Auteur : Cheikh Ba
Site de publication : OpenEdition Journals
Type de publication : Étude
Date de publication : 21 octobre 2021
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Introduction
La gouvernance des zones côtières est un objet fortement investi dans le cadre des études du changement climatique. Ces zones se sont transformées en des espaces vulnérables, fortement menacés par l’augmentation du niveau de la mer, des courants, des vents et des vagues, ainsi que par les conséquences d’une « maladaptation » – une adaptation qui échoue – conçues pour protéger les espaces en danger.
Au Nord du Sénégal, la région de l’embouchure du fleuve Sénégal est devenue un territoire d’accumulation de risques hydrologiques à cause de l’anthropisation à l’œuvre et des changements globaux. Les territoires du Sahel, pris dans leur globalité, ont vu les équilibres naturels qui les composent fortement menacés par une conjoncture climatique défavorable (sécheresses notamment) dans les années 1970. Cette situation s’est traduite par une baisse significative des débits du fleuve Sénégal.
Ce contexte de grande incertitude climatique a favorisé la construction de barrages par l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS). Loin de se révéler être un levier de sécurisation, que ce soit des ressources, des infrastructures ou des personnes, ces investissements ont ouvert une nouvelle période historique (« post-barrage ») marquée par d’importants bouleversements du système fluvial. En 2003, une nouvelle tentative d’aménagement, via l’ouverture d’une brèche, a de nouveau perturbé le fonctionnement de l’estuaire et orienté le développement de systèmes associés dans une perspective difficilement soutenable.
La région de l’embouchure : un littoral emblématique
En descendant la côte d’Afrique, quand on a dépassé l’extrémité sud du Maroc, on suit pendant des jours et des nuits un interminable pays désolé, c’est le Sahara, la Grande mer sans eau. […] Et puis enfin apparaît au–dessus des sables une vieille cité blanche, plantée de rares palmiers jaunes, c’est Saint–Louis du Sénégal, la capitale de la Sénégambie. Une église, une mosquée, une tour, des maisons à la mauresque. Tout cela semble dormir sous l’ardent soleil, comme ces villes portugaises qui fleurissaient jadis sur la côte du Congo.
[…] On s’approche et on s’étonne de voir que cette ville n’est pas bâtie sur la plage, qu’elle n’a même pas de port, pas de communication avec l’extérieur. La côte basse et toujours droite est inhospitalière comme celle du Sahara, et une éternelle ligne de brisants en défend l’abord aux navires. On aperçoit aussi ce que l’on n’avait pas vu du large : ce sont d’immenses fourmilières humaines sur le rivage, des milliers et des milliers de cases de chaume, des huttes lilliputiennes aux toits pointus (…). Ce sont deux grandes villes Yolofes, Guet–N’Dar et Ndar–Toute, qui séparent Saint–Louis de la mer.Le fleuve Sénégal est l’un des grands socio-écosystèmes de la façade Atlantique de l’Afrique de l’Ouest. Il descend des massifs gréseux du Fouta Djalon puis traverse le plateau mandingue. Il résulte de la confluence de 2 branches mères (le Bafing et le Bakoye), à Bafoulabé. A partir de Bafoulabé, le fleuve Sénégal se dirige vers le nord-est en passant par Kayes. Long de plus de 1700 kms, il draine un bassin versant de 290 000 km² dans les territoires du Sénégal (21 000 km²), du Mali (155 000 km²), de la Guinée (31 000 km²) et de la Mauritanie (75 000 km²).
La gouvernance adaptative du fleuve Sénégal : une accumulation de politiques du désastre
Des logiques supranationales asymétriques
L’aménagement du fleuve Sénégal s’inscrit dans le vieux rêve colonial de mise en valeur des ressources hydriques en Afrique de l’Ouest. Une volonté d’aménagement de barrages, de production énergétique, de navigabilité et d’exploitation minière était déjà pensée à la fin du XIXe siècle.
Elle répond à un projet du colonisateur : rendre les eaux du Sénégal navigables, pour faciliter la circulation entre les colonies dans le Soudan français (actuel Mali) et la valorisation des cultures irriguées industrielles, pour approvisionner la métropole, et une production hydro-électrique pour l’industrialisation de la partie en amont du fleuve. L’aboutissement de ce projet est consolidé dès les premières années de souveraineté des anciennes colonies de l’Afrique occidentale française, dans le cadre du Comité inter-États des pays limitrophes du fleuve Sénégal (CIE) formé en 1963 à Bamako par la Guinée, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal. En 1968, ce comité est remplacé par l’Organisation des États riverains du fleuve Sénégal (OERS) pour renforcer la coopération transfrontalière entre les gouvernements.
