Auteur: Thomas Mélonio
Site de publication : ISSUU
Type de publication : Rapport
Date de publication : 7 octobre 2020
Lien vers le document original
Introduction
L’enseignement supérieur privé est peu étudié par les sciences sociales portant sur le Sénégal. Une thèse s’est entièrement consacrée à la question. Certains travaux vont aborder à la marge la problématique de l’enseignement supérieur privé, notamment dans son articulation avec l’enseignement supérieur public. En plus de la question de la naissance, de la gouvernance et du pilotage de l’offre de formation dans les institutions d’enseignement supérieur privés (IESP), c’est celle de l’accès à ce niveau d’enseignement qui a mobilisé le plus d’articles. Les enquêtes disponibles montrent que ce sont les groupes sociaux dominants (professions intellectuelles supérieures, ménages à forts revenus économiques) qui maintiennent leur mainmise sur l’école, et notamment l’enseignement supérieur privé. Les meilleures collèges et lycées sont investis par leurs enfants ; néanmoins, on note que les couches sociales moyennes ou défavorisées essaient tout de même, grâce à de substantiels sacrifices, d’inscrire au moins un de leurs enfants dans ces établissements.
Aujourd’hui, la forte présence des IESP dans l’espace national résulte de la combinaison des politiques de libéralisation du marché de l’enseignement supérieur initiées autour des années 1990, du faible degré de contrôle du secteur, de la défaillance notée dans le système public d’enseignement supérieur et des opportunités que ces IESP offrent aux populations. En effet, depuis plus d’une quinzaine d’années, les IESP ont connu un développement quantitatif remarquable.
Elles ne cessent d’accueillir une proportion croissante d’étudiants, qui finissent par con sidérer l’enseignement supérieur privé comme l’une des meilleures voies pour une formation et surtout pour une insertion professionnelle réussie sur le marché du travail
Politiques d’enseignement supérieur, structuration du secteur privé et caractérisations des universités privées
L’enseignement supérieur au Sénégal a d’abord été le fait de l’État. La première université publique héritée de l’époque coloniale, l’Université de Dakar, a été fondée en 1957. C’est encore la plus grande université du pays. Le nombre d’étudiants était de 80 656. Les pouvoirs publics créent une deuxième université publique en 1990, l’Université Gaston Berger de Saint-Louis. Il faudra attendre 2007 pour que trois autres universités publiques voient le jour : l’Université Alioune Diop de Bambey (qui était initialement un Centre universitaire régional), l’Université Assane Seck de Ziguinchor et l’Université de Thiès. Cette offre s’enrichit avec l’Université virtuelle du Sénégal, créée en 2013, qui, de fait, est devenue la deuxième université du pays de par le nombre d’étudiants. Pour la rentrée 2019-2020, deux nouvelles universités ont démarré leurs cours : l’Université El Hadji Ibrahima Niass, située dans la région de Kaolack, et l’Université Amadou Makhtar Mbow, dans la banlieue dakaroise. L’offre publique est complétée par le réseau des Instituts supérieurs d’enseignement professionnel (ISEP), constitué de 5 établissements autonomes.
Le premier, celui de Thiès, est fonctionnel depuis janvier 2014 ; ceux de Bignona, de Diamniadio, de Matam et de Richard-Toll devaient fonctionner à partir de cette rentrée 2019-
- Des étudiants y sont orientés mais les cours n’ont pas encore démarré. La création des ISEP, depuis 2012, répond sans doute à une double et indissociable question, celle de l’efficacité interne et externe de l’université sénégalaise.
Il s’agit là de faire face à la mise en accusation des universités publiques en réduisant l’inadéquation entre formation et emploi. Les ISEP matérialisent la politique de diversification et de décentralisation des formations à travers le territoire national. Il est prévu la création d’un ISEP par région. Les filières de formation des ISEP sont adossées sur les potentialités territoriales locales en mettant l’entreprise au cœur de l’apprentissage. L’ISEP de Thiès, par exemple, forme déjà des techniciens supérieurs en management du transport ferroviaire, en maintenance des voies ferrées, en maintenance du matériel roulant ferroviaire, et celui de Bignona formera dans les domaines de l’agriculture, de l’agro-industrie, de la gestion et de l’exploitation d’activités agropastorales, de l’artisanat et du tourisme. Il s’agit ici de filières professionnalisantes courtes (2 ans de formation).
