Jean-Marc Segoun
Le caractère apocalyptique des ressources naturelles a longtemps nourri une forme de sociologie morbide de la gouvernance, ancrant ainsi, dans l’imaginaire collectif, l’idée que ressources naturelles et chaos sociétal sont inévitablement liés dans le cycle historique des sociétés africaines. Ce postulat n’est pas dénué de sens, car pendant au moins six décennies, les ressources naturelles ont contribué à essentialiser l’association entre minerais et conflits armés en Afrique. Cette analyse, qui établit un lien de causalité entre les conflits armés et le contrôle des ressources naturelles, reste pertinente si l’on se réfère à l’historicité des guerres civiles sur le continent africain.
Notamment, les guerres d’indépendance liées à la cession katangaise de 1963 et au Biafra au Nigeria en 1967, le conflit tchado-libyen sur la bande d’Aozou en 1973, les guerres d’Angola en 1975, ainsi que les conflits armés au Libéria en 1989, en Sierra Leone en 1991 et la cession du Soudan qui a donné naissance au Soudan du Sud en 2011, nous interpellent. Au cœur des problématiques d’autodétermination, la question du contrôle des ressources et les formes d’injustice sociale multiforme réapparaissent sous la forme de violences armées. Ces violences, tant armées que politiques, autour du contrôle des ressources en Afrique, ont renforcé dans l’imaginaire collectif l’idée qu’aucun processus de développement ne pourrait être conçu sans recourir à des formes d’extraction et d’exploitation des multiples gisements et ressources du continent.
Le problème ne se situe pas au niveau du déficit ou de la quasi-inexistence d’une gouvernance intelligente des ressources naturelles mais au niveau de l’absence d’ingénierie de réflexion pour concevoir et innover de nouvelles méthodes de gouvernance sur le continent africain en dehors de l’exploitation des ressources naturelles. Les alternatives en matière de gouvernance des ressources naturelles sont un champ vide et inexploité sur le continent.
La carence d’offres politiques tant en période de compétition électorale et l’épuisement de la réflexion sur des formes immatérielles et alternatives de modèles de développement consolidés sur le capital immatériel sont de réels défis. Au déficit de l’offre politique s’ajoute, une absence ou une inexistence de promotion de la recherche économique innovante africaine axée sur des modèles alternatifs de développement immatériels en dehors des ressources naturelles afin de réduire les conflits armés.
Le capital immatériel : une urgence au service de l’innovation
Concept polysémique, le capital immatériel est défini dans le champ de l’économie comme « un détour par la production de connaissances qui s’incorporent durablement dans les objets, les hommes et l’organisation, ce capital permet ainsi de dynamiser la création et la diffusion des connaissances et des compétences servant à accroître la productivité du travail humain dans les organisations ».
Ces violences, tant armées que politiques, autour du contrôle des ressources en Afrique, ont renforcé dans l’imaginaire collectif l’idée qu’aucun processus de développement ne pourrait être conçu sans recourir à des formes d’extraction et d’exploitation des multiples gisements et ressources du continent
Une seconde approche issue du champ de la stratégie appréhende le capital immatériel comme une ressource fondamentale qui constitue un avantage compétitif et concurrentiel dans le système organisationnel. Selon les universitaires Savall et Zardet , le capital immatériel est « un ensemble de mini-actions individualisées ou collectives et synchronisées qui convergent vers la réalisation des objectifs stratégiques de l’entreprise démultipliés à tous les niveaux ».
Dans le cadre de la construction de notre réflexion, les deux approches précitées nous intéressent. L’approche économique met l’accent sur la capacité à outiller l’individu par la production de connaissances afin de faire de ce dernier une personne autonome capable de créer, d’innover et d’impacter son environnement. La notion du capital intervient dans la mesure où, il s’agit d’une accumulation de savoir et de compétence sur la durée qui influencent «le devenir et l’affirmation » de l’individu dans la société.
La notion d’autonomie est inévitable dans l’analyse d’une telle approche. En effet, les nouvelles compétences immatérielles acquises par l’individu font de ce dernier un acteur doté d’une forme de capabilité au sens d’Amartya Sen, avec un pouvoir décisionnaire. Partant du postulat selon lequel la finalité de la politique est la gestion et la préservation des flux de vie comme le définit Achille Mbembé, alors dans cette perspective émerge une fonctionnalité et une responsabilité protectrice de l’être et de la vie.
