Marie Faucon
Le Chili, un pays « à part » ?
La République du Chili peut se targuer d’être classée à la vingt-cinquième place mondiale de l’index des démocraties publié par l’Economist Intelligence Unit, suivant l’Espagne et précédant les États-Unis. Loin devant ses voisins d’Amérique du Sud, elle possède également une marge d’avance sur la plupart des pays africains : le Ghana se situe à la cinquante-sixième place et le Sénégal à la quatre-vingt huitième en 2021 à titre d’exemple.
A l’automne 2019, pourtant, le Chili connait une crise sociale d’envergure rare : à l’origine pour protester contre la hausse du ticket de bus à Santiago, les contestations se multiplient et captent des revendications variées. Tant et si bien que deux ans après, en mai 2021, un référendum est organisé pour élire une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution plus « juste ». À la fin de l’année, l’ancien syndicaliste étudiant Gabriel Boric est élu président à 35 ans.
Il incarne tout ce que la classe politique chilienne reniait jusqu’à présent : le refus de politiques économiques néo-libérales agressives, une attitude ouverte envers les minorités, une sensibilisation à la question du genre et de l’écologie… Le nouveau président porte aujourd’hui les attentes et espoirs de toute une société fatiguée des inégalités sociales et souhaitant un Chili plus « juste », plus libre.
Alors pourquoi parler du Chili, de ses déboires, de ses réussites ? Il convient de se demander, après un rappel de l’histoire moderne de la démocratie chilienne post-Pinochet, comment le Chili catalyse des éléments ayant permis la montée d’une mobilisation presque sans précédent en 2019 et quelles en ont été les conséquences.
La transition démocratique chilienne post-Pinochet
En 1973, le général Augusto Pinochet instaure un régime militaire autoritaire à la suite d’un coup d’Etat mené par une junte composée de Pinochet, Leigh, Mendoza et Merino, rompant avec la période démocratique qui précédait.
Pourtant, en 1980, c’est Pinochet lui-même qui inscrit dans la nouvelle Constitution l’organisation d’élections ouvertes en 1989. Paradoxalement, il inscrit aussi dans la Loi fondamentale des restrictions pour les partis politiques et la société civile et consacre la centralité du pouvoir autour de sa personne. C’est en réaction à ces mesures autoritaires que des contestations populaires se multiplient à partir de 1983, rejointes par les unions syndicales et les partis d’opposition, jusqu’à ce qu’ un plébiscite soit organisé en 1988 pour autoriser les débats politiques. Dans ce plébiscite, c’est la nature-même du régime dictatorial qui fut remise en question et l’opposition l’emporta avec 58% des voix.
Par la suite, A. Pinochet organisa effectivement les élections démocratiques de 1989, remportées par Patricio Aylwin de la Concertation des partis pour la démocratie. Si la transition parait sans encombre et rapide, plusieurs éléments doivent nuancer cela: d’une part, le général Pinochet reste proche du pouvoir en conservant son statut de chef des armées, d’autre part, la répression politique pendant la période de dictature militaire fut sanglante et fit 3200 morts et des milliers de disparus et d’exilés.
Un aspect original de l’étude de la transition démocratique chilienne est le rôle qu’a joué le général dans sa propre démission. De fait, il a lui-même organisé les élections qui allaient lui retirer son pouvoir. On peut donc parler d’une transition qui a été à la fois impulsée par le chef d’État, mais également par la société civile puisque celle-ci organise très tôt une résistance à Pinochet et son régime, presque dix ans avant l’organisation d’élections ouvertes.
Le nouveau président porte aujourd’hui les attentes et espoirs de toute une société fatiguée des inégalités sociales et souhaitant un Chili plus « juste », plus libre
La réapparition de la démocratie au Chili fut donc aussi soudaine que sa perte en 1973. Un acteur responsable de ce retour démocratique serait donc peut-être « la culture politique chilienne », forte d’une grande stabilité dans ses institutions démocratiques et d’un attachement à l’État de droit.
Cependant, le retour à des élections ouvertes et multipartites ne sont pas les seules conditions d’une transition démocratique réussie, et ce processus a soulevé des interrogations par la suite, quant à la solidité de ses assises.
Une transition réussie ?
S’ensuit au Chili une période où les responsables se succèdent à la tête du pays adoptant des politiques néolibérales. Malgré une croissance économique forte, les inégalités socio-économiques se creusent. En réalité, le général Pinochet fut le premier à mettre en place des politiques libérales dans le sillon de la doctrine de Milton Friedman, grand défenseur de la réduction du rôle de l’État dans l’économie.
D’après un rapport de l’ Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), le revenu des 10% les plus riches est 26 fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres. Privatisations, libéralisation de l’économie, réduction des aides sociales ont grandement contribué à créer une frustration au niveau des classes moyennes et populaires chiliennes, d’autant plus que les droits des autochtones sont souvent bafoués (notamment les Mapuche, peuple dépossédé de leurs terres durant la période Pinochet et subissant aujourd’hui encore des discriminations et persécutions).