Aujourd’hui, l’offre de formation est partagée entre les secteurs public (80 % des étudiants) et privé (20 %). L’émergence et le développement de l’enseignement supérieur privé résulte en partie des programmes de libéralisation qui se sont multipliés dans les années 1990, dans le sillage de l’ajustement structurel imposé par les institutions financières internationales : les institutions de Bretton Woods considèrent alors que l’université publique est budgétivore à la fois pour la masse salariale des personnels d’encadrement, mais aussi pour les subventions octroyées pour la construction de logements, les bourses, la prise en charge sanitaire. Elles ont alors pointé du doigt la massification des étudiants dans les universités publiques. Ce développement du privé est aussi lié aux instabilités que connaissent ces mêmes établissements, à la multiplication des diplômés qui peinent à se positionner durablement sur le marché du travail, à l’anachronisme et à l’inadaptation de certains enseignements. C’est la combinaison de ces facteurs qui finit par jeter les bases d’un discrédit sur l’enseignement supérieur public.
C’est en 1994 que l’État vote la loi 94-82 (23 décembre 1994) portant sur le statut des établissements d’enseignement supérieur privés. Des opérateurs nationaux s’engouffrent dans la brèche, et les créations se multiplient, donnant corps à une nouvelle vocation, la création de l’entreprenariat éducatif dans le secteur tertiaire, c’est-à-dire des formations qui portent sur le commerce, le marketing, le secrétariat, l’informatique etc… Les années 2000 voient l’essor de ces établissements. Cette nouvelle situation va conduire les pouvoirs publics à davantage chercher, sinon à réguler, du moins à cadrer le secteur. Deux décrets vont constituer des jalons importants dans ce sens. Le premier, qui date de 2005 et est modifié en 2011 (décret 2011-1030), fixe les conditions d’ouverture des établissements ; le second, qui date de 2012 (n° 2012-837), institue l’Autorité nationale de l’Assurance qualité de l’enseignement supérieur (ANAQ-SUP) habilitée à accréditer les programmes et filières de formation. Il sera lui aussi modifié en 2018 (décret n°2018-1956).
Aujourd’hui, la forte présence des IESP dans l’espace national résulte de la combinaison des politiques de libéralisation du marché de l’enseignement supérieur initiées autour des années 1990, du faible degré de contrôle du secteur, de la défaillance notée dans le système public d’enseignement supérieur et des opportunités que ces IESP offrent aux populations
Elle définit les standards de qualité, met en place des procédures formelles et identifie les critères pour l’évaluation de la qualité des établissements d’enseignement supérieur et les centres ou organismes de recherche et d’innovation. Elle remet un rapport chaque année au MESRI (Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation). La création d’un établissement privé se fait sur la base du dépôt d’un dossier de déclaration auprès du MESRI. L’établissement peut commencer à fonctionner s’il obtient un agrément provisoire délivré suite à une évaluation. L’agrément définitif peut être délivré au moins un an après l’ouverture.
Le Sénégal compte aujourd’hui, selon la Direction générale de l’enseignement supérieur (DGES), 364 établissements privés d’enseignement supérieur. Les deux tiers sont situés dans la capitale. Ces établissements se sont progressivement imposés comme une alternative face à la « mise en accusation » des universités publiques. Il serait, par conséquent, simpliste de penser que l’essor des IESP serait le seul résultat d’un désengagement de l’État et la volonté manifeste d’hommes d’affaires sénégalais d’investir dans la formation. Il résulte inéluctablement d’une combinaison dynamique de plusieurs facteurs, parmi lesquels la croissance de la demande, consécutive à une croissance des diplômés de l’enseignement secondaire.
Typologie des Institutions d’enseignement supérieur privé et composition du champ
Les Institutions d’enseignement supérieur privé proposent en général des filières liées au tertiaire, dans un fort souci de professionnalisation. Au Sénégal, on ne trouve pas de typologie officielle ou administrative des établissements d’enseignement supérieur privé. Au Ministère, on se contente d’enregistrer les demandes d’ouverture qui arrivent. Certains reçoivent un agrément provisoire, d’autres non. Les critères retenus pour la délivrance de cet agrément provisoire ne sont pas toujours connus et partagés. Dès lors, il ne serait pas pertinent d’envisager une typologie en fonction du statut juridique de l’établissement, dans la mesure où ils fonctionnent quand bien même ils ne sont pas reconnus. On ne connaît pas à ce jour de fermeture d’établissement d’enseignement supérieur privé, sur simple décision administrative. La plupart des établissements que l’on n’arrive plus à localiser ferment faute de clientèle, faute d’avoir réussi à attirer des étudiants nationaux ou étrangers, faute de ressources financières, en somme.