L’Organisation a fonctionné avec des difficultés à cause des tensions politiques au sein des pays ou entre les États membres. À la suite d’un problème géopolitique opposant la Guinée et le Sénégal en 1971, le Président guinéen reprochait au Sénégal d’abriter des opposants, qui menaçaient le régime de son gouvernement. Faute d’avoir pu trouver un consensus entre les deux nations et suite à l’échec des réunions d’instance, le Mali, la Mauritanie et le Sénégal décidèrent de dissoudre l’OERS et de former en 1972 l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS).
L’aménagement du fleuve Sénégal s’inscrit dans le vieux rêve colonial de mise en valeur des ressources hydriques en Afrique de l’Ouest. Une volonté d’aménagement de barrages, de production énergétique, de navigabilité et d’exploitation minière était déjà pensée à la fin du XIXe siècle
L’institution formée est chargée de missions plus réalistes. Elle devrait prendre en compte, d’une part, « les enseignements porteurs de l’échec retentissant » de l’OERS, et d’autre part construire une stratégie de résilience pour lutter contre les aléas climatiques (sécheresse, désertification) qui ont fragilisé les paysages naturels de la région du fleuve Sénégal (delta, estuaire, vallée et haut-bassin) au début des années 1970.
Parallèlement, l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal avait déployé des stratégies de résilience pour lutter contre les aléas climatiques des années 1970 au Sahel qui avaient fragilisé les ressources hydrauliques – fleuve Sénégal – partagées collectivement par les États de l’OMVS. Cette période a été marquée par une sévère baisse pluviométrique (IRD, 2015). Pour apporter une réponse face à ce désastre écologique, des édifices ont accompagné les instruments politico-institutionnels de gouvernance de l’Organisation.
Le barrage anti-sel de Diama été édifié en 1986 et celui de Manantali (barrage hydroélectrique régulateur) en 1988. La gestion de ces édifications est sous la supervision du Haut-commissariat qui a mandaté deux instances pour la maintenance et la supervision : la SOGED pour le barrage de Diama et la SOGEM pour celui de Manantali. Et pour ce qui est de la mise en valeur fluviale, les missions sont confiées à la société d’exploitation de la navigation. Cependant, même si les stratégies d’aménagement ont favorisé le développement d’un cadre favorable à l’agriculture – cultures irriguées –, elles ont des conséquences négatives sur la morphodynamique littorale, les sols et l’environnement agro-climatique, les ressources d’eau souterraine, la faune et la flore aquatique, les systèmes anthropiques, la santé, et les systèmes économiques et socio-culturels
À cela, s’ajoute un problème inhérent à l’articulation entre les différents niveaux institutionnels au sein de l’organisation supranationale. Une « asymétrie de pouvoirs » entre des acteurs qui n’ont ni la même capacité ni le même intérêt à participer au processus, à se l’approprier et à en influencer le cours (Barnaud et al., 2010). En réalité, l’articulation des dispositifs politico-institutionnels institués par l’organisation supranationale du fleuve Sénégal, tend à homogénéiser les représentations, les valeurs et les savoirs des acteurs.
Une injonction locale controversée : l’épisode de 2003 au pays de l’embouchure sénégalaise
Dans un contexte de pression de plus en plus forte venant de la part de la population, exaspérée par la répétition des inondations lors des années précédentes et par le maintien d’un niveau élevé des eaux pendant plus d’un mois, les autorités locales décident d’agir le plus rapidement possible. Le 1er octobre 2003, la municipalité de Saint-Louis avertit les autorités nationales et les gestionnaires de la Direction de l’aménagement hydraulique de l’ampleur des inondations présentes et à venir dans la ville. Elle demande la prise d’une mesure en urgence pour faire baisser le niveau des eaux. Après une brève reconnaissance sur le terrain, une brèche artificielle de 4 m de large sur 1,5 m de profondeur est créée le 3 octobre dans la Langue de Barbarie, à 7 km au sud du pont Faidherbe, là où la flèche littorale était la plus mince, atteignant une largeur de 100 mètres environ.
