Auteur : Sophie Bouillon
Organisation affiliée : Libération
Type de publication: Article
Date de publication : 2016
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La première fois qu’on voit Lagos, on ne peut que trouver cette ville franchement laide. On amorce l’atterrissage vers la capitale économique de l’Afrique en pénétrant un nuage brunâtre, une nuée de poussière mêlée à l’humidité et à la pollution. Pas un arbre à l’horizon, pas un espace vert, ni d’espace tout court d’ailleurs. La vue du hublot se limite à un ramassis de maisons collées les unes aux autres, sous des toits en tôle, transpercé par des rues terreuses encombrées de dizaines de milliers de voitures et de bus jaunes. Et pourtant, la mégalopole vous entraîne à elle, irrémédiablement.
Elle dévore de passion tous ceux qui osent poser le pied au cœur de ses tentacules. Bientôt, ils n’auront qu’un but, qu’un mot à la bouche et qu’une seule raison de vivre : l’argent. Une seule conviction les unira, celle que l’avenir, devrait-il être sordide ou effrayant, se trouve ici. Le reste du monde n’existera plus. La mégalopole fascine et attire en moyenne cinquante nouvelles personnes toutes les heures depuis quarante-cinq ans. Dans les années 70, on y comptait à peine deux millions d’habitants.
Aujourd’hui, on estime que sa population a dépassé les 20 millions. Des estimations. Car rien n’est fiable à Lagos, tout n’est qu’un pari aveugle et passionné sur l’avenir. Tout change, tout disparaît, se perd ou s’amoncelle. Construit sur une lagune, découpée en îles et dans un immense morceau de continent rejoint par des ponts, le petit port colonial portugais n’a jamais été préparé à accueillir tant de nouveaux enfants, tant de nouvelles voitures, tant de bidonvilles et tant de millionnaires.
Yaba
Entre les immeubles à deux étages, rongés par l’humidité, on distingue quelques ruines d’une autre ère. Rares sont les maisons des anciens commerçants portugais, établis sur la côte de l’Afrique de l’Ouest dès le XVIe siècle, ayant survécu aux années et à l’inflation du mètre carré. Yaba, petite ville maritime, capitale de la province des Lacs (Lagos, en portugais), était perdue dans la brousse, avant d’être avalée tout entière par la plus grande ville du continent africain. « Quand tu penses Yaba, tu penses vêtements », explique notre guide, en tentant de se frayer un passage dans un immense marché aux fripes.
Elle dévore de passion tous ceux qui osent poser le pied au cœur de ses tentacules
Sous-vêtements sexy, pantalons délavés, pile de gants de toilette et maillots des équipes de football internationales s’amoncellent à perte de vue. Le torse nu dégoulinant de sueur, des hommes portent des dizaines de kilos de vêtements d’occasion, importés de Chine ou d’Europe dans des sacs compactés. Ils seront revendus ensuite aux commerçants de la ville, du pays, voire dispersés dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Dans la rue derrière le marché, une usine informelle, construite de taules et de fils électriques suspendus, accueille des centaines de self-made-men. Dans d’autres lieux, on croiserait des ouvriers, l’enseigne d’une grande marque, un patron, des contremaîtres, et des avocats plaidant contre des conditions de travail inhumaines, contraires à toutes les lois internationales.
A Yaba, dans cette usine de vêtements, on transforme un bout de chiffon en robe de soirée estampée frauduleusement «made in Italy», en l’espace de quelques minutes. Ici, les découpeurs coupent. Les designers dessinent. Les tailleurs cousent. Les repasseurs repassent. La robe ou le pantalon à plis passent de main en main, d’atelier en atelier, jusqu’à la vente ultime. Chacun fait son affaire, et récupère sa part, sous une température frôlant les 45 degrés. Sans jamais un signe de fatigue ou d’abandon.
La mégalopole fascine et attire en moyenne cinquante nouvelles personnes toutes les heures depuis quarante-cinq ans
Sabo-Yaba
Situé dans le prolongement direct de Yaba, Sabo-Yaba se veut le nouveau quartier jeune et branché de Lagos. Les compagnies internet les plus célèbres dans le pays déménagent les unes après les autres à Sabo-Yaba. A l’horizon de la terrasse, Jumia.ng, siège du site internet le plus populaire au Nigeria, permet de faire livrer à votre porte tous les produits de consommation, du frigo aux chaussures à talons dernier cri. Une révolution, dans une ville où le moindre déplacement est un parcours du combattant.