On peut distinguer trois grands ensembles d’établissements privés :
- Les établissements qui sont construits quasiment sur le modèle des universités classiques publiques, mais en miniature : ces établissements proposent des filières ciblées, souvent contingentées et sélectives dans les universités publiques (la médecine par exemple ou les filières des sciences et technologie). Ils peuvent offrir une formation de « seconde chance », c’est-à-dire à des personnes qui n’ont pas réussi leur parcours dans l’une des universités publiques ou qui estiment qu’elles ne peuvent pas y réussir, au regard des conditions de travail qui y existent. Ces établissements se tournent aussi davantage vers la professionnalisation en proposant un mixte d’enseignement général et professionnel. Souvent, les cursus sont délivrés de la licence au Master. Ce sont les premières universités créées suite aux nombreuses grèves qui ont perturbé les universités publiques au début des années 1990. Le coût de la formation reste globalement abordable. On peut identifier dans ce groupe l’Université Dakar Bourguiba ou l’Université du Sahel.
- Les Universités transnationales : elles sont souvent présentes dans plusieurs pays. Elles peuvent développer des filières classiques considérées comme porteuses, comme la gestion, la comptabilité ou encore le marketing. L’Université catholique de l’Afrique de l’Ouest en est un bon exemple. En effet, en février 2000, à Conakry, en République de Guinée, les évêques de la Conférence épiscopale régionale de l’Afrique de l’Ouest (CERAO), lors de leur assemblée plénière, ont pris la décision de créer l’Université catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO). Cette Université est un ensemble d’entités universitaires existant déjà ou en instance d’implantation dans plusieurs pays de la zone.
- Les « universités de marché » : elles développent une offre de formation, en particulier dans les filières comme le management, le commerce, les transports, la logistique, les nouvelles technologies, dont elles pensent qu’elles correspondent à une demande du marché du travail qui se transforme, notamment grâce à l’implantation de multinationales, d’entreprises de service ou encore la formalisation de certains secteurs productifs (le passage des entreprises informelles en PME et PMI). Elles sont le plus souvent de petite taille, avec des coûts très variables de formation. On peut retrouver dans ce lot autant les grandes écoles que les établissements de la banlieue dakaroise. Ces universités se positionnent clairement face à un marché et répondent aussi à une demande d’étudiants issus de classes moyennes ayant envie d’avoir des qualifications plus aisément monnayables sur le marché du travail national, voire sous régional.
Le Sénégal compte aujourd’hui, selon la Direction générale de l’enseignement supérieur (DGES), 364 établissements privés d’enseignement supérieur. Les deux tiers sont situés dans la capitale
Il faut reconnaitre que les étudiants sont de plus en plus en demande de qualifications et de compétences leur permettant d’accéder rapidement, au terme de leur formation, à un emploi durable. Ces établissements, de ce point de vue, y apportent certaines réponses en offrant des formations dans des secteurs moins saturés et parfois concurrentiels comme celui des cadres dirigeants des entreprises. Dans une étude récente de l’Office national pour la formation professionnelle9 publiée en 2018, plus de 70 % des entreprises dans 10 secteurs affirment avoir rencontré des difficultés majeures à recruter, faute de main d’œuvre qualifiée. Face à cette situation, les IESP semblent s’adapter mieux et progressivement à cette demande.
