Auteur (s) : Seydou Khouma
Type de publication : Note de retour d’expérience
Date de publication : Décembre 2019
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Connaissance et perception des acteurs de l’éducation (du formel et du non formel) sur les risques et facteurs de vulnérabilité à l’extrémisme violent
De façon précise, l’analyse des entretiens a révélé:
- Une prise de conscience des personnes interrogées sur la réalité de l’extrémisme violent (EV), avec une perception globale qui met l’accent sur la violence comme spectres de faits dont l’extrémisme religieux en est une forme d’expression;
- Un lien de causalité entre l’EV et l’éducation islamique. Cependant, la majorité des personnes ont précisé qu’il s’agit de l’Islam travesti par la manipulation idéologique et politique.
Liens et articulations entre offres de l’EAI et radicalisation pouvant mener à l’extrémisme violent
Le niveau institutionnel politique
D’emblée, il faut noter que les résultats en surface ainsi que les recommandations formulées par les acteurs ne traduisent pas très nettement le lien entre les extrémismes et l’éducation. Ces résultats cachent bien des réalités en cause. L’approfondissement de l’analyse renseigne bien sur un lien structurel entre l’enseignement arabo islamique (EAI) et la radicalisation.
Ceci découle de la configuration du système éducatif et de l’environnement socio-politique de l’école. En effet, l’utilisation des termes «arabisant» et «francisant» et l’exclusion des premiers des processus décisionnels et l’absence de dialogue structuré entre les deux catégories de citoyen traduisent une fracture qui est perceptible dans l’organisation même de l’école, des programmes enseignés et des discours.
Historiquement parlant, les tentatives effectuées par l’État pour garantir l’éducation pour tous en remédiant à ses capacités financières insuffisants, l’ont poussé à sous-traiter l’éducation à des promoteurs et des organisations et associations religieuses, porteurs chacun d’une vision différente de l’éducation, déployant parfois des projets qui divergent des finalités fixées par l’État dans la loi d’orientation de l’éducation nationale. Le mouvement Al-Falah veut par exemple former un musulman sunni-salfiste; Al-Azhar veut quant à lui promouvoir le patrimoine de Cheikh Ahmadou Bamba; Mozdahir veut enseigner un «islam originel» tandis que la Jamaatou Ibadou Rahmane (JIR) veut donner à ses apprenants toutes les connaissances qui leur permettront d’être de bons citoyens.
La définition des institutions et communautés religieuses comme moyen d’éducation par la Constitution laisse la porte ouverte aux sentiments de références aux identités religieuses promouvant la dualité avec l’école nationale et les rivalités au sein de l’enseignement arabo islamique. La Constitution leur donne le droit de se développer sans entrave. Elles sont dégagées de la tutelle de l’État. Elles règlent et administrent leurs affaires d’une manière autonome.
En apparence, il y aurait un conflit des textes (Constitution; loi d’orientation 91-22) qui serait conforté par l’absence d’un décret d’application de cette dernière et qui favoriserait des dérives, voire le développement du sectarisme à travers l’éducation.
L’utilisation des termes «arabisant» et «francisant» et l’exclusion des premiers des processus décisionnels et l’absence de dialogue structuré entre les deux catégories de citoyen traduisent une fracture qui est perceptible dans l’organisation même de l’école, des programmes enseignés et des discours
Le niveau opérationnel et pédagogique
Pour construire des programmes, on passe généralement par trois phases:
- Dans la première, on s’interroge sur le choix politique, sur l’utilité des programmes en tant qu’investissement pour l’avenir, comme une façon d’orienter l’avenir commun d’un pays;
- Dans la deuxième, on réfléchit sur le rapport entre les enseignants et les élèves avec les programmes et les manuels;
- Pour tout mettre en œuvre, on passe, dans la troisième, du domaine politique au domaine technique et pédagogique.
