie le monde des ONG à l’argent devient toxique. En effet, selon Pierre Micheletti le président d’Action contre la Faim, les sources, les conditions et les choix d’affectation des financements exposeraient l’humanitaire à « une forme de limitation ou de subordination à des volontés politiques ». Qui plus est, dans un contexte de manque de fonds qui oblige les ONG à rationaliser leurs missions de sorte à réduire leurs frais. Elles répondent alors à des impératifs économiques dans lesquels satisfaire leurs donateurs devient presqu’une priorité. Finalement, récolter des fonds prends une telle importance, que les limites que l’on pensait être actées ne cessent d’être repoussées.
La collecte de fonds ou la médiatisation exagérée
Une question s’impose alors aux ONG : comment récolter des dons ? Et la réponse n’est que trop évidente : susciter l’émotion. En effet, ce n’est pas en fonction de l’intensité d’une crise ou de l’utilité d’une action que les individus sont prêts à donner leurs argents, mais de l’image que les donateurs s’en font.
Cette image est presqu’entièrement créée par les ONG et par les médias. Comme sur tout marché, les ONG sont soumises à la concurrence et, pour mener à bien leurs actions, il serait donc nécessaire d’exagérer voire de dramatiser certaines situations. Des ONG telles qu’Action contre la Faim ont été critiquées pour leurs utilisations excessives de photo d’enfant africains au ventre ballonné dans leurs campagnes publicitaires.
Comme sur tout marché, les ONG sont soumises à la concurrence et, pour mener à bien leurs actions, il serait donc nécessaire d’exagérer voire de dramatiser certaines situations
Le risque serait de finir par privilégier les causes les plus « vendables ». Il ne faut pas oublier la dimension politique héritée des années 80 (et donc de la guerre froide) dont sont issues les ONG, qui les a parfois poussées à développer les missions en fonction de leur potentielle visibilité : sauver un enfant se vend mieux que de construire un puits.
Les réseaux sociaux occupent également une place prédominante dans ce « business de l’aide », particulièrement dans le cadre du « volontourisme » : On aide, et on veut montrer au monde entier que l’on aide. Pour cela, rien de mieux que les « Slumfies », par exemple, qui consistent à se prendre en photo devant les bidonvilles et qui inondent les réseaux sociaux.
Néanmoins ces images, toutes plus tragiques les unes que les autres, finissent par banaliser la misère, et par fatiguer le donateur. On se retrouve alors aux enchères, cherchant des situations plus dramatiques, plus injustes, plus révoltantes afin d’émouvoir les donateurs, quitte à les exagérer.
Des actions humanitaires : plus de bien que de mal ?
Jusqu’ici, il a été prouvé que l’humanitaire est entré dans une logique de marché, avec cette idée de vendre toujours plus. Si ce fonctionnement permettait d’avoir des actions plus efficaces, des fonds plus conséquents ou encore une connaissance du terrain plus adéquate, alors il n’y aurait visiblement aucun problème là- dedans. Vous vous en doutez, cela est loin d’être le cas.
C’est avec ce véritable effet de mode et cette médiatisation toujours plus grande, que se sont dégagées différentes tendances, comme celle du « Sauveur Blanc », qui promeut inconsciemment l’idée que seule l’aide occidentale peut sauver le monde, et surtout l’Afrique ou encore le « Poverty Porn » qui désigne le fait d’exploiter les images montrant la pauvreté d’une population, et de les utiliser pour promouvoir une cause humanitaire sans prendre en compte le contexte dans lequel ces images ont été prises. Ainsi, on oublie trop souvent de mentionner que les premières institutions à venir en aide sont les réseaux de solidarités locaux, comme la diaspora, les associations sur place ou encore les pays voisins.
Tout cela conforte les stéréotypes d’un Sud incapable de gérer ses propres problématiques et perpétue les schémas de pensée néocoloniaux. La différence se creuse entre ceux qui « auraient besoin », au Sud, et ceux qui « aideraient », au Nord. Un cercle vicieux de dépendance se met alors en place entre les deux protagonistes, et cela mène à une déresponsabilisation des bénéficiaires.