Stratégies de financement des institutions d’enseignement supérieur privé
Les IESP sont créées soit par des promoteurs nationaux ou étrangers, soit appartiennent à des réseaux transnationaux, soit sont des filiales d’établissements étrangers. L’information sur les sources de financement n’est pas accessible. La quasi-totalité des établissements ne se prononce pas, de façon explicite, sur la question des montants des différents investissements et des sources de financement. La seule information qui est facilement accessible est en lien avec les coûts de la formation. Ce coût est très inégal et est un facteur déterminant concernant les inégalités qui peuvent exister. Certains des promoteurs avancent l’idée que la mise en place de leur institut vise à permettre à chacun de pouvoir accéder à une formation du supérieur, en référence à des montants relativement faibles, comparativement aux autres institutions. Les coûts peuvent varier du simple au double, selon la nature de l’établissement, du diplôme, du niveau d’études, de la nationalité de l’étudiant, de la qualité de celui qui paie la formation (entreprise, ministère etc…), de l’endroit où la formation s’effectue (les étudiants inscrits à l’ISM Ziguinchor payent 50 % moins cher que ceux inscrits à ISM Dakar).
Dans les établissements enquêtés, les coûts varient de 185 000 FCFA en banlieue dakaroise, à 2 500 000 FCFA dans les quartiers centraux. Par exemple, à l’Université du Sahel située dans l’un des quartiers aisés de Dakar, Mermoz, les tarifs appliqués sont de 800 000 FCFA en première année de licence, 900 000 FCFA en deuxième année de Licence, 1 000 000 FCFA en troisième année de licence et 1 200 000 FCFA en Master. Au niveau de l’ISEG, par exemple, le coût de la formation est de 488 000 FCFA pour la première année de Licence, 528 000 FCFA pour la deuxième et la troisième, 528 000 FCFA pour les Masters. Pour les étudiants étrangers, le Master est proposé à 650 000 FCFA et pour les entreprises, organismes et ministères les frais s’élèvent à 750 000 FCFA. Au même moment, l’ISM propose ses formations entre 500 000 et 582 000 FCFA. Des instituts peuvent aussi avoir une politique d’octroi de bourses ou de facilité de payement selon des critères méritocratiques ou économiques. Les plus démunis qui en font la demande peuvent bénéficier d’une aide financière. Les aides que peuvent recevoir certains étudiants sont souvent défendues par le personnel, en particulier par les enseignants.
Composition et évolution du corps enseignant
Le processus de recrutement des enseignants des IESP est pratiquement le même dans toutes les institutions. Il faut identifier le personnel permanent (qui constitue la partie la plus faible et qui est le plus souvent moins qualifiée dans la hiérarchie académique) et les vacataires (souvent des professionnels des entreprises ou des enseignants des universités publiques). Ce personnel enseignant compte aussi des « professionnels de la vacation ». Il s’agit ici de diplômés de doctorat ou des doctorants non titulaires d’un poste dans l’enseignement supérieur et qui assurent des vacations dans plusieurs IESP. Les procédures de sélection, de nomination et de promotion du personnel d’enseignement, dans les universités et instituts les plus importants, sont conformes à la législation nationale et aux normes du Conseil africain et malgache de l’enseignement Supérieur (CAMES). Les besoins en recrutement sont souvent communiqués publiquement. Il est tenu compte, dans le recrutement, aussi bien des compétences didactiques que des qualifications scientifiques. Le recrutement peut alors, de ce point de vue, être réglementé. Il se fait, soit à travers une sélection sur dossier au niveau du service des ressources humaines de l’administration centrale, soit par cooptation. Dans ce dernier cas, la personne est identifiée selon son profil et les besoins en compétences de l’institut.
Les rémunérations des enseignants et autres intervenants dans les IESP varient selon le niveau de qualification ou de certification, la nature de l’intervention (séminaire, cours magistral, travaux dirigés, encadrement…). Les montants fixés pour la rémunération de l’heure de vacation sont compris entre 5 000 FCFA et 15 000 FCFA.
Morphologie sociale des populations étudiantes
La concurrence occasionnée par le développement de l’enseignement supérieur privé se traduit par une diversité de l’offre de formation et par un choix plus grand pour les étudiants les mieux dotés en capitaux. L’accès à l’enseignement supérieur s’effectue en fonction de l’obtention du baccalauréat. On trouve au sein des universités plusieurs catégories d’étudiants suivant l’origine, le cursus (public ou privé) et même le niveau économique de la famille. Ceux qui s’inscrivent dans les IESP proviennent surtout des classes moyennes et supérieures sénégalaises ou d’autres pays africains de l’Ouest et du Centre. L’enseignement supérieur privé est quasi investi égalitairement par les filles et les garçons. On remarque que c’est une tendance constante depuis plusieurs années. En effet, les filles sont présentes autant que les garçons à tous les cycles. Elles réussissent davantage que les garçons en licence 3, et font quasiment jeu égal avec eux en master, notamment pour ce qui est de l’année universitaire 2014-2015. On peut faire l’hypothèse que cette présence affirmée et réussie des filles dans le premier cycle du supérieur privé, pour tous les cycles, doit au fait qu’elles partagent des caractéristiques similaires aux garçons, étant pour la plupart tous issus des classes moyennes supérieures et aisées qui leur permettent d’investir l’enseignement supérieur sur des bases égalitaires.