Or l’analyse des résultats en profondeur laisse apparaitre un non-respect de cette démarche dans le contexte actuel de l’éducation au Sénégal. A l’analyse, la loi 94-82 portant statut des établissements privés du Sénégal autorise bien ces établissements à définir leurs programmes tant que l’État ne leur en donne pas un. Cette permissivité ouvre bien des brèches pour le développement de courants et d’idéologies éducatifs divergents au détriment d’un projet éducatif national commun. Ainsi, les risques de confrontation soulignés par les Assises de l’éducation et de la formation de 2014 sont aujourd’hui clairement mis à jour. En effet:
- L’enseignement arabo islamique (EAI) définit ses programmes et l’État n’intervient qu’ultérieurement et qu’avec beaucoup d’hésitation, pour négocier sa mise aux normes;
- L’EAI sélectionne ses enseignants dans une catégorie de diplômés porteurs du même projet idéologique;
- Ses apprenants sont soumis à des règles de comportements qui promeuvent le sectarisme;
- L’EAI utilise des manuels venant de l’extérieur, visant l’unification de tous les programmes religieux en Afrique;
- Et enfin, l’EAI développe des programmes sédimentés non-utilitaires du point de vue des objectifs du développement durable et de l’intégration des apprenants dans le tissu socio- économique. Ce qui les fragilise et leur donne un sentiment d’être marginalisés.
La loi 94-82 portant statut des établissements privés du Sénégal autorise bien ces établissements à définir leurs programmes tant que l’État ne leur en donne pas un. Cette permissivité ouvre bien des brèches pour le développement de courants et d’idéologies éducatifs divergents au détriment d’un projet éducatif national commun
C’est ainsi que cet ordre d’enseignement s’inscrit dans une dualité avec l’État et de rivalités internes sur un fond de revendication identitaire: musulman mouride, musulman salafiste, chiite, etc.
Prise en compte ou non de la prévention de l’extrémisme violent par l’éducation (PVE/E)
La prévention de l’extrémisme n’est pas explicitement prise en compte dans la formulation des compétences, des objectifs et des contenus d’enseignement- apprentissage.
Signes et manifestations de l’extrémisme violent dans les espaces éducatifs du formel et du non formel
Même si l’extrémisme violent n’a pas encore une réelle assise dans le contexte scolaire sénégalais, ils s’y développent, de plus en plus, des signes identitaires dans les discours, les styles vestimentaires, les comportements déviants par rapport à la culture scolaire, etc. Les manifestations, signes et indicateurs d’extrémisme se présentent sous la forme de deux catégories: les codes identitaires et les attitudes et comportements psychologiques. Cette situation est due à la forte religiosité des sénégalais en général. Elle rappelle la situation de l’université de Dakar des années 1990. Des indicateurs renseignent sur ce fait:
- Débats religieux de nature conflictuelle;
- Une forte rivalité entre associations religieuses et confrériques au sein de l’école;
- La référence à d’autres figures islamiques en rapport avec le choix de parrains d’établissements en dehors de celles connues au Sénégal;
- La prolifération d’internats dans les zones de banlieue et quelques centres urbains, est attribuée au dynamisme et à l’offensive de l’islam réformiste. Car ces internats couvrent des pratiques et comportements non conformes aux traditions sénégalaises.
Analyse des recommandations de l’étude
Agir au niveau des curricula: réajustement des programmes pour une prise en charge efficiente de la PEV/E
Cette recommandation est consécutive des manquements constatés dans le curriculum de l’éducation de base (CEB) et les programmes de l’enseignement arabo islamique, car pour lutter contre les extrémismes, il faut passer de la réforme des structures à la réforme des contenus de l’éducation.