D’où l’urgence de faire de la formation, de l’innovation, ainsi que de la santé et de la sécurité des priorités, afin d’assurer l’autonomie des acteurs et actrices capables de penser le développement sur la base de nouveaux paradigmes. Le génie de l’innovation est une constante incontournable dans le devenir d’une nation et le seul moyen de l’expérimenter est l’accès au savoir dans un environnement compétitif, stimulant et sécurisé.
Le capital immatériel a une fonction indépendante du fait qu’elle permet de créer des formes d’alternatives multiples dans la conception de politique publique et de réduire la dépendance aux ressources naturelles puisque les individus sont capables de mobiliser l’imagination pour créer des entreprises compétitives qui apportent des solutions aux défis sociétaux.
Le savoir s’impose comme une ressource incontournable pour penser des modèles de développement durable pour la préservation de la vie. Le capital immatériel fait aussi référence à la notion de justice sociale et de l’en commun. L’urgence de justice sociale en Afrique est primordiale puisque la majorité des conflits armés en Afrique depuis plus de six décennies ont émergé dans des contextes d’extrême inégalité sociale grandissante développant des formes de frustrations et de replis communautaires. D’où la nécessité de repenser la participation politique réelle.
Le défi de la participation politique en Afrique est lié à l’accès aux fondamentaux sociaux qui conditionnent l’intérêt à la gouvernance. Le déficit d’éducation, le manque d’accès aux soins de santé et de sécurité sociale sont des formes d’exclusion et de non-participation politique. D’où l’urgence de recourir à une forme d’une démocratie de l’humain qui pense la préservation de la vie comme une condition de sauvegarde du vivant.
La capital immatériel et la démocratie substantive en Afrique
La transition d’une gouvernance axée sur les ressources naturelles à une gouvernance de l’humain consolidée sur le savoir-faire et l’innovation s’avère un réel défi dans les sociétés africaines. Cette rupture du modèle de gouvernance ne devrait pas être rigide, mais procédurale sur le long terme.
La mobilisation du capital immatériel devrait réduire les formes de conflit et de compétition et de mobilisation pour les ressources naturelles car les individus disposent de capacité pour créer la richesse à travers l’ingénierie, le savoir-faire dans un environnement de sécurité. Cette nécessité de recourir au capital immatériel devrait permettre aux sociétés africaines d’accorder plus d’importance à la justice sociale et la nécessité de répartir les richesses de façon équitable.
Dans un tel contexte, la mobilisation des savoir-faire permettra de limiter les permis d’exploitation des minerais aux entreprises étrangères puisque les acteurs locaux disposent des compétences nécessaires. Cela facilite la réduction des risques de blanchiment des capitaux et des diverses formes de corruption. La question de la répartition des richesses est soutenue par un contrôle citoyen de l’action publique, des formes de veille sociétale conditionnée par l’intérêt à la politique et des enjeux sociétaux dont la formation et l’éducation sont fondamentales.
L’urgence de justice sociale en Afrique est primordiale puisque la majorité des conflits armés en Afrique depuis plus de six décennies ont émergé dans des contextes d’extrême inégalité sociale grandissante développant des formes de frustrations et de replis communautaires. D’où la nécessité de repenser la participation politique réelle
Dans une telle perspective d’analyse, la question de la rupture n’est pas définitive, elle est transitoire car le passage d’une réelle gouvernance basée sur les ressources naturelles à une politique axée sur une valorisation du capital immatériel devrait préparer les citoyens à une gestion optimale des biens afin d’améliorer leur niveau de perception de la richesse et des formes d’accumulation.
La richesse nationale ne devrait pas être prise en otage ou privatisée par des individus, mais devrait servir l’ensemble de la communauté. Ce changement de paradigme a pour rôle de réduire de prévenir, et réduire les conflits armés. A cet effet, un modèle axé sur la gouvernance immatérielle permettra de prendre en compte les savoirs endogènes comme vivier dans le processus d’innovation et de conception des politiques publiques. Le recours au savoir endogène est une variable indispensable pour la survie de la démocratie substantive. Il s’agit de répertorier les pratiques endogènes, les modéliser afin de s’en inspirer pour renforcer les formes de participation politique inclusive de l’ensemble du vivant.
Crédit photo: Impact.sn
Jean-Marc Segoun est docteur en Science politique de l’Université Paris-Nanterre et également chercheur affilié au réseau Canadian Network for Research on Terrorism, Security and Society.
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