Auteur : Cédric Aguzzi
Organisation affiliée : Annuaire international de justice constitutionnelle
Type de publication : Article scientifique
Date de publication : 2019
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L’intelligence artificielle peut être présentée comme une solution aux problèmes réels que rencontrent les justiciables et les magistrats ou, au contraire, comme un véritable risque pour l’avenir de la magistrature.
L’informatisation du droit reste un processus lié au développement et à la généralisation des outils informatiques et l’inclusion d’outils basés sur l’intelligence artificielle ainsi que le développement des legaltechs ont connu un véritable essor lors de ces dernières années. L’on constate ainsi l’apparition récente d’entreprises venant offrir des prestations de service concernant des domaines variés du droit, pouvant appuyer, ou au contraire, concurrencer certains métiers de conseil juridique.
L’intelligence artificielle confrontée à l’acte de juger : l’utilisation de l’intelligence artificielle dans la résolution de litiges
Les problèmes de droit peuvent être ainsi qualifiés de problèmes ouverts, dans la mesure où ceux-ci admettent plusieurs solutions qui dépendent d’une part de l’énoncé normatif applicable au litige, et d’autre part de considérations extrajuridiques intervenant dans le processus de raisonnement du juge.
Si nous mettons ces éléments en commun avec la problématique de l’appréhension de l’acte de juger par l’intelligence artificielle, il est nécessaire d’évoquer au préalable les deux manières dont l’utilisation des algorithmes est envisageable : la première est celle de considérer que l’intelligence artificielle a pour vocation d’imiter le raisonnement juridictionnel, par le biais de systèmes experts, et pose la question de savoir si celui-ci est formalisable. La seconde est de considérer que celle-ci fonctionne par la systématisation de la jurisprudence, par le biais cette fois-ci de systèmes basés sur le machine learning et des logiciels basés sur le traitement automatique du langage naturel, et interroge sur la possibilité de substituer le raisonnement juridictionnel par une approche statistique consistant en une résolution de problème par la reconnaissance de motifs.
Dans le premier cas, le fait de considérer l’acte de juger comme un raisonnement matériellement complexe, ayant pour finalité la création de droit et non limité au simple énoncé normatif rend difficile la perspective d’une formalisation de celui-ci par une intelligence artificielle symbolique. Dans la seconde hypothèse, ce sont les contraintes juridiques et logiques pesant sur le juge qui interrogent sur la perspective d’une systématisation des décisions de justice. Il est alors évident qu’il existe une partie du contentieux pour lequel les solutions sont prévisibles, parce que les normes le régissant n’offrent que très peu de liberté à leur interprète, soit une certaine quantité de cas « simples », systématisables, pour lesquels les solutions retenues ne varieront que très peu.
Les premiers systèmes à avoir été expérimentés concernant la résolution de litiges juridiques par l’intelligence artificielle furent les systèmes experts. Ayant pour but de reproduire les mécanismes cognitifs d’un expert, en procédant à un raisonnement logique à partir d’une base de connaissances et d’un moteur d’inférence, ils sont ainsi supposés résoudre un problème juridique de la même façon que le ferait un humain.
Les seconds types de systèmes qu’il faut évoquer sont ceux fonctionnant sur la base du traitement automatique du langage naturel (NLP) et du machine learning, qui concernent la majorité des intelligences artificielles actuelles.
Concernant le domaine du droit, ses applications en matière de traitement automatique du langage naturel laissent présager des avancées concernant la « compréhension » par la machine des subtilités du langage juridique.
En France, concernant la résolution des litiges par une intelligence artificielle, nous pouvons citer les logiciels Predictice et Case Law Analytics comme étant véritablement les seuls logiciels de « justice prédictive », offrant un moteur de recherche en langage naturel, des filtres et des suggestions de décisions similaires, ainsi qu’une analyse statistique du contentieux où un algorithme calcule « les probabilités de résolution du contentieux, le montant des indemnités potentielles et identifie les moyens de droit ou de fait les plus influents dans les décisions antérieures rendues par les juridictions ».
Deux exemples peuvent être ainsi utilisés concernant la réussite de la prédiction des intelligences artificielles : les deux concernent la construction de modèles prédictifs, sur la base d’algorithmes fonctionnant sur du machine learning, permettant de « prédire » le comportement des juridictions. Le premier est un modèle permettant de prévoir la solution retenue par la Cour suprême américaine et les votes des membres de celle-ci dans la période 1816-2015, obtenant des taux de réussite de 70,2 % concernant la solution du litige et 71,9 % concernant les votes des juges suprêmes, sur un total de 28 000 affaires et 240 000 votes.
Les technologies utilisées actuellement ne sont peut-être tout simplement pas assez développées pour assurer immédiatement une vraie plus-value au juge. Les algorithmes prédictifs pourraient amener la plus-value recherchée dans les années à venir
L’autre modèle concerne la prédiction des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme, où le modèle prédictif a obtenu un taux de réussite de 79 % sur 584 décisions. Il est ainsi notable de constater que le « juge robot » prend la même décision que le juge humain sept ou huit fois sur dix, et l’on pourrait suggérer comme explication que les contraintes juridiques et logiques pesant sur l’interprète font qu’il existe une certaine prévisibilité des jugements, un choix logique à effectuer dans l’acte de volonté qu’est le jugement.