Même si l’extrémisme violent n’a pas encore une réelle assise dans le contexte scolaire sénégalais, ils s’y développent, de plus en plus, des signes identitaires dans les discours, les styles vestimentaires, les comportements déviants par rapport à la culture scolaire, etc
Considérant que les programmes ne résultent pas d’un argument d’autorité mais d’un débat national, il faudra définir les programmes comme des ambitions à mêmes d’alimenter la vision du Sénégal que l’on souhaite pour demain. Ainsi, le curriculum doit être conçu dans cette projection et non tournée vers le passé. Il n’est pas nécessaire de défendre une histoire, des préoccupations à jamais dépassées comme c’est le cas dans les programmes de l’enseignement arabo islamique. Point d’arbitraire aussi, comme c’est le cas avec le curriculum de l’éducation de base, du moins perçu comme tel par les acteurs de l’enseignement arabo islamique.
Le curriculum est jugé selon l’Unesco sur la base du critère de la pertinence. En effet, pour cet organisme des Nations unies, une formulation efficace de la politique curriculaire, une conception appropriée et une mise en œuvre réussie du curriculum nécessitent une compréhension:
- De ce qui est pertinent pour l’apprenant;
- De ce qui est pertinent par rapport au projet politique national;
- De ce qui est pertinent du point de vue des tendances internationales; et
- De ce qui est pertinent pour d’autres acteurs : les employeurs, les chercheurs, etc.
La formulation des politiques éducatives et, en particulier, des politiques relatives au curriculum, requiert une analyse attentive des cadres et des contextes permettant d’identifier les problèmes et évolutions susceptibles de se produire, et ainsi d’évaluer les possibilités d’introduire des changements viables. Afin de légitimer les interventions de l’État en matière de curriculum, il est également nécessaire de parvenir à articuler le travail de différents acteurs pour la définition des politiques et stratégies relatives au curriculum de manière à coordonner, à harmoniser et à équilibrer des questions de nature potentiellement conflictuelle.
De ce point de vue, dans le contexte sénégalais, le concept curriculum de l’éducation de base en soi peut apparaitre comme un arbitraire: il ne serait qu’une innovation pédagogique tenant à réécrire les programmes du décret 79-1165 selon une approche par les compétences par des spécialistes de la pédagogie ; il ne couvre pas toute l’éducation de base.
Ainsi, pour décloisonner le système, cette réadaptation s’impose pour plusieurs raisons:
- Le curriculum est considéré comme un moyen sûr pour influencer les mentalités. Ceci repose sur l’hypothèse que les acteurs impliqués dans le processus de développement du curriculum partent du principe que si les apprenants sont exposés à un même curriculum, ils développeront des représentations mentales similaires qui détermineront quelles connaissances ont de la valeur, quelle hiérarchie existe entre les domaines du savoir et quelles conceptions et croyances spécifiques il faut développer dans chacun de ces domaines.
- Le développement du curriculum crée un processus de débat social entre les différentes parties prenantes de la communauté éducative à tous les niveaux. Le champ éducatif est par essence une arène potentielle de confrontation idéologique et de lutte politique. Le curriculum reflète, entre autres, les intérêts idéologiques, religieux, professionnels, économiques, corporatistes et académiques. Dans le cadre du Sénégal, les assises de l’éducation et de la formation avaient anticipé ce débat en appelant à une école unifiée et en mettant le rôle de l’État au centre de cette œuvre;
- Les décisions en matière de curriculum déterminent l’utilisation des ressources : ceci s’illustre par le devoir de légitimer les subventions accordées aux privées. Ces subventions devraient aider à réaliser les finalités et objectifs communs établis par l’État dans le cadre d’un curriculum unifié et assorti à des programmes et manuels dans tous les modèles d’écoles du pays.
- Enfin, dans notre contexte, cette recommandation pourrait dissuader les sources de tensions qui peuvent aller de pair avec des divergences idéologiques, des conflits d’intérêts et des processus complexes de formation du consensus qui influencent non seulement les dimensions holistiques de la conception et du développement du curriculum, mais aussi les dimensions micro-politiques des communautés.