Dans une étude récente de l’Office national pour la formation professionnelle9 publiée en 2018, plus de 70 % des entreprises dans 10 secteurs affirment avoir rencontré des difficultés majeures à recruter, faute de main d’œuvre qualifiée. Face à cette situation, les IESP semblent s’adapter mieux et progressivement à cette demande
Structuration du champ et dynamique de l’offre de l’enseignement supérieur privé
L’internationalisation de l’enseignement supérieur est une dimension essentielle dans la conduite des politiques universitaires, au point de faire partie des critères qui permettent d’évaluer ou de mesurer les performances des formations ainsi que la dynamique du champ. Elle va au-delà de la simple mobilité des étudiants puisque cela intègre aussi les questions de l’équivalence des diplômes, des accréditations, de l’émergence et de la consolidation d’un marché mondialisé de l’éducation et de la formation. La nécessité de mettre en place des formations plus adaptées au contexte local, à la réalité́ sociale, peut, dans ce cas, être abandonnée. Irrémédiablement, l’internationalisation crée un autre rapport au savoir et au marché des formations, qui ouvre davantage l’enseignement supérieur à la concurrence et à la comparabilité des contenus de formation. Dans ce bouleversement, des acteurs (universitaires, promoteurs, etc.) s’appliquent à profiler des formations en fonction des besoins, singulièrement ceux des secteurs économiques porteurs, pour capter un maximum d’étudiants. Parallèlement, les établissements d’enseignement supérieur se sont développés au point de constituer, dans certains cas, une alternative sérieuse aux universités publiques.
Luttes dans le champ : concurrence entre IES publiques et privées, porosité public/privé, régulation (ou absence de régulation) du secteur privé par l’État
Les IESP, dans leur globalité, se positionnent en décalage par rapport aux universités publiques et ne semblent pas inscrire leurs actions dans la même logique, notamment en matière d’offre académique et en termes de liens avec le marché du travail. De plus, la configuration des universités crée une concurrence qui se manifeste d’abord dans les créneaux de formation choisis par les investisseurs des établissements19. Toutefois, l’enseignement supérieur est de plus en plus partagé entre le public et le privé, avec une ligne de démarcation qui est rarement nette : public et privé se réorganisent et redéfinissent leur interpénétration. Les universités publiques apportent leur savoir-faire en matière de recherche et de formation des enseignants-chercheurs et les IESP, des réponses à une demande plus précise, notamment en termes d’employabilité. Leurs tailles et structuration (peu de bureaucratie) peuvent permettre de suivre plus facilement les évolutions du marché de l’emploi. C’est peut-être aussi dans cette complémentarité que se construit l’articulation entre public et privé. On en vient à considérer, par des voix autorisées, que les IESP sont d’égale dignité que les universités publiques.
Le partenariat public-privé dans la dynamique de l’enseignement supérieur était une solution apportée à la difficulté des universités publiques à absorber tous les bacheliers. Il repose sur le fait que certains bacheliers devaient être orientés vers les établissements privés, en fonction de leur demande et des conditions posées par les instituts. Parmi ces conditions, il y avait le payement de la formation de l’étudiant par l’État. Ceci permettait donc de désengorger les universités publiques. Par la suite, des problèmes de paiement se sont posés à l’État, et le fonctionnement et la gestion de ces IESP devenaient de plus en plus compliqués. En effet, en plus des problèmes financiers auxquels elles devaient faire face, la plupart de ces institutions n’étaient pas préparées à la massification. Par conséquent, l’insuffisance des infrastructures se faisait de plus en plus sentir.
