Auteur : Vincent Bullich
Site de publication : Open Edition Journals
Type de publication : Communication
Date de publication : 2018
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Initialement mobilisée dans des discours anglophones, issus des mondes politique, économique ainsi qu’universitaire, la notion d’« industries créatives » est censée désigner un ensemble d’activités ainsi regroupées au regard d’un critère de catégorisation premier : la place centrale de la « créativité » — présentée comme la capacité à avoir des « idées originales » — dans leurs procès de production et de valorisation. Plus précisément, la créativité y apparaît comme une capacité d’action sur les plans spécifiquement symboliques et sensibles. Cette définition a minima à l’aspect tautologique — puisque sont « créatives » les industries dont les membres du personnel font montre de « créativité » — a souvent été complétée par l’ajout d’un second critère d’identification lié, celui-ci, plus particulièrement aux modalités de valorisation de leur production. Ainsi, dès 1998, la Creative Industries Task Force du Department for Culture Media and Sport du Royaume-Uni définit-elle les « industries créatives » en soulignant à la fois la dimension « créative » des activités qu’elles recouvrent, mais également au regard des spécificités de leur développement économique fondé sur la « création et l’exploitation de droits de propriété intellectuelle ». John Howkins, l’inventeur de la notion d’« économie créative », considère quant à lui que les droits de propriété intellectuelle sont « Intellectual property is the currency in the new economy ». Dans la même veine, un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement désigne les « industries créatives » comme des activités ayant « All these activities are intensive in creative skills and can generate income through trade and intellectual property right ».
Il ne s’agit pas ici de multiplier les exemples, mais seulement d’indiquer qu’un enjeu est clairement identifié et manifesté au travers de ces discours : le développement d’un ensemble croissant d’activités économiques menées par des acteurs regroupés sous l’appellation « industries créatives » apparaît comme foncièrement tributaire de ces droits.
En raison de leur importance stratégique décisive, ces droits font l’objet depuis quelques années d’un renforcement continu, confinant à l’hypertrophie et susceptible de menacer le développement d’une « économie créative » dans son ensemble. En effet, et telle est l’hypothèse qui guidera notre réflexion, ces droits présentés comme un outil de développement économique censé stimuler la « création » sont à même de devenir un obstacle à celle-ci. Comme nous l’expliciterons, cette ambivalence, au cœur de notre interrogation sur les conditions de possibilité d’une « économie de la création », est fondamentalement liée à une contradiction originelle, constitutive, des droits de propriété intellectuelle qui doivent nécessairement définir un équilibre entre incitation à la production et usage social de celle-ci, entre financement de la création et diffusion des expressions.
Toutefois, cette tension — irréductible — s’est fortement accentuée en raison d’une pression continue de la part, notamment, des principaux titulaires de portefeuilles de droits à l’échelle mondiale. Dès lors, l’outil de « développement » s’est mué en entrave pour nombre d’activités, professionnelles ou non, ce qui a provoqué une crise de légitimité inédite pour certains de ces droits.
Industries, biens et services « créatifs »
Contextes d’émergence des notions
La notion d’« industries créatives » apparaît au Royaume-Uni à la fin des années 1990 sous la plume d’idéologues du Parti travailliste. Comme l’indique Gaëtan Tremblay, « elle qualifie une volonté de repositionnement économique du Royaume-Uni dans un monde de plus en plus globalisé, une tentative pour déterminer les secteurs sur lesquels fonder la nouvelle compétitivité de l’économie britannique face à ses concurrents internationaux ». L’origine et la finalité du syntagme sont donc éminemment politiques puisqu’il s’agit de doter le Royaume-Uni d’un « slogan » à même de justifier les réorganisations industrielles en vue d’une compétition économique qui s’intensifie à l’échelle internationale. Il s’agit également de préparer les arbitrages à venir dans le cadre des politiques en direction, d’une part, des médias (et notamment des médias publics) et, d’autre part, des arts et de la culture. Il s’agit enfin de justifier ainsi les dépenses publiques en matière de politique culturelle : loin d’être des dépenses irrécupérables, celles-ci sont dès lors décrites par les travaillistes comme des investissements ayant pour objectif explicite « de fournir des “viviers pour l’économie créative” », le gouvernement de Tony Blair poursuivant en cela une démarche lancée près de deux décennies auparavant par le gouvernement Thatcher.
