Quelles leçons tirer de l’année électorale 2015 en Afrique de l’Ouest ?
Gilles Olakounlé Yabi
« C’est l’estomac noué et la gorge serrée que les citoyens de six pays membres de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’apprêtent à entrer dans une période électorale devenue synonyme, dans une trop grande partie du continent, de risque maximal de crise violente ». C’est par ces mots que j’avais introduit un article rédigé en mars 2014 sur l’angoissante attente d’une série d’élections présidentielles en 2014 et surtout en 2015 : Guinée Bissau, Nigeria, Togo, Guinée, Côte d’Ivoire et Burkina Faso.
Parce que l’Afrique de l’Ouest avait connu une série de crises violentes au cours des quinze dernières années, toutes liées en partie au moins à une lutte acharnée pour le pouvoir politique, on avait quelques raisons de percevoir les échéances électorales au premier chef comme une menace grave à la paix et à la stabilité. Je faisais donc partie de ces oiseaux de mauvais augure prompts à voir des risques de violence partout.
Au Nigeria et au Burkina Faso, une année politique qui redonne espoir
Au début du mois de décembre 2015, toutes les élections présidentielles de l’année avaient rendu leur verdict. Les derniers scrutins présidentiel et législatif au Burkina Faso se sont achevés par la victoire au premier tour de Roch Marc Christian Kaboré et de son parti, le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP). Résultats proclamés par la commission électorale burkinabè dans le délai annoncé, qui n’ont fait l’objet d’aucune contestation de la part des autres candidats et partis en lice.
L’élection au Burkina Faso était la seule de la région qui s’inscrivait dans le cadre d’une période de transition consécutive au départ de l’ancien homme fort du pays, Blaise Compaoré, chassé du pouvoir par une insurrection populaire fin octobre 2014. L’année électorale tant redoutée s’est ainsi achevée sur un processus de grande qualité au Burkina Faso. Si les autres élections de 2015 dans la région ne se sont pas aussi bien passées, aucune n’aura été calamiteuse et meurtrière.
Avant l’épilogue burkinabè, l’Afrique de l’Ouest avait déjà été agréablement surprise en début d’année par le sursaut de sa grande puissance, le Nigeria. L’élection présidentielle des 28 et 29 mars 2015 s’est non seulement passée sans provoquer les centaines de morts décomptées quatre ans plus tôt après des violences postélectorales au nord du pays, mais elle a abouti à la défaite, sans précédent, d’un président et d’un parti au pouvoir battus par le candidat et le parti de l’opposition. Tout cela aurait bien pu très mal tourner et plonger le Nigeria et avec lui une grande partie de l’Afrique de l’Ouest dans un engrenage de violences et d’incertitudes.
Le miracle nigérian fut le résultat de l’heureuse conjonction de la clarté du choix collectif des électeurs contre la réélection du président sortant Goodluck Jonathan, de l’existence d’une alternative politique crédible – un parti d’envergure nationale uni derrière Muhammadu Buhari -, et d’une commission électorale crédibilisée par la compétence et l’intégrité projetées par son président. Mais la transformation d’une angoisse légitime en une immense satisfaction après les élections au Nigeria fut aussi le résultat du travail discret et acharné d’acteurs nationaux, régionaux et internationaux déterminés à empêcher le pays de 170 millions d’habitants d’ajouter une crise politique violente à une situation sécuritaire déjà très dégradée par l’activité terroriste de Boko Haram au nord du territoire.
Au Togo, une élection qui finit en queue de poisson, comme d’habitude
Le Togo a servi à la région un processus électoral aussi inabouti que d’habitude. Au terme de mois de campagne électorale coûteuse et de controverses sur les conditions d’organisation du scrutin présidentiel, – sur les mêmes points de discorde que cinq ans plus tôt, la centralisation et la proclamation des résultats furent caractérisées par un cafouillage et une opacité forcément suspects.
Comme d’habitude, aucune institution n’était en mesure d’inspirer confiance à tous les acteurs politiques. Comme d’habitude, le candidat le plus sérieux de l’opposition dénonça les irrégularités, annonça ne pas reconnaître les résultats donnant la victoire au président sortant Faure Gnassingbé, dont la famille est au pouvoir depuis 48 ans. Comme d’habitude, des chefs d’Etat de l’organisation régionale, la CEDEAO, se mobilisèrent rapidement pour appeler à l’apaisement et au dialogue, faire accepter la réélection de leur homologue et tourner au plus vite la page.
Le lourd héritage dictatorial du Togo et une incapacité de plus en plus évidente des élites politiques locales rangées dans l’opposition à renouveler leurs stratégies, leurs tactiques et l’offre proposée à leurs concitoyens de toutes les régions, ont produit un épilogue prévisible: des élections non violentes mais inutiles. Si les réformes électorales et institutionnelles maintes fois discutées et promises ne sont pas mises en œuvre avant la prochaine élection présidentielle, le président actuel – dont le nombre de mandats n’est pas limité par l’actuelle Constitution taillée sur mesure pour et par son défunt père, l’ancien président Gnassingbé Eyadéma, – pourrait bien ne pas avoir de soucis à se faire pour son pouvoir pendant de longues années.