La prise en charge intégrale des étudiants orientés par l’État ne facilite pas la tâche des équipes de direction qui ont du mal à s’organiser afin de respecter les dates de dépôt des dossiers de délibérations et la transmission des pièces périodiques. Aujourd’hui, l’État éprouve de véritables difficultés à faire fonctionner les universités publiques après avoir renoncé à orienter des nouveaux bacheliers dans les IESP, parce que les universités publiques n’ont pas assez d’infrastructures pour y faire face.
Stratégies des IES pour attirer des étudiants et pour se positionner dans le champ
L’enseignement supérieur est aujourd’hui un véritable marché. Chaque promoteur d’IESP essaie de se positionner, d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire, il est important d’attirer des étudiants (selon des critères et des profils différents), mais plus encore, il faut que la réputation soit positive, autant en termes de qualité de la formation que sur de taux de promotion et d’insertion professionnelle. En effet, l’attractivité des IESP se fonde, en grande partie, sur leur réputation et sur une démarche consciente et offensive en direction de publics cibles. Beaucoup de ces établissements effectuent des inserts publicitaires dans la presse locale et internationale et mettent des panneaux publicitaires sur les grands axes routiers de la capitale. Cette politique de communication est bien ciblée, et vise à mettre toujours en avant les atouts supposés ou réels de l’institution.
Les IESP qui en ont les moyens organisent des campagnes de recrutement à l’étranger entre mai et juillet, car avoir des étudiants étrangers contribue à construire le label de l’institut. Des meetings sont organisés avec les anciens étudiants de ces pays et des communications sont faites auprès des autorités de ces mêmes pays. Parfois, ce sont ces autorités qui orientent directement les étudiants au Sénégal et dans ces IESP. Quand c’est le cas, la prise en charge des étudiants se fait directement par l’intermédiaire des ambassades. Il convient de noter que les IESP, surtout à Dakar, n’auraient sans doute pas été aussi nombreuses sans l’apport d’étudiants étrangers provenant des pays de la sous-région ouest africaine (Mali, Mauritanie, Guinée-Bissau, Côte d’ivoire, Niger, Togo, Bénin…), mais aussi de l’Afrique Centrale (Cameroun, Gabon, Tchad, Centrafrique…) et Orientale comme Djibouti, Comores, Madagascar… (voir plus loin pour les réseaux tissés par les IESP sénégalaises).
Production, reproduction ou diminution des inégalités
La création des IESP répond en partie aux dynamiques du marché de l’enseignement supérieur. Les universités publiques sont disqualifiées par une partie des familles sénégalaises et étrangères du fait de dysfonctionnements multiformes, répétitifs ; l’accès à l’enseignement supérieur se pose ainsi sous une forme d’exigence de qualité, moyennant un certain coût. L’une des conditions premières pour accéder à l’offre du secteur privé reste la capacité financière. Il faut d’abord s’acquitter des frais d’inscription, mais aussi faire face à toutes les dépenses exigées par la vie dans une grande ville africaine comme Dakar (hébergement, restauration, transports, habillement, matériels de travail, etc.). S’il peut être un signe de la qualité de l’établissement au regard des tarifs appliqués dans certains quartiers, notamment de la capitale sénégalaise, le coût de scolarité établit de facto une hiérarchie entre les établissements. Les institutions relevant de la Conférence des grandes écoles (IAM, CESAG, ISM, BEM, SUP DECO, ENSA), ainsi que les premières générations d’universités attirent l’essentiel des étudiants issus de familles dotées de certaines ressources financières, généralement les classes moyennes, voire dans certains cas la bourgeoisie. Les frais d’inscription sont variables, mais leur montant instaure de facto une différenciation entre les établissements.