La notion d’« industries créatives » apparaît au Royaume-Uni à la fin des années 1990 sous la plume d’idéologues du Parti travailliste. Comme l’indique Gaëtan Tremblay, « elle qualifie une volonté de repositionnement économique du Royaume-Uni dans un monde de plus en plus globalisé, une tentative pour déterminer les secteurs sur lesquels fonder la nouvelle compétitivité de l’économie britannique face à ses concurrents internationaux »
La notion se diffuse dans les années 2000 notamment par l’intermédiaire d’organismes supranationaux comme la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) ou la Commission européenne. Elle est présentée dans de nombreux pays un « nouveau paradigme socio-économique » pour les politiques publiques, ainsi qu’en témoignent les très nombreux rapports institutionnels nationaux et internationaux dont elle fait l’objet dans la décennie 2000-2010. Comme le soulignent ces deux auteurs, les « industries créatives » sont alors généralement « présentées comme étant une solution à la “crise” » dans les pays où la main-d’œuvre est onéreuse, mais « performante ». Elles cristallisent en cela des questions économiques de première importance : il s’agit par le biais des politiques de soutien à ces industries de « développer des activités alternatives, supposément non « délocalisables », dans les pays où le coût de la main-d’œuvre est élevé ; trouver des solutions économiques et urbanistiques pour les villes touchées par les reconversions industrielles […] ; favoriser une libéralisation des industries de la culture et de la communication ; aligner les dispositifs réglementaires de la culture et de la communication sur ceux qui sont en vigueur dans d’autres secteurs, notamment sur le plan de la propriété intellectuelle ; favoriser une libéralisation plus générale de l’économie ; produire une idéologie favorable à ces mouvements ».
L’émergence puis la diffusion de la notion d’« industries créatives » s’inscrivent donc dans un contexte idéologique et économique marqué par la mondialisation des échanges commerciaux et de la production, l’interconnexion des marchés et les mouvements de dérégulation (fin des monopoles publics et des restrictions commerciales), le développement des technologies de l’information et de la communication comme projet sociétal et moteur de croissance espéré.
L’émergence puis la diffusion de la notion d’« industries créatives » s’inscrivent donc dans un contexte idéologique et économique marqué par la mondialisation des échanges commerciaux et de la production, l’interconnexion des marchés et les mouvements de dérégulation (fin des monopoles publics et des restrictions commerciales), le développement des technologies de l’information et de la communication comme projet sociétal et moteur de croissance espéré
L’accentuation significative de la compétition internationale fondée sur les coûts de production (et singulièrement sur celui du travail) pousse les pays de la Triade (Amérique du Nord, Europe occidentale, zone Asie-Pacifique) à chercher des avantages comparatifs fondés à la fois sur la recherche et le développement d’innovations (techniques, organisationnelles, financières et communicationnelles) et la technicisation croissante de la production. L’objectif principal est l’amélioration de la compétitivité hors prix des entreprises de ces pays. C’est dans cette perspective que la notion de « créativité » est promue pour, d’une part, favoriser la formation, « le pouvoir d’initiative » et « l’esprit d’entreprise » de travailleurs qualifiés, souples et adaptables, comme le soulignent Bouquillion et Le Corf, et, d’autre part — et surtout —, développer « une stratégie [industrielle et commerciale] de distinction » fondée sur des spécificités culturelles, comme l’indique Tremblay
Des activités et marchandises aux propriétés spécifiques
Ce qui différencie fondamentalement les entreprises « créatives » (industrielles ou non d’ailleurs) de celles rattachées à d’autres secteurs ou branches d’activité est leur aptitude à intégrer à leurs productions, dans des proportions toutefois très variables, des composantes symboliques, c’est-à-dire des significations, des éléments d’ordre expressif, esthétique ou sensible. En effet, malgré une circonscription très fluctuante, la dimension sémiotique ou symbolique est généralement mise en avant dans les discours institutionnels et universitaires pour construire cette catégorie très hétérogène « d’industries créatives » ; dans cette perspective, la créativité s’apprécie donc, d’abord, par la capacité à produire des signifiants nouveaux, originaux, intégrés aux différents produits et contribuant de façon décisive à leur valorisation : cette dimension symbolique ou sensible des biens et services proposés est au moins aussi importante aux yeux du consommateur que leurs dimensions strictement « fonctionnelles ». La qualité de ceux-ci ne peut, par conséquent, se réduire à des critères techniques ou économiques « objectivables » favorisant, ou non, la décision d’achat ; elle est, au contraire, en grande partie liée à des motivations et critères d’appréciation subjectifs, c’est-à-dire fondés exclusivement sur le rapport de chaque individu à ces éléments symboliques/sensibles.