Les différents travaux menés dans ce secteur ont montré que la brèche a très rapidement joué le rôle qui lui a été assigné. En l’espace de 48 h, le niveau du fleuve s’est abaissé de près de 0,50 m, retombant en dessous de la cote 1 m et il a décru ensuite progressivement de 0,40 m supplémentaires en une dizaine de jours. Conjointement, la brèche s’est élargie. Sa largeur est passée de 4 m le 3 octobre à 80 m dès le 5, puis 330 m moins de trois semaines plus tard. Dans les mois qui ont suivi, le renforcement des houles lors de la saison sèche a accentué l’érosion sur la rive Sud. Huit mois après son ouverture, la largeur de la brèche atteint finalement près de 800 m. Elle fait aujourd’hui plus de 5 km.
La décision politique prise en urgence a donc profondément modifié le comportement hydrologique du fleuve à Saint-Louis. L’accroissement de la sensibilité des zones urbanisées à l’aléa submersion est établi. Les apports sédimentaires dans les estuaires ne sont en effet généralement pas suffisants pour compenser l’élévation de la mer, mis à part là où les sédiments peuvent se déposer librement (zones de vasières littorales non anthropisées). De plus, depuis son ouverture, la brèche ne s’est toujours pas stabilisée, avec notamment une dynamique combinant élargissement et mouvement d’ensemble vers le sud en direction du Gandiol où le village de Doun Baba Diéye a déjà été effacé en 2010. D’autres localités plus au Sud sont donc exposées.
Loin de se révéler comme une véritable action publique à l’échelle locale orientant la gouvernance adaptative de l’estuaire, dans une trajectoire soutenable, cette solution s’apparente plutôt à une « politique du désastre ». Elle est cependant significative et montre les limites d’un dispositif de gouvernance marqué par une forte centralité et un maillage assez faible entre les différentes parties impliquées/identifiées.
La décision politique prise en urgence a donc profondément modifié le comportement hydrologique du fleuve à Saint-Louis
Le propos auquel conduit l’observation de l’expérience de l’estuaire du fleuve Sénégal n’est pas une opposition entre savoir scientifique et savoir local. L’objectif auquel il invite est plutôt d’engager une réflexion sur la production de savoirs alternatifs, dans une égale dignité des systèmes de pensée, de philosophies, d’épistémologies et des savoirs locaux. Une démarche que nous pouvons mobiliser via une écologie politique des savoirs qui facilitera la transition féconde vers un autre développement.
En effet, au regard des stratégies d’aménagement et des politiques de développement qui l’ont structuré depuis les indépendances – top-down et bottom-up –, la trajectoire de gouvernance de l’estuaire du fleuve Sénégal, n’est pas saisie comme le produit d’une histoire exigeant des ruptures sociales-écologiques dans la manière de la transformer, mais reste perçue comme devant prolonger une histoire qui, jusqu’ici, n’a fait qu’invalider et restructurer les identités (sociales, politiques, économiques) des groupes sociaux qui y vivent.
Œuvrer à une écologie politique des savoirs, fondée sur une reconnaissance/valorisation des pratiques individuantes autochtones, semble donc être une étape incontournable afin d’instruire des transitions endurables refondées de la trajectoire de gouvernance adaptative de la zone estuarienne du Sénégal.
Façonner une gouvernance adaptative : une écologie politique des savoirs
Les différentes stratégies de gouvernance – logique supranationale et locale – qui ont structuré la résilience de l’embouchure du fleuve Sénégal depuis les années 1970-80 ont montré une profonde crise de la « relationalité » – la qualité des relations entre les acteurs – et une « injustice épistémique » fondamentale (de Sousa Santos, 2011). Ces stratégies sont historiquement coupées du local. En réalité, la « crise » de la brèche artificielle de 2003 n’a pas constitué un point de « basculement » du « cadre » de gouvernance, mais plutôt un aboutissement malheureusement partiellement prévisible. On comprend combien qu’il est donc nécessaire aujourd’hui de refonder les formes, les stratégies et le « cadre » (Ibid., 2001) de la gouvernance adaptative de l’embouchure du Sénégal. Dans les sections suivantes nous envisageons certaines ouvertures en ce sens, et notamment l’intérêt des savoirs locaux dans la construction des transitions « soutenables » dans une démarche qui s’inspire d’une pensée « pluriversaliste ».
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