Jean-Claude Felix-Tchicaya et Hippolyte Éric Djounguep
Le développement fulgurant du numérique a donné une dimension inimaginable aux mutations sociales en cours au Cameroun. Plusieurs startups fleurissent dans ce pays au cœur du Golfe de Guinée. La ville de Buea au pied du mont Cameroun dans la région anglophone du Sud-ouest du pays a même été rebaptisée «Silicon mountain» du fait de ces multiples centres d’incubation dans les métiers du numérique. Rien de plus évident, puisqu’elle serait une pièce du puzzle du vaste projet de «siliconisation du monde» à travers l’expansion du libéralisme numérique pour une transformation sociale.
La crise anglophone qui jalonne l’histoire du Cameroun post-indépendant et la crise post-électorale d’octobre 2018 présagent le crépuscule d’un régime tyrannique confiné depuis 1982 à Yaoundé (capitale du Cameroun). Tous les soubresauts en cours au Cameroun depuis 2016 et les volontés manifestées des populations camerounaises de se défaire de l’immobilisme politique, du statu quo et de la dictature régnante prennent sens et saveur entre et autres dans la culture américaine des luttes pour les libertés, les droits civils et la démocratie.
Une approche américaine des luttes de libération
C’est cette culture américaine qui est au cœur de la résilience, de la renaissance et de la résistance des Camerounais de plus en plus épris de liberté, de justice et de démocratie. Les méthodes américaines des luttes pour l’alternance démocratique sont au centre des stratégies de plusieurs activistes et leaders politiques camerounais. Ces stratégies sont rendues faciles par la puissance des réseaux sociaux, outils de prédilection des cyber-activistes.
Un cadre de la diplomatie américaine affirmait par ailleurs, concernant le rôle de son pays dans le cyber-activisme, que «les Etats-Unis ont développé des outils appropriés à la situation» et, disait-il, «nous sommes fiers d’avoir entraîné et formé des militants de la liberté partout dans le monde». Ainsi, en quelques années, les réseaux sociaux ont pris une place centrale dans la politique américaine et a fortiori dans sa stratégie d’influence internationale. Une influence qui germe dans l’esprit des activistes camerounais pour l’alternance démocratique et la liberté.
Les réseaux sociaux sont devenus des canaux de communication clés pour la renaissance camerounaise. Depuis 1982, le régime de Yaoundé n’a jamais autant été affaibli comme ces deux dernières années. Face à ses aspects répressifs, violents, tyranniques et barbares, les activistes politiques et les leaders des droits civils opposent une résistance pacifique et déterminée à changer l’ordre politique frauduleusement établi.
C’est souvent dans les extraits des discours de Martin Luther King, Malcom X, etc. repris par bon nombre d’activistes dont l’objectif est de mobiliser le peuple dans ce combat que la résistance révèle aussi ses méthodes pacifiques de lutte pour la liberté et la démocratie.
Les réseaux sociaux de libération
Les révoltes au Cameroun pour l’alternance démocratique s’appuient entre autres sur Internet. Hilary Clinton, ancienne Secrétaire d’État invitait les Africains au changement dans l’une de ses tournées sur le continent pendant l’été 2012: «Les États-Unis d’Amérique exhortent le continent africain au changement et à être en phase avec la mutation du monde». Ceci n’étant possible que par l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante africaine.
C’est l’exemple qu’essaie de montrer le programme Young African Leaders Initiative (YALI) dont «l’objectif est de soutenir les jeunes leaders africains dans leurs efforts pour stimuler la croissance et la prospérité, renforcer la gouvernance démocratique, préparer une alternance silencieuse et améliorer la paix et la sécurité sur le continent africain par la mise sur pied d’une vaste communauté virtuelle rassemblant l’essentiel de la jeunesse africaine.»
Les Etats-Unis ont développé des outils appropriés à la situation» et, disait-il, «nous sommes fiers d’avoir entraîné et formé des militants de la liberté partout dans le monde
Depuis l’avènement et le développement fulgurant du web 2.0, plusieurs révolutions ont été effectives sur le continent et la place centrale des réseaux sociaux numériques n’est plus à démontrer. L’actualité au Cameroun avec la crise anglophone et la crise post-électorale révèlent une fois de plus la dimension centrale de l’influence des think-tanks américains sur certains leaders à l’origine des révoltes en cours.