Ce qui différencie fondamentalement les entreprises « créatives » (industrielles ou non d’ailleurs) de celles rattachées à d’autres secteurs ou branches d’activité est leur aptitude à intégrer à leurs productions, dans des proportions toutefois très variables, des composantes symboliques, c’est-à-dire des significations, des éléments d’ordre expressif, esthétique ou sensible
La production du « singulier » : qualification et « protection »
S’il existe des « singularités “en soi” » dans l’économie, par exemple un tableau de maître ainsi que nous l’indique Karpik, la plupart des « singularités » issues d’industries qualifiées de « créatives » le sont en vertu d’institutions les définissant et les « protégeant » comme telles, au premier rang desquelles on trouve les droits de propriété intellectuelle. Asseoir cette proposition suppose d’étudier deux aspects. Le premier concerne le rôle de l’institution légale dans la construction de cette « singularité ». Cette démarche implique d’envisager la « singularisation » plus que la « singularité », le processus plus que le donné et ainsi se garder d’une vision substantialiste qui poserait la « singularité » uniquement comme une propriété intrinsèque, « naturelle » de l’objet considéré. Le second concerne la préservation du caractère « singulier » de la production ainsi que les modalités de sa valorisation. Il s’agit alors de s’intéresser, d’une part, aux mécanismes garantissant l’unicité de l’objet et, d’autre part, à la transformation du « singulier » institutionnellement produit en monopole accordé aux exploitants, processus qui est l’un des objets mêmes des lois sur la propriété intellectuelle.
Production juridique du singulier
L’un des grands apports de la sociologie constructiviste est d’avoir mis en évidence le fait que les institutions ont fondamentalement une activité de dénomination et de classification des individus comme des objets et qu’elles participent, en cela, à la définition du réel social. Depuis les travaux précurseurs de Peter et Thomas Luckmann, cette perspective a largement débordé du cadre sociologique et été reprise et validée par des auteurs d’horizons très différents comme John Searle, Mary Douglas ou Vincent Descombes. Tous mettent en avant l’activité de « typification » des institutions et la performativité des discours qu’elles véhiculent comme facteur de production du monde social. Les institutions se manifestent ainsi comme des règles qui s’imposent, avec plus ou moins de force, aux acteurs sociaux, qui ajustent leurs conduites et configurent leurs schèmes cognitifs.
En tant qu’institution, les droits de propriété intellectuelle participent donc à la qualification conjointe d’un objet, dont la particularité est d’être immatériel, et qui au terme d’une procédure d’éligibilité sera doté, ou non, d’une propriété le « singularisant » légalement, et d’un individu ou d’une personne morale qui au terme de cette procédure sera désigné, ou non, comme l’auteur ou le propriétaire de l’objet en question.
Ces procédures d’éligibilité éprouvent principalement la nouveauté (ou « l’originalité») de l’objet présenté et dans une moindre mesure sa portée (technique et industrielle, esthétique et symbolique) et lui assignent le cas échéant un statut particulier : celui-ci devient « l’auteur » (lato sensu), « l’inventeur », le « créateur » et est ainsi identifié aux yeux de la loi.
En tant qu’institution, les droits de propriété intellectuelle participent donc à la qualification conjointe d’un objet, dont la particularité est d’être immatériel, et qui au terme d’une procédure d’éligibilité sera doté, ou non, d’une propriété le « singularisant » légalement, et d’un individu ou d’une personne morale qui au terme de cette procédure sera désigné, ou non, comme l’auteur ou le propriétaire de l’objet en question
Le moment juridique de la « montée en singularité» des biens et services « créatifs » s’effectue donc idéalement suivant deux procédures simultanées de qualification : la première apprécie les qualités de l’objet et le constitue, le cas échéant, en propriété, et la seconde identifie le « propriétaire de l’objet (immatériel) ».
Protection » de l’identité
Pour que cette « montée en singularité » juridique — comme reconnaissance de l’unicité de l’objet (la manifestation concrète de l’idée) et de son ou ses propriétaires — ait une portée économique, il faut qu’elle s’accompagne de mécanismes garantissant la non-substituabilité des produits qui lui sont liés. Le droit accorde pour ce faire un monopole d’exploitation. Cette nécessité d’une reconnaissance et d’une « protection » institutionnelle de l’identité des produits est d’autant plus grande que les objets en question — expressions, connaissances, informations, noms, etc. — sont immatériels et en cela aisément appropriables par d’autres (puisque « non rivaux » ainsi que le caractérisent les économistes). Par conséquent, après avoir contribué à la qualification de la « singularité » des produits des « industries créatives », les droits de propriété intellectuelle ont pour fonction de garantir leur unicité sur les différents marchés. Face à l’augmentation significative de la production et du commerce de contrefaçons cette « protection » a été renforcée au cours des trois dernières décennies, d’une part, par l’accroissement de « l’arsenal juridique » et, d’autre part, par la multiplication des acteurs veillant à son application.