Comme l’économie semble avoir quelque peu repris ces deux dernières années, que de nouvelles infrastructures publiques ont redoré l’image de Lomé et de ses environs, que les Togolais savent se débrouiller seuls depuis longtemps pour vivre ou survivre, et que le passé de féroces violences politiques est encore très présent dans leurs esprits, un désintérêt croissant pour les joutes électorales est très probable. On est assez loin au Togo de la politisation de la société civile du Burkina Faso voisin et de la croyance à la possibilité pour un peuple d’imposer une rupture politique à la fois révolutionnaire, idéaliste et tempérée par une saine appréciation des réalités et une culture de la modération.
En Guinée et en Côte d’Ivoire, des victoires présidentielles éclair et des questions
L’élection présidentielle en Guinée pouvait être aussi dangereuse que celle du Nigeria, toutes proportions gardées. La démocratie électorale est un apprentissage récent dans une Guinée sortie d’une transition militaire en 2010 avec des institutions étatiques particulièrement faibles et détournées depuis des décennies de leurs missions d’intérêt général. L’élection présidentielle qui avait abouti à l’arrivée au pouvoir d’Alpha Condé avait été marquée par une organisation chaotique, une campagne électorale aggressive, des crispations politiques alignées sur les différences ethnorégionales et par une contestation du résultat final par le principal adversaire du président élu, l’ancien Premier ministre Cellou Dalein Diallo.
On pouvait craindre cinq ans plus tard une élection aussi tendue que la précédente, susceptible de dégénerer en violentes contestations postélectorales. Il n’en a rien été. Pas parce que l’organisation fut cette fois convaincante. Pas parce que la Commission électorale inspira confiance à tous les acteurs politiques. Pas parce qu’il n’y avait pas des raisons de douter de la neutralité politique de la machine électorale et du processus d’enrôlement des électeurs. L’élection ne précipita pas la Guinée dans la violence parce qu’elle fut pliée en un tour, remportée par le président sortant avec 57,8 % des voix. Un second tour aurait pris la forme d’un nouveau face à face tendu entre les rivaux de 2010 et n’aurait pas manqué de rappeler l’importance des mobilisations ethniques dans le jeu politique.
L’opposant Dalein Diallo et quelques autres candidats eurent beau contester le résultat donnant une victoire facile au président sortant, cela ne changea rien à la confirmation de celle-ci par la Cour constitutionnelle. Les manifestations de protestation des partisans de l’opposition n’ont pas duré bien longtemps. La parenthèse électorale fut vite refermée au grand soulagement d’une bonne partie des Guinéens, des pays voisins et des partenaires internationaux.
L’élection en Côte d’Ivoire n’était pas la plus à craindre parmi les rendez-vous de 2015. Essentiellement en raison d’un rapport de forces politiques déséquilibré entre le président Alassane Ouattara et ses adversaires potentiels, et du traumatisme de la guerre postélectorale meurtrière de 2010-2011. Les controverses n’ont pas manqué en Côte d’Ivoire aussi sur la neutralité de la commission électorale, sur la crédibilité des listes électorales et sur bien d’autres aspects de l’organisation électorale.
Au dernier moment, trois candidats boycottaient le scrutin tandis que d’autres y allaient à reculons. Tout cela se termina comme en Guinée par le fameux « coup KO », une victoire au premier tour avec un score impressionnant de 83,6 % pour le président Ouattara. Même avec un taux de participation de 52,86%, la réélection du président ne pouvait souffrir de contestation. La parenthèse – bruyante et dispendieuse – de l’élection fut vite refermée, sans débordements violents.
Pour gagner, il vaut mieux être déjà président
Au terme de cette année électorale en Afrique de l’Ouest, plus de peur que de mal, peut-on affirmer : on déplore peu de violences et de pertes en vies humaines directement liées aux différents scrutins. C’est un motif légitime de satisfaction. Mais quel en est le bilan en termes de progrès dans la consolidation d’institutions et d’une culture démocratiques dans les pays concernés ? Dans le cas des deux derniers pays évoqués, la Guinée et la Côte d’Ivoire, il faut bien reconnaître que les victoires par « coup KO » dès le premier tour ont découragé toute contestation sérieuse susceptible de dégénérer en violences ou en crise politique longue, mais n’ont pas renforcé de manière significative la crédibilité des institutions électorales et des systèmes politiques.