Au Nigeria, tout le monde perçoit la dépression des cours comme une catastrophe pour le pays qui tire 85% de son budget des revenus de l’or noir. Le Nigeria est le 11e exportateur au monde et son économie entière dépend de ses «petro-nairas» (l’équivalent des pétrodollars en monnaie locale). Mais pour le jeune entrepreneur, le baril pourrait «descendre à 10 dollars» que ça serait une bonne chose pour le Nigeria. « Cette crise va enfin nous mettre dos au mur, et nous obliger à penser un nouveau modèle économique, assure-t-il. Le pétrole a été notre malédiction.»
Lekki
En traversant le pont de Lekki, on pourrait se croire pendant quelques secondes à San Francisco. Rouler sous ses grandes arches suspendues est un privilège pour les riches. Le calme qu’il inspire, la brise de la lagune, seule respiration possible dans le tourbillon urbain, est un luxe qui se monnaie : 300 nairas (1,50 euro) au péage pour emprunter le pont. Lekki est le quartier de la nouvelle bourgeoisie, celle qui investit dans l’immobilier ou les télécommunications, faisant fructifier les milliards de dollars des aînés, amassés pendant cinquante années d’extraction de pétrole.
« Quand tu penses Yaba, tu penses vêtements », explique notre guide, en tentant de se frayer un passage dans un immense marché aux fripes
Le Nigeria est le premier exportateur d’or noir en Afrique et le pays connaît l’expansion la plus rapide du nombre de millionnaires sur le continent (+44% par an depuis six ans). A Lagos seulement, on estime qu’ils seraient déjà environ dix mille (en dollars américains, bien sûr).
Lekki d’ailleurs est, en soi, un miracle. Celui de l’or noir. Il y a quinze ans à peine, le quartier n’était qu’un vaste marécage infesté de moustiques. C’était l’un des rares endroits à offrir la plus grande richesse de la mégalopole : de l’espace. 72 000 habitants, quasiment tous de la classe supérieure, arrivent chaque année sur ce bras de mer humide. Les terrains s’achètent aussi cher que dans le XVIe arrondissement de Paris, mais ils sont inconstructibles. C’est au propriétaire d’engager des millions de dollars supplémentaires pour le rendre habitable.
Oshodi
Derrière des baraques construites à perte de vue, qui s’empilent les unes sur les autres, au milieu d’une rue où trouver de l’espace pour son pied est un défi, apparaît un immense terrain vague. C’était, il y a encore quelques semaines, le marché aux produits électroniques et aux tissus de Lagos.
Après des mois de menaces d’expulsion, le gouvernement local avait donné deux semaines aux commerçants pour déménager. Personne n’y a vraiment cru. La communauté avait même décidé de se battre, en engageant un procès contre l’Etat de Lagos. «C’est sans doute ce qui les a énervés», poursuit le vendeur de nappes. L’Etat affirme qu’il a offert des compensations aux commerçants.
Les commerçants affirment qu’ils ne les ont jamais reçues. Oshodi était le symbole du tourbillon chaotique de la mégalopole. De ses milliers de bus jaunes, de ses dizaines de milliers d’étals de marché, qui s’amoncelaient jusque sur la voie ferrée par manque de place. Lorsque le train passait, les commerçants déplaçaient leur stock pendant quelques minutes avant de le remettre en place. Il fallait «nettoyer» tout cela.
Le Nigeria est le premier exportateur d’or noir en Afrique et le pays connaît l’expansion la plus rapide du nombre de millionnaires sur le continent (+44% par an depuis six ans)
Par peur d’une expulsion imminente, les habitants de Mosafejo, ce petit quartier «puant» d’Oshodi, remplissent des camions à la hâte avec leurs matelas moisis et des toits de tôle. Les femmes courent entre les baraques, leur micro-ondes sur la tête. Au milieu de la chaussée terreuse, un homme s’écroule comme une pierre. Sa tête claque contre le sol. Il tremble, ses mains se crispent, de la bave sort de sa bouche. L’homme fait une crise d’épilepsie au milieu du chaos. Et personne n’y fait attention. On l’enjambe pour porter une table, une chaise, en jetant un regard indifférent sur sa souffrance. Pas de place pour les faibles. Pas de temps pour la pitié.
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