La construction de la valeur
Afin de comprendre le fonctionnement des droits de propriété intellectuelle dans le processus de « construction sociale » de la valeur26 des biens et services des « industries créatives », il convient d’abord de distinguer méthodologiquement les « ressources aliénables » (cessibles) des « ressources attachées » dont disposent ces industries : les droits de propriété intellectuelle sont à la fois les objets de la transaction (« ressources aliénables ») et des équipements de marché qui « protègent » l’identité des producteurs et produits (« ressources attachées ») et participent ce faisant à la valorisation spécifique de ces derniers. Les « industries créatives » ont ainsi comme particularité de produire (quasi) systématiquement deux types de produits échangeables sur deux marchés distincts, mais interdépendants :
- des biens et services présentant une forte composante « signifiante » ;
- des droits sur les expressions ou concrétisations « d’idées ».
Construction des valeurs d’échange
Les droits de propriété intellectuelle, par l’institution d’un mécanisme d’exclusion, ou plutôt de conditionnement de l’utilisation, transforment donc l’idée — exprimée ou concrétisée — en marchandise. Ainsi que l’explicitent deux éminents juristes français, « le droit au sens d’instance juridique n’intervient pas pour saisir une valeur préexistante, mais crée cette valeur en permettant de faire de l’objet immatériel un objet d’échange ». Ces droits sont ainsi l’institution — ni unique ni nécessaire, mais sociohistoriquement située — par laquelle l’idée en tant que telle intègre le domaine de l’échange économique. Ce que nous entendons par là est que les droits de propriété intellectuelle configurent en profondeur les modes de productions et de consommation des biens et services culturels/créatifs ; on ne saurait pour autant avancer, comme le suggèrent certains auteurs, Howkins en tête, que « l’économie créative » a « besoin » de ces droits pour se développer : de nombreuses études montrent, en effet, que des activités industrielles « créatives » peuvent pleinement se développer sans ce cadre légal (voir par exemple l’étude de 1993 du secteur phonographique en Inde de Peter Manuel). Les droits de propriété intellectuelle constituent par conséquent une condition effective, plutôt que nécessaire, du procès de marchandisation des idées. En outre, ils sont eux-mêmes objets de transaction et présentent donc une valeur d’échange propre. Les marchés de ces différents droits — qui fonctionnent également suivant le régime de « singularité » — sont toutefois particulièrement difficiles à quantifier : si certaines transactions sont largement publicisées et commentées (par exemple le rachat en 2012 de Lucasfilm par Disney pour un montant record dépassant les quatre milliards de dollars, motivé principalement par l’obtention de la franchise Star Wars), la plupart des études et rapports internationaux insistent ainsi sur le fait que les évaluations du montant global de ces transactions restent hasardeuses. Bien qu’il soit impossible d’avancer des chiffres précis, tous s’accordent néanmoins sur l’importance récemment acquise de ces marchés de droits.
Ambivalence et contestations des droits de propriété intellectuelle
Malgré le rôle central pour le développement d’une « économie créative » qu’attribuent nombre de discours aux droits de propriété intellectuelle et malgré l’indéniable prégnance qu’ils ont acquise au sein de l’économie mondiale, ces droits ont suscité de vives critiques, dont l’émergence et l’affirmation ont été parallèles à celles relatives à la notion d’« industries créatives ». Pour une part, ces critiques s’attachent à mettre en évidence le caractère inefficient de cet environnement légal pour le développement de « l’économie créative » dans son ensemble ; d’autres, sans doute plus subversives, rejettent en partie ou en totalité ces droits et proposent différentes solutions de substitution. Dans les deux cas, les arguments, strictement théoriques ou empiriquement étayés, mettent en avant les effets négatifs et socialement critiquables qu’ils induisent. Ils révèlent ainsi une profonde ambivalence quant à leur fonctionnement, ambivalence qui réside dans leur principe même et qui s’est amplifiée au fur et à mesure que se développait le dispositif dont ces lois sont à l’origine.