Leur trajectoire est révélatrice de la stratégie américaine de « soutien aux peuples en quête de liberté et de démocratie». Ils ont participé pour certain à des formations à la Albert Einstein Institute, la Freedom House, à la United States Institute of Peace Studies ou à l’International Republican Institute sur les «stratégies des conflits non violents et sur la méthode Bringing Down A Dictator : théories développées par le philosophe américain Gene Sharp.
Professeur émérite de sciences politiques à l’Université du Massachusetts à Dartmouth, il a élaboré une théorie de la non-violence comme arme politique dans l’ouvrage «De la dictature à la démocratie», implémentée par le gouvernement américain dans bon nombre de «révolutions silencieuses» dans le monde. Au Cameroun, il s’agit sans doute d’assurer une alternance démocratique par le renouvellement de la classe dirigeante et l’émergence d’un nouveau leadership, de la mise sur pied des institutions politiques inclusives et de changer la forme de l’État actuel pour un modèle américain: le fédéralisme.
Le modèle Gene Sharp : la résistance pacifique et non-violente
Les leaders des révoltes au Cameroun, précisément ceux de la crise anglophone, favorisent de façon impérative la mise sur pied d’un « Goverment Council ». Le modus opérandi de The consortium, qui est la coalition des organisations de la société civile des régions anglophones, dans ladite crise fait sens au modèle de Gene Sharp : la désobéissance civile. Gene Sharp, considère que celle-ci peut être appréhendée comme une technique d’action politique, voire militaire. Le but étant de former les jeunes à l’usage des réseaux sociaux pour promouvoir des actions politiques contre leur gouvernement.
En clair, former des leaders de la blogosphère aux techniques de soulèvement des masses par la non-violence. C’est ce que la CIA appelle « les révolutions colorées ». Il est certain que cette stratégie s’est développée sur le concept du « soft power » ou le pouvoir par l’influence et la séduction. Le concept de soft power se met en exergue par la conquête des territoires mentaux. Ainsi, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), géants du numérique, auraient plus d’efficacité qu’une division blindée, et l’admiration que portent des millions de personnes au mode de vie américain serait la meilleure protection du pays.
La génération des indignés
Cette explication trouve écho auprès de la jeunesse camerounaise du XXIème siècle ayant vécu la révolution 2.0. Une génération éprise de liberté et de démocratie, vivant dans le confinement d’une société tombée dans le conformisme et le conservatisme, s’est projetée dans un imaginaire mondialiste imprégné des «valeurs» du modèle américain. Faire que le sentiment d’appartenance à la communauté virtuelle soit plus fort que le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, tel est le génie des stratèges américains de la « diplomatie publique » ayant incité les jeunes générations à réaliser un parricide politique au sein de leur nation.
Une stratégie qui fonctionne au Cameroun, dont le climat social est vicié par l’expansion de l’extrême pauvreté, la ségrégation ethnique ou clanisme, le chômage de masse, l’institutionnalisation des injustices, le recours abusif à la violence d’État, l’arrogance et le mépris des responsables publics envers les citoyens. De quoi conduire le peuple dans un combat absolu et pressant pour la quête de sa dignité, sa liberté et son plein épanouissement.
Le but étant de former les jeunes à l’usage des réseaux sociaux pour promouvoir des actions politiques contre leur gouvernement. En clair, former des leaders de la blogosphère aux techniques de soulèvement des masses par la non-violence. C’est ce que la CIA appelle «les révolutions colorées»
Le sens de l’agilité globale dans les révoltes au Cameroun
C’est donc dans ce contexte de mondialisation, que les révoltes en cours au Cameroun puisent toute leur énergie. Si ici le temps ne compte pas au vu de la durée de l’oppression, de la tyrannie et du brutalisme institutionnel, rien n’est perdu d’avance, puisque le peuple camerounais essaye de s’intégrer au « monde tel qu’il est ». Un monde où la barbarie, la sauvagerie politique et l’oppression des masses se font de plus en plus rares et dans lequel la quête de la liberté et de la dignité jalonne l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit donc pas d’une exception camerounaise, mais d’une étape de l’humanité, où un peuple s’inspire d’un modèle venu d’ailleurs pour revendiquer sa souveraineté tout en étant globalement agile.