Agir au niveau de l’environnement scolaire par une gouvernance communautaire et inclusive de l’école pour la PEV/E
Cette recommandation repose sur le développement du curriculum dans l’environnement de l’école. Le curriculum ne tient pas seulement en des enseignements intramuros. En effet, le projet d’école/d’établissement (PE) implique les aspects pédagogiques mais également les dimensions culturelle et sociale. Il identifie les obstacles à la bonne marche de l’école et s’attaque aux questions qui interpellent l’école en organisant une interaction des parties prenantes. De ce point de vue, le projet d’école/d’établissement:
- Permet une expression de la volonté et de l’engagement de l’équipe pédagogique et de la communauté;
- Représente un cadre de référence et d’action éducative efficace;
- Constitue un outil de communication au sein de l’institution scolaire et envers la communauté éducative scolaire.
- Il arrive que le curriculum prescrit ne soit pas celui-là réalisé par les enseignants. Lors des enquêtes, un directeur d’école arabo-islamique du mouvement Al-Falah de Gate2, renseigne sur ses stratégies d’éducation à travers des activités autour de la mosquée. L’étude a révélé également l’existence de daaira3 ou associations religieuses dans les établissements publics comme privés du pays. Ainsi, l’objectif visé dans le PE est de faire de l’effet d’établissement ou l’effet de contexte d’apprentissage un facteur de prévention de l’extrémisme violent. Par conséquent, les stratégies de prévention de la violence, en rapport avec l’environnement des apprentissages, devient ainsi un centre d’intérêt dans la PEV/E.
Le projet d’école/d’établissement (PE) implique les aspects pédagogiques mais également les dimensions culturelle et sociale. Il identifie les obstacles à la bonne marche de l’école et s’attaque aux questions qui interpellent l’école en organisant une interaction des parties prenantes
Agir au niveau du secteur non formel de l’enseignement arabo-islamique: soutien, réglementation, encadrement et contrôle
Cette recommandation permettra de donner à l’enseignement arabo islamique un ancrage qui le situera dans le système éducatif et le soumettra donc au contrôle de l’État. Au niveau pédagogique, elle permettra de clarifier le statut de l’éducation religieuse à l’école, de restructurer le programme de celle-ci, de valoriser le patrimoine religieux du Sénégal marqué par la tolérance interreligieuse et du coup contribuera à saper les tentatives de conquête idéologique du wahhabisme au Sénégal qui se développent à travers les écoles privées de l’enseignement arabo islamique. En effet, la définition de l’éducation religieuse pourrait nous amener à tenir compte des valeurs religieuses et universelles qui nous ont valu la stabilité qui caractérise encore le Sénégal. L’éducation religieuse ne sera plus un renforcement identitaire mais un moyen de construction de la citoyenneté. L’État se donnera le moyen d’orienter l’enseignement arabo islamique conformément à sa vision. Ainsi, repenser l’éducation religieuse dans des espaces laïques est une condition sine qua none pour atteindre l’objectif du devenir commun. Car, l’éducation est trop sérieuse pour ne pas être laissée entre les mains de promoteurs privés sans l’implication de l’État. Dans le contexte actuel, seule l’éducation gérée par l’État créera la conscience citoyenne.
La définition de l’éducation religieuse pourrait nous amener à tenir compte des valeurs religieuses et universelles qui nous ont valu la stabilité qui caractérise encore le Sénégal. L’éducation religieuse ne sera plus un renforcement identitaire mais un moyen de construction de la citoyenneté
Au niveau politique, elle permettra de prendre en charge le projet éducatif national. Car, nous le savons, le fondamentalisme religieux ne sera combattu que par l’éducation promue et assurée par l’État. L’instrumentalisation du religieux sera neutralisée. Cette même éducation devrait être conçue comme le moyen le plus efficace sur le long terme pour enrayer toute forme d’extrémisme notamment religieux et briser les dynamiques identitaires sectaires.
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