Le bilan de l’utilisation de ces logiciels est néanmoins à contraster : concernant l’utilisation de Predictice par les cours d’appel de Douai et de Rennes, le logiciel avait été décrit comme méritant d’être « sensiblement amélioré », ne présentant « pas en l’état de plus-value pour les magistrats, qui disposent déjà d’outils de grande qualité d’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation et des cours d’appel »
Deux remarques doivent être ajoutées. La première concerne les capacités actuelles de l’intelligence artificielle : les technologies utilisées actuellement ne sont peut-être tout simplement pas assez développées pour assurer immédiatement une vraie plus-value au juge. Les algorithmes prédictifs pourraient amener la plus-value recherchée dans les années à venir. Ils ne font partie que d’un mouvement d’ouverture du droit à l’intelligence artificielle, leur utilisation dans les prétoires n’en étant qu’au stade de l’expérimentation.
S’il est évident que le raisonnement juridictionnel est distinct du « raisonnement » de la machine, le fait que la liberté du juge soit encadrée juridiquement, par la texture plus ou moins ouverte des énoncés normatifs, comme factuellement par la prise en compte d’éléments extra-juridiques dans le processus de décision, notamment l’impératif de logique et de cohérence de la jurisprudence, interroge sur le caractère prédictible de la justice.
L’acte de juger confronté à l’intelligence artificielle : l’influence de la machine sur la façon d’envisager le jugement
Après avoir défini l’acte de juger et présenté les réponses apportées par l’intelligence artificielle, la seconde étape de notre réflexion sera de nous interroger sur l’influence de la machine sur la façon d’envisager le fait de juger, le point central étant ainsi de savoir si l’on se dirige vers une systématisation des décisions de justice.
La perspective fait naître un certain nombre d’interrogations tendant à la liberté d’un juge « à la merci » de la machine : le juge, sous la pression du nombre, prendrait la décision la plus partagée, la justice prédictive se transformant ainsi en instrument de systématisation des contentieux. Nous avons tenté de démontrer que le juge était déjà contraint par un cadre normatif et factuel, mais la présence de revirements de jurisprudence, cas d’école concernant les difficultés d’anticipation de la machine, témoigne néanmoins du fait qu’une partie du contentieux ne soit pas entièrement prévisible.
L’office du juge risquerait ainsi d’être enfermé dans cette alternative : « soit s’en tenir à la proposition de la machine, par conviction, conformisme ou, pire encore, confort, soit devoir se justifier d’un écart à ce qui sera présenté, d’une certaine manière, comme la solution normale ».
À l’inverse, certains contentieux, par leur technicité ou leur poids symbolique, montreraient avec plus d’acuité les problèmes posés par l’utilisation de tels outils. L’exemple phare est ainsi la matière pénale, où le fait de considérer que la solution logique de la machine puisse être biaisée, voire reproduire les biais cognitifs de la jurisprudence antérieure, trouve un écho dans les critiques adressées à l’utilisation d’outils de justice prédictive.
L’office du juge risquerait ainsi d’être enfermé dans cette alternative : “soit s’en tenir à la proposition de la machine, par conviction, conformisme ou, pire encore, confort, soit devoir se justifier d’un écart à ce qui sera présenté, d’une certaine manière, comme la solution normale”
À titre d’exemple, l’utilisation aux États-Unis de logiciels ayant pour but de calculer les probabilités de condamnation d’un suspect en fonction des preuves recueillies, comme le logiciel Compas, marquerait le fait que la peine ne soit plus décidée « en fonction de la gravité de l’infraction mais uniquement ajustée à la prévisibilité statistique de la réitération d’une infraction » et participerait à la reproduction des stigmas sociaux dans la prise de décision.
Si nous avons observé l’utilisation de l’intelligence artificielle en tant qu’aide à la prise de décision du magistrat, des algorithmes autonomes existent déjà dans le domaine contraventionnel avec l’exemple du chatbot DoNotPay, d’origine britannique, à l’origine prévu pour régler la contestation de tickets de parking.
Il est néanmoins envisageable que l’intelligence artificielle joue un rôle accru dans le traitement du contentieux de masse
Le seul exemple réel d’intelligence artificielle résolvant de façon autonome des litiges semble être en Estonie, avec un projet lancé en mars 2009 et mis en place en janvier 2020 par le ministère de la Justice pour traiter des contentieux mineurs en matière civile, notamment concernant les contentieux routiers, ainsi que les règlements de créances, les pensions alimentaires ou les indemnités de licenciement, limités à un préjudice de 7 000 euros.
L’instauration de cet outil interroge néanmoins quant aux potentialités de l’intelligence artificielle concernant la résolution autonome des litiges, dans la mesure où les limites techniques des algorithmes, notamment concernant la présence de biais, d’erreurs de corrélation et plus généralement l’absence de réflexion globale sur une affaire donnée, ne semblent pas permettre la mise en place immédiate d’un logiciel autonome dans la résolution de conflits.
Il est néanmoins envisageable que l’intelligence artificielle joue un rôle accru dans le traitement du contentieux de masse. S’interroger sur le fait de savoir si l’intelligence artificielle représente un changement dans la façon d’envisager le fait de juger reposait ainsi sur la détermination de l’individualisation du jugement – opposée à sa systématisation – et posait finalement la question de la liberté de création du juge. Les réussites relatives de l’intelligence artificielle dans la prédiction et les expérimentations actuelles tendent à prouver qu’une part importante des contentieux est systématisable, et que l’individualisation des litiges, souvent avancée pour opposer le travail du magistrat à celui de l’intelligence artificielle, est à relativiser.
Ainsi, le couple intelligence artificielle et juge fait naître un double mouvement : un premier qui interroge sur les capacités de l’intelligence artificielle à pouvoir résoudre un litige juridique ; un second qui invite à se questionner sur la façon de considérer l’acte de juger lorsque celui-ci est influencé par l’intelligence artificielle.
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