De fait, dans les deux pays, ainsi qu’au Togo, rien n’indique que les conditions des réussites nigérianes et burkinabè de cette année seront réunies de si tôt, et avant les prochaines échéances en 2020: l’existence d’institutions électorales perçues comme réellement indépendantes ; celle d’un noyau de personnalités à la fois compétentes et intègres conscientes de l’importance de leurs missions à la tête d’institutions clés et l’émergence d’acteurs de la société civile à la fois outillés et déterminés à surveiller tous les acteurs impliqués dans les processus électoraux. Si les victoires « un coup KO » n’ont pas renforcé les institutions politiques dans ces pays, elles ont confirmé que le meilleur moyen de devenir président dans la région est … de l’être déjà.
Les avantages des présidents sortants sont considérables : leur moyens financiers, leur domination de l’espace médiatique et leur influence voulue ou non sur les institutions impliquées dans le processus électoral les placent dans une confortable position. Lorsqu’ils ont en plus des réalisations à mettre à l’actif de leur premier mandat, et ce fut le cas dans des degrés certes variables en Côte d’Ivoire, en Guinée et au Togo, la réélection devient particulièrement aisée.
Les élections tous les quatre ou cinq ans restent importantes au moins pour cette raison : elles obligent les pouvoirs en place à rechercher l’affichage d’un minimum de preuves de progrès économique et social à présenter à leurs populations, même s’ils n’en ont pas fondamentalement besoin pour gagner. Leurs équipes de campagne désormais systématiquement appuyées par des agences privées de communication politique font le reste du travail, en magnifiant de manière très professionnelle les bilans présidentiels à coups d’immenses et coûteux posters de campagne.
A la fin de cette année électorale 2015, et alors que se profilent des scrutins présidentiels dès février 2016 au Bénin et au Niger, puis au Cap-Vert et plus tard au Ghana, les citoyens de la région devraient concentrer leurs efforts sur deux chantiers. Le premier reste celui de la clarification des règles de la démocratie électorale qui doivent s’imposer à tous les acteurs politiques en compétition, et doivent assurer la neutralité de toutes les institutions impliquées à chaque étape des processus électoraux de l’identification des électeurs à la proclamation des résultats définitifs. Pour beaucoup de pays, des progrès dans ce domaine avant leurs prochaines élections sont encore très incertains.
Dépasser la démocratie organisée autour des élections est un chantier impératif
Le second chantier est encore plus déterminant pour l’avenir de l’Afrique de l’Ouest que ne l’est l’amélioration des processus électoraux. Il consiste en un dépassement de la démocratie électorale pour y intégrer des institutions et des dispositifs qui permettent de sélectionner plus strictement les hommes et femmes qui entendent représenter et gouverner leurs concitoyens et qui placent les gouvernants sous le regard et le contrôle exigeants et permanents des gouvernés.
Il ne sert en réalité pas à grand chose de dépenser l’équivalent de centaines de millions de dollars dans des processus électoraux, des campagnes spectaculaires et des compétitions politiques porteuses de divisions et de corruption de la société qui ne donnent au bout du compte aucune garantie quant aux aptitudes et à la volonté des dirigeants élus démocratiquement à gouverner dans le sens de l’intérêt général des gouvernés. Bien plus que les élections qui l’ont conclue, c’est la transition burkinabè dans sa volonté acharnée de changer le rapport des gouvernants au peuple, et de faire de l’intégrité personnelle un critère essentiel de sélection des dirigeants, qui constitue un motif d’espoir pour ce pays.
Si cela peut rassurer les pays de la région, le second chantier n’est pas une priorité que pour les jeunes démocraties africaines. Il concerne autant nombre de démocraties anciennes en Europe et en Amérique où les compétitions électorales sont de plus en plus corrompues par la puissance de l’argent et/ou par un nivellement par le bas des discours politiques. Ces systèmes démocratiques doivent cesser d’être considérés comme l’horizon indépassable pour ceux qui veulent réformer les systèmes politiques en Afrique de l’Ouest.
Dans cette dernière région, le coût humain des systèmes politiques mal ou non pensés et de la mauvaise gouvernance qu’ils produisent ou autorisent est infiniment plus important que dans les vieilles démocraties où les populations mangent au moins à leur faim et bénéficient d’un minimum de services publics essentiels. Parce qu’elles ont eu dans la longue histoire de la construction de leurs Etats-nations des hommes d’idées et d’action, et pas seulement de pouvoir, qui ne voulaient pas se contenter de ressembler à leurs sociétés telles qu’elles étaient, pensaient et fonctionnaient, mais qui avaient aussi comme ambition de les rendre meilleures pour les générations futures. C’est aussi ce dont ont besoin urgemment les pays d’Afrique de l’Ouest.
Crédit photo: linfodrome.com
Analyste politique et économiste, Gilles Olakounlé Yabi est l’initiateur du think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest, WATHI. Les opinions exprimées ici sont personnelles et ne représentent pas celles de WATHI