Une contradiction fondamentale
Pour nombre d’industries du secteur « créatif », et à l’instar de ce que l’on observe au sein des industries culturelles, certains droits de propriété intellectuelle sont porteurs d’une contradiction interne, entravant leur efficience en tant qu’instrument de création de richesse. En effet, comme nous l’avons vu ci-dessus, les droits de propriété concourent institutionnellement à la rareté des produits « singuliers » ou « singularisés ». De nature symbolique, les qualités de ces produits sont en grande partie liées à des motivations et critères d’appréciation subjectifs ou intersubjectifs et apparaissent en cela comme profondément inscrites — « encastrées » — dans leur contexte sociohistorique d’émergence. La valeur d’usage des produits du secteur « créatif » est ainsi une valeur qui se construit principalement par et dans l’interaction sociale qui contribue à la détermination du sens et, partant, de la qualité de la dimension signifiante/sensible des produits. Sans doute plus encore que pour les biens « fonctionnels », on ne peut apprécier la valeur des biens symboliques sous l’angle de la « valeur-substance », c’est-à-dire de la valeur qui reposerait sur le rapport simple du sujet à l’objet : la valeur attribuée aux produits symboliques est foncièrement tributaire du collectif. Dans le cas de la propriété artistique notamment, on observe donc une tension fondamentale, inhérente au procès de marchandisation des « productions de l’esprit », entre, d’une part, une exigence de publicisation, qui est à la base de la constitution de la valeur d’usage des biens et services, et, d’autre part, une exigence de contrôle de cette publicisation (production artificielle de rareté), par lequel se crée la valeur d’échange à la fois des droits et des biens sur lesquels ils s’exercent.
Une profonde crise de légitimité
Malgré une tendance nette à l’hypertrophie, le dispositif construit autour des droits de propriété intellectuelle connaît donc actuellement une profonde crise de légitimité. La situation est donc hautement paradoxale : jamais, de leur histoire, ces droits n’ont été autant mobilisés, les textes juridiques qui les définissent aussi fournis, les organisations et administrations concourant à leur application aussi nombreuses et, jamais de leur histoire, ils n’ont été autant transgressés, incapables de réguler effectivement les pratiques et usages de certains acteurs. On aurait bien tort de réduire cette coïncidence à une unique relation de cause à effet — les deux mouvements de transgression et de renforcement s’étant développés de façon initialement indépendante —, mais il apparaît bel et bien que la conjugaison de pratiques installées (la copie privée, la contrefaçon industrielle, les réappropriations esthétiques et narratives, etc.) et d’innovations sociotechniques a nettement exacerbé au cours des deux dernières décennies la tension intrinsèque à ces droits entre nécessité de diffusion ou usage, d’un côté, et impératif de « protection » ou contrôle, de l’autre.
À ces formes de contestation par les pratiques, fréquemment qualifiées de façon abusive de « piratage » (terme amalgamant différents types de contrefaçons, à la fois marchandes et non marchandes, et de parasitisme économique), s’adjoignent de multiples revendications en provenance du personnel travaillant à la conception des produits. Le fonctionnement des droits de propriété artistique, notamment, a ainsi été, depuis près de deux décennies, l’objet de critiques fortes de la part de nombre de « créateurs ». Outre le problème évoqué ci-dessus des limites que ces droits imposent aux réutilisations productives, les principaux griefs concernent le fait que le cadre légal favorise un déséquilibre croissant entre les droits des créateurs et les droits des éditeurs/producteurs, entre les droits des acteurs qui conçoivent les produits et les droits de ceux qui les financent ; ce déséquilibre, qui s’instaure par des contrats d’édition ou de travail, se manifeste tant dans les modalités de répartition des sommes perçues lors des exploitations économiques que dans les capacités de contrôle des diffusions et des utilisations des « idées ».
Parallèlement à ces critiques radicales, d’autres voix en provenance initialement du monde universitaire puis de la société civile s’élèvent afin de proposer une alternative aux droits de propriété intellectuelle fondée sur une réhabilitation de la res communis, que le droit romain définit comme un bien appartenant à tous. Il s’agit, en l’occurrence, d’abolir non pas l’idée d’une « propriété des idées », mais celle de leur appropriation privée. Les travaux d’Ostrom ont évidemment été décisifs par rapport à cette perspective qui a depuis largement fait consensus au sein et au-delà des enceintes universitaires. L’objectif explicite des tenants de cette approche consiste en une réforme législative permettant la création d’un pool de ressources créatives/informationnelles produit à partir de « l’action collective » et à même de l’approvisionner en retour. Une telle réforme, qui serait accompagnée de l’institutionnalisation d’un mode de gouvernance idoine, ne serait aucunement une menace contre « l’économie créative », mais, bien au contraire, elle en serait un catalyseur, à même de stimuler l’engagement et la participation « créative » des individus en raison de son principe inclusif (par opposition à l’exclusivisme de la propriété privée).
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