La sélectivité financière se double ici d’une sélectivité académique : en effet, les bacheliers recrutés dans ces établissements sont issus pour la plupart des meilleurs lycées dakarois, publics et privés à la fois, eux-aussi généralement situés dans les quartiers de classes moyennes et couches sociales aisées. Ces étudiants ont bénéficié d’un bon encadrement dans ces écoles dotées d’infrastructures solides, équipées en bibliothèques bien fournies et disposant de centres de ressources informatiques leur permettant d’effectuer des recherches poussées sur les matières enseignées. Les capacités d’apprentissage de ces bacheliers des grands lycées publics et privés ont été renforcées par des dispositifs d’encadrement particulier comme l’accompagnement par des répétiteurs à domicile, notamment pour certaines disciplines réputées difficiles comme les mathématiques, la physique, la biologie, la chimie ou encore les langues étrangères appliquées, en particulier l’anglais. Leur environnement familial leur permet en outre d’être plus en phase avec le contenu des manuels, souvent abstraits pour des élèves originaires des banlieues populaires ou encore de l’intérieur du pays. D’ailleurs, ce défaut de capital culturel a été nettement constaté lors de l’orientation par l’État de bacheliers du secteur public vers des universités privées habituées à accueillir des enfants de classe moyenne, voire de classes moyennes supérieures : la plupart d’entre eux ont dû apprendre de nouveaux codes langagiers, comportementaux, relationnels et institutionnels, processus qui aurait pris plusieurs années pour nombre de ces récipiendaires avant de se mettre au niveau de leurs camarades. Ce handicap culturel initial est d’autant plus lourd que ces bacheliers orientés par l’État ne sont pas parmi les meilleurs bacheliers du public : ce sont ceux qui ont obtenu les plus basses moyennes lors de l’épreuve du baccalauréat et dont n’ont pas voulu les grandes universités publiques sénégalaises ou même les nouvelles qui ont été mises en place vers la fin de la décennie 2010.
De fait, s’il y a une dose de méritocratie dans le recrutement de l’élite des établissements privés – l’admission intervenant après tout a minima après le bac, et suivant une exigence en termes d’acquis et de compétences présumées—, le critère décisif dans la sélection reste tout de même l’argent, qui génère de facto des inégalités en fonction des revenus et/ou des patrimoines.
Il y a de fait une géographie sociale des universités privées sénégalaises qui conforte l’idée d’une offre à plusieurs vitesses. Les quartiers centraux de Dakar, tels que Plateau, Point E, Mermoz, Fann, Amitiés et les Almadies sont les lieux de prédilection des établissements ayant pignon sur rue, des IESP les plus cotées, qu’il s’agisse des institutions fédérées autour de la confédération des grandes écoles ou encore des têtes de files de ces mêmes confédérations. Ces établissements, tels que BEM, fonctionnent comme des réseaux : les étudiants doivent payer des frais d’inscription importants, mais à la clé ils bénéficient d’un corps professoral constitué d’enseignants réputés du secteur public, mais aussi de professionnels et d’universitaires venus de pays étrangers, notamment du Nord ; mieux, ils sont mis en relation avec des entreprises pour les stages, de sorte que naît un esprit d’établissement qui fait que l’inscription dans l’école vaut quasiment intégration d’un réseau de formation et d’employabilité dont l’efficacité se démontre d’année en année. Dans les périphéries et à l’intérieur du pays, se retrouvent les établissements du deuxième ou du troisième choix33 , dont les étudiants sont surtout issus des classes moyennes inférieures ou de familles défavorisées en ressources mais qui ont décidé d’investir dans l’éducation supérieure de l’un de leurs membres, notamment pour une formation professionnelle, y compris sous forme de stage, dont on espère qu’elle débouchera assez rapidement sur l’obtention d’un emploi pour aider à mutualiser les charges auxquelles font face ces ménages. Dans de tels cas, plusieurs membres de la parenté se cotisent pour payer la scolarité : on actionne donc le levier de la solidarité en espérant pouvoir ainsi se raccrocher aux dynamiques économiques actuelles portées par un type de savoir et de savoir-faire particulier.
Les universités publiques apportent leur savoir-faire en matière de recherche et de formation des enseignants-chercheurs et les IESP, des réponses à une demande plus précise, notamment en termes d’employabilité. Leurs tailles et structuration (peu de bureaucratie) peuvent permettre de suivre plus facilement les évolutions du marché de l’emploi. C’est peut-être aussi dans cette complémentarité que se construit l’articulation entre public et privé
Conclusion
Aujourd’hui le secteur privé, jadis stigmatisé comme refuge des perdants de la compétition scolaire, notamment au niveau du secondaire, redore son blason, non seulement dans les cycles antérieurs, mais aussi dans l’enseignement supérieur. En une vingtaine d’années, il s’est taillé une place de choix dans le paysage académique sénégalais. Il participe en premier lieu d’une diversification de l’offre d’enseignement supérieur : les universités publiques n’arrivent pas à faire face à une demande éducative de plus en plus informée, davantage exigeante quant aux contenus et aux finalités des formations, présentant aussi un caractère multiforme. En second lieu, de nouvelles compétences sont requises par le marché du travail en constante transformation : l’informatique, le management, le commerce, le marketing, la communication, pour ne citer que des filières où le public tardait à se distinguer, du moins nettement aux yeux de diverses composantes de la société. La transformation de la demande de formation s’est accompagnée d’une revendication des familles autour d’un enseignement de qualité : des enseignants imprégnés de savoirs renouvelés ; des effectifs plus réduits et permettant des apprentissages compris, assimilés et aisément qualifiants ; une insertion dans des réseaux professionnels à même de contribuer à la satisfaction des aspirations de la plupart des jeunes.