Les actions menées sont alors parfois inadaptées au contexte, avec une relégation au second plan des besoins locaux, une perturbation de l’économie locale avec la création d’une concurrence déloyale, une ignorance des cultures qui peut entraîner des conflits ou encore une mise en danger des populations.
Ainsi, les dérives autour du vaste domaine que représente l’aide internationale sont nombreuses. Repenser l’action humanitaire nécessite une réflexion approfondie et collective, afin de restaurer la véritable essence de la solidarité. Pour ma part, j’estime qu’il faudrait commencer par repenser la sémantique des mots. Les mots sont ce qui nous permet de voir et de comprendre le monde qui nous entoure. En mettant fin aux amalgames, aux malentendus et aux confusions, nous ferions un premier pas vers une action solidaire plus responsable.
Crédit photo : Vecteezy
Orianne Badji est une étudiante franco-sénégalaise en Bachelor 2 d’étude en Relations internationales et de Science politique. Elle s’intéresse aux questions humanitaires et d’aide au développement, ainsi qu’aux dérives de ces deux domaines. Elle effectue actuellement un stage chez WATHI.
10 Commentaires. En écrire un nouveau
Merci Mme/Mlle pour cette belle tribune. Cette façon spectaculaire de mettre en scène la pauvreté, la misère des gens pour bénéficier de fonds de la part de certaines ONG m’insupporte au plus haut degré et votre analyse de la situation est absolument pertinente.
Et quand Danone finance des projets de réduction des gaz à effet de serre, au Burkina ou ailleurs notamment à travers la construction de foyers améliorer ou la reforestation, cela rentre plutot dans le cadre de la mise en oeuvre du protocol de Kyoto sur les changements climatiques. Ce n’est pas de l’humanitaire c’est du business, en contrepartie elle récolte du crédit carbone (une sorte de droit de polluer)
Bravo Orianne pour cet article très bien écrit et qui posent de très bonnes questions.
Une analyse particulièrement documentée et qui porte à réfléchir . .. Comment continuer à agir solidairement sans qu’il y ait “ perversion” de part et d’autre? Merci Oriane!
En tant que donateur privé, je suis profondément interpellé par votre article. Il alimente un questionnement que j’ai depuis que le gouvernement malien a décidé de refuser l’aide provenant de la France. Il rejoint de nombreuses communications qui s’élèvent contre les financements apportés par les donateurs français. Ne faisons-nous pas plus de mal que de bien ? Comment savoir si notre action va dans le bon sens ? Actuellement, nous ne trouvons aucun écho positif en Afrique sur l’aide privée française. Ne voudrait-il pas mieux observer une pause de l’aide privée française pendant quelques années, en attendant que des systèmes d’aide humanitaire plus performants, que vous appelez de vos vœux, ne soient mis en place en Afrique?
Analyse très fine et article bien écrit!
se crée*
Merci orianne,
Tu as bien montré cette relation de dépendance qui se créent entre un occident vus comme sauveur et l’Afrique en état de nécessité. Sans oublier que cette marchandisation de l’humanitaire ne fait que denature le volontariat, les volontaires et l’impact des actions en elles même. Il y a plus de communication que d’action dans cette economie de la pauvreté.
Voilà ce que je retiens de ton article, encore bien écrit et tu n’as pas oeur de dire les mots juste avec une habileté qui est tienne.
Bravo Mlle, très belle analyse qui objective et dégage une perspective.
En effet la problématique est sérieuse et mérite d’être pensée et repensée. La solidarité dans le monde ne devrait souffrir d’aucune perversion au point d’entacher cette valeur cardinale qu’est ´l’humanité’
L’éducation portant les valeurs de la place équitable de l’autre, reste le fondement d’une société solidaire et bientraitante. Être conscient de ce que mobilisent les fondations et autres associations pour la récolte de fonds permet de rester acteur de son geste de don sans s’acheter une bonne conscience. Merci pour cet excellent article qui pose une nouvelle lecture de l’action solidarité.
Bravo Orianne
Très belle analyse , bien documentée et rédigée avec beaucoup de clarté.