Le pays, présenté comme un modèle de croissance économique et de prospérité, bascule donc entre espoirs d’un système plus juste et promesses de réformes ambitieuses, sans pour autant que les frustrations socio-économiques ne se résorbent. Marcelo Mella, politologue à l’Université de Santiago, affirme que les mesures sociales mises en place « renforcent les dépenses publiques et pèsent sur l’État, plutôt que d’avancer sur la régulation du modèle économique chilien et de ses inégalités ».
L’héritage de la Constitution de 1980 comme catalyseur des tensions sociales
De nombreux politologues avancent que les problèmes socio-économiques et politiques auxquels est confronté le Chili découlent de la structure même du modèle politique élaboré par Pinochet et inscrit dans la Loi fondamentale. L’universitaire chilien Carlos Huneeus Madge qualifie le régime de « démocratie semi-souveraine », constituée par une valorisation de l’armée (particulièrement en temps de crise) et la personnalisation du chef d’État, conséquence de la période dictatoriale.
Économiquement, la Constitution représente un « soutien institutionnel » au modèle néolibéral car les valeurs de justice sociale n’y sont pas inscrites. De plus, le président a des pouvoirs élargis pour mener sa politique économique, à l’image du durcissement néolibéral de Sebastián Piñera (président de 2010 à 2014 et de 2018 à 2022), dont les mesures ont contribué à enclencher les manifestations de 2019.
Face à ce constat, des appels à modifier la Constitution héritée de Pinochet ont été lancés à plusieurs reprises. Madame Bachelet, présidente élue de 2006 à 2010 puis de 2014 à 2018, a inscrit la volonté de modifier la Constitution dans un deuxième mandat, qu’elle n’a finalement pas implémenté. En 2018, lorsque Sebastián Piñera reprend le pouvoir, il refuse cette mesure : un plébiscite va alors être lancé aux Chiliens le 25 octobre 2020 quant à leur volonté de réformer la Constitution, et le « oui » l’emporte à 79%.
Pourtant, en 1980, c’est Pinochet lui-même qui inscrit dans la nouvelle Constitution l’organisation d’élections ouvertes en 1989. Paradoxalement, il inscrit aussi dans la Loi fondamentale des restrictions pour les partis politiques et la société civile et consacre la centralité du pouvoir autour de sa personne
En octobre, une mesure en apparence bénigne enflamme les habitants de Santiago : la hausse des tarifs des transports publics. Une mobilisation importante se met en place pour protester contre cette mesure, à laquelle le gouvernement répond par l’instauration de l’état d’urgence, à travers un couvre-feu et une répression massive de l’armée.
L’usage de la force par le Gouvernement s’est généralisé et durci au point que les Nations Unies ont publié un rapport faisant état de la gravité de la situation vis-à-vis de la violation des droits humains. Cela n’a cependant pas empêché les Chiliens et Chiliennes de continuer la mobilisation et d’élargir leurs revendications contre le modèle politico-économique chilien qui favorise une élite et néglige l’importance de la justice sociale.
En conséquence, le mouvement d’octobre 2019, à l’origine porté par les étudiants, s’est rapidement étendu à une grande partie des classes moyennes et populaires. Le recours à l’armée et la police illustre que malgré la stabilité démocratique, la période dictatoriale a toujours un ancrage institutionnel.
Piñera et son gouvernement, devant l’étendue de la contestation populaire, ont donc d’abord tenté d’éteindre le feu de la mobilisation puis ont tenté de faire preuve de compréhension (à travers le lancement d’un plan de relance économique et un remaniement ministériel notamment).
Devant la prégnance de la colère sociale, le Président a décidé d’examiner la possibilité de modifier la Constitution. Le référendum chilien du 25 octobre 2020 invite les électeurs à se prononcer sur un changement de Constitution ainsi que sur la nature de l’organe chargé de rédiger le nouveau texte. Une Assemblée constituante entièrement élue est l’option choisie par le peuple pour porter ce projet.
Gabriel Boric, porteur d’espoir
Les résultats de l’élection présidentielle du 19 décembre 2021 font état de la volonté de renouveau politique du Chili. Gabriel Boric, le candidat de la gauche, emporte le scrutin avec 55,87% des voix contre le candidat d’extrême-droite José Antonio Kast. Tout comme les manifestations de 2019, l’élection de Boric met en évidence la fracture socio-économique de la société du pays le plus inégalitaire de l’OCDE.
Son programme porte majoritairement sur la mise en place d’un État providence : plus de budget alloué à l’éducation, à la santé, aux structures publiques et une grande attention portée sur toutes les questions de justice sociale en général.
Il représente beaucoup d’espoirs pour les classes populaires, moyennes et supérieures du Chili, mais le travail est conséquent : le pays, présenté comme le laboratoire du libéralisme en Amérique latine, peut-il supporter un tournant économique aussi inédit ?
Photo: Reuters
Marie Faucon est étudiante à Sciences Po Lille en France. Elle est particulièrement intéressée par les enjeux liés aux migrations, aux conflits internationaux et au terrorisme. Elle effectue un stage au sein de WATHI.