Les IESP qui se multiplient participent de la diffusion de la culture de l’enseignement supérieur : des territoires qui en étaient éloignés accueillent désormais des établissements de ce type, qu’il s’agisse de la banlieue dakaroise ou de certaines capitales régionales ; ces nouvelles implantations ou encore ces délocalisations concernent à la fois des structures d’élite comme les IESP participant de la conférence des grandes écoles ou des institutions moyennes ou même quasi-anonymes. Elles contribuent par conséquent à changer la géographie des universités ; celles-ci ne sont plus simplement cantonnées à Dakar ou dans quelques villes phares : on en retrouve à plusieurs endroits du pays.
Les performances qualitatives des IESP ne doivent pas occulter cependant les inégalités qu’elles contribuent à reproduire. Force est de constater d’abord l’existence d’une géographie sociale des IESP : les plus prestigieuses, pratiquant des tarifs hors de portée de la plupart des bourses sénégalaises, s’inscrivant dans de larges réseaux d’influence professionnelle, politique et sociale, se trouvent dans les quartiers des classes moyennes supérieures et bourgeoises sénégalaises (Point E, Mermoz, Sacré Cœur, Almadies, Amitié) ; les établissements de moindre visibilité en termes de qualité et d’attraction sont dans la banlieue et dans les villes de l’intérieur : ils s’adaptent certainement aux moyens des habitants, mais les diplômes qu’ils délivrent ont moins de valeur sur le marché des IESP. Elles confortent par conséquent les inégalités économiques. Il se constitue une hiérarchie, voire une noblesse des IESP alimentée en particulier par les établissements membres de la Conférences des grandes écoles.
Les IESP renforcent également les inégalités culturelles : la preuve en a été faite quand certains bacheliers non accueillis par les universités publiques ont été orientés par l’État dans ces IESP. En effet, de niveau moyen ou faible, venus pour la plupart du monde rural et des banlieues des grandes villes, ces bacheliers affectés dans ces établissements sans leur mot à dire, ont souffert pendant les premières années d’études supérieures, face à la concurrence plus informée, plus aguerrie, et plus pragmatique de leurs camarades issus des grands lycées publics dakarois, et des prestigieux lycées privés de la capitale. Ils ont dû apprendre de nouvelles façons de travailler, de nouveaux rapports aux études, et de nouvelles manières d’être auxquelles ils n’étaient pas a priori préparés. Des dispositifs ont été spécialement créés pour eux pour leur « mise à niveau » : ils doivent changer pour répondre à des attentes implicites ou explicites de certaines IESP. Les IESP participent donc de la diversification de l’offre, de la réduction des inégalités territoriales et de genre, mais elles renforcent les inégalités sociales, économiques et culturelles.
Les Wathinotes sont soit des résumés de publications sélectionnées par WATHI, conformes aux résumés originaux, soit des versions modifiées des résumés originaux, soit des extraits choisis par WATHI compte tenu de leur pertinence par rapport au thème du Débat. Lorsque les publications et leurs résumés ne sont disponibles qu’en français ou en anglais, WATHI se charge de la traduction des extraits choisis dans l’autre langue. Toutes les Wathinotes renvoient aux publications originales et intégrales qui ne sont pas hébergées par le site de WATHI, et sont destinées à promouvoir la lecture de ces documents, fruit du travail de recherche d’universitaires et d’experts.
The Wathinotes are either original abstracts of publications selected by WATHI, modified original summaries or publication quotes selected for their relevance for the theme of the Debate. When publications and abstracts are only available either in French or in English, the translation is done by WATHI. All the Wathinotes link to the original and integral publications that are not hosted on the WATHI website. WATHI participates to the promotion of these documents that have been written by university professors and experts.