Pour Robert Pianka, spécialiste américain de l’agilité globale: «il importe que notre identité individuelle corresponde aux identités des groupes sociaux auxquels nous nous identifions. La qualité de notre ajustement détermine si nous sommes socialement agiles ou incompétents. Et, étant donné que la mondialisation a recontextualisé nos vies, nous mettant face-à-face avec tout le monde sur terre, nous devons compléter les agilités sociales et nationales de l’ère antérieure par une agilité mondiale». Le peuple camerounais aspire à vivre dans ce monde globalisé: le «village planétaire». Et son intégration à ce monde ne sera possible que par l’instauration des institutions politiques inclusives, le respect des libertés individuelles, des droits de l’homme et de la démocratie.
Faire que le sentiment d’appartenance à la communauté virtuelle soit plus fort que le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, tel est le génie des stratèges américains de la «diplomatie publique» ayant incité les jeunes générations à réaliser un parricide politique au sein de leur nation
Pour y parvenir, rien de plus normal que de souscrire à ces méthodes américaines de luttes non-violentes, mieux encore du soft power. Même si, dans ce contexte typiquement camerounais le peuple semble «prendre le temps qu’il faut», ce qui constitue une grande partie de son identité. En reprenant la pensée du spécialiste américain de l’agilité globale, il s’agit d’un peuple «agile à l’échelle mondiale» parce qu’il connaît «les nombreuses dimensions culturelles dans lesquelles se définissent les similitudes et les différences» et s’en sert pour son intégration dans l’évolution du monde. C’est donc en dehors de toute xénophobie, tout extrémisme et tout sectarisme que le peuple camerounais puise la force de sa résistance et la substance de son combat dans un modèle venu d’ailleurs.
Depuis ces deux dernières années, plusieurs manifestations ont été organisées par la diaspora camerounaise résidente aux États-Unis pour dire non à la guerre dans les régions anglophones du Cameroun et non au “hold-up” sanctionnant toute convocation électorale. Le peuple camerounais est agile à l’échelle mondiale et parachèvera son intégration dans le village planétaire en oeuvrant sans relâche à l’avènement d’une société où les libertés individuelles, les droits humains, la démocratie et le progrès sont des valeurs indissolubles. La peur n’est plus du côté du peuple, mais elle est du côté des puissants qui ont affamé les populations et les ont insultées après les avoir appauvries et spoliées sans vergogne.
En reprenant la pensée du spécialiste américain de l’agilité globale, il s’agit d’un peuple «agile à l’échelle mondiale» parce qu’il connaît «les nombreuses dimensions culturelles dans lesquelles se définissent les similitudes et les différences» et s’en sert pour son intégration dans l’évolution du monde
C’est donc l’esprit philosophique qui prend le dessus, il se nourrit de découvertes, des mobilités des idées et des comparaisons. Il repose sur la volonté de faire disparaître les préjugés et les conformismes : ce n’est pas parce qu’une institution existe depuis près de 40 ans qu’elle est bonne. Aujourd’hui, au Cameroun, la réflexion consolidée par l’esprit dit «d’examen», conduit à faire intervenir la raison et la logique au détriment des croyances et des idées toutes faites.
Ce travail, mené par des nouveaux acteurs politiques modifie les façons de penser et sape peu à peu les certitudes solidement ancrées. De tous ces tumultes qui plongent le pays dans une grande désespérance depuis plus de quatre ans, s’impose au peuple camerounais l’impérieux et noble devoir de résistance à la spoliation perpétuelle de sa liberté et de son droit légitime au libre choix de ses dirigeants.
Crédit photo : Hippolyte Djounguep
Hippolyte Éric Djounguep est analyste géopolitique, spécialiste de l’Afrique et chercheur à l’École supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (ESSTIC).