Auteurs : Emma Hooper, Valentine Le Clainche, Clément Seitz
La Direction générale du Trésor est une direction du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance de la République française. Elle est chargée de l’analyse économique et du conseil du gouvernement dans l’élaboration et la conduite de la politique économique, commerciale et financière et réalise des prévisions et des évaluations économiques des politiques publiques. Elle a également pour mission de participer aux analyses et aux chiffrages des réformes économiques et à la rédaction du projet de loi de finances en appui de la direction du budget.
Date de publication : Janvier 2022
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Site de l’organisation : Direction générale du Trésor
La dette publique africaine a doublé entre 2008 et 2019 (passant de 28 % à 56 % du PIB) et, selon le FMI, plus d’une vingtaine de pays africains seraient en position de surendettement ou en passe de le devenir. « En juin 2021, 6 pays africains étaient surendettés et 15 en risque élevé de surendettement ». Le risque de non-soutenabilité de la dette augmente dans certains pays tels que le Nigéria où, d’ici 2026, 139 % des recettes de l’État pourraient être destinées au paiement du service de la dette. A juste titre, les institutions multilatérales, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, avaient anticipé les effets pervers de la pandémie de covid-19 sur les économies des pays en développement où les vulnérabilités étaient déjà existantes. C’est dans ce contexte que l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) a été mise en place pour aider les pays à concentrer leurs ressources sur la lutte contre la pandémie et à protéger la vie et les moyens de subsistance de millions de personnes vulnérables. WATHI a choisi ce document parce qu’il montre les diverses sources de financements dans l’évolution du niveau d’endettement, de plus en plus pesant, des pays africains. Ce document montre également les nouvelles vulnérabilités telles que le risque de non-soutenabilité dans certains pays qui s’est accru, le recours aux multiples créanciers privés accompagné d’une non-maitrise de la base des investisseurs, l’opacité des instruments de dette où les créanciers disposent des droits de saisie sur des actifs ou sur des flux de revenus en cas de défaut de paiement, qui sont autant de facteurs fragilisant la santé des économies africaines.
Il est urgent pour les pays africains d’établir des politiques budgétaires et fiscales qui peuvent les aider à atténuer leur dépendance à la dette et les situations de surendettement. Pour ce faire, il faudra améliorer l’efficience de l’administration fiscale, rationaliser les dépenses fiscales, lutter efficacement contre l’évasion fiscale et les flux financiers illicites et faire face à la corruption et à la fraude. Il est nécessaire pour les pays africains, de travailler de manière coordonnée sur des solutions endogènes de financement de leurs urgences telles que le développement des marchés financiers locaux, et sur la création des conditions et réformes d’une meilleure coopération avec les créanciers privés.
Les extraits proviennent des pages : 2-3 ; 4-7 ; 8-10
Un réendettement important accompagné d’une diversification des sources de financement
- Après les annulations de dette des années 2000, les pays d’Afrique subsaharienne se sont très fortement réendettés
Au milieu des années 2000, les initiatives pays pauvres très endettés (PPTE) et d’allègement de la dette multilatérale (IADM) ont eu un effet très net sur le stock de dette des pays africains. Le stock de dette officielle multilatérale a diminué de 43 % entre 2004 et 2006, et le stock de dette officielle bilatérale a diminué de 46 % sur la même période.
Par la suite, les pays ayant bénéficié de ces annulations se sont réendettés sans interruption depuis 15 ans. Le stock de dette a retrouvé dès 2014 le sommet atteint pré-PPTE (en 2004). Ce plafond a ensuite été largement dépassé : fin 2019, le stock de dette global des pays d’Afrique subsaharienne a atteint 395 Md$ soit presque le double du niveau de l’année 2004 et le triple du point bas consécutif aux annulations, atteint en 2006. Dans le détail, les encours de dette par type de créanciers ont tous nettement augmenté par rapport à l’année 2006 : +179 % pour les créanciers multilatéraux, +123 % pour les créanciers bilatéraux et +470 % pour les créanciers privés.
Le PIB de la zone Afrique Sub-Saharienne (ASS) ayant progressé moins rapidement, les taux d’endettement post-annulation ont nettement augmenté. Le ratio d’endettement moyen dans la zone est passé d’une moyenne de 33,5 % entre 2010 et 2017 à 50,4 % en 2019 puis 57,3 % fin 20205. Dans certains pays, le ratio a même dépassé les niveaux pré-annulation, notamment au Mozambique (128,5 %) ou au Cap Vert (158,1 %).
- Les sources de financement ont fortement évolué
La part des créanciers officiels a nettement baissée, en particulier entre 2009 et 2014. La part des créanciers officiels bilatéraux est passée de 34 % à 26 % de l’encours total entre 2009 et 2019. La part des créanciers multilatéraux a diminué moins fortement, passant de 37 % à 31 %. En miroir, la part des créanciers privés a augmenté de 29 % à 43 % sur la même période, du fait de l’augmentation de la part des dettes obligataires.
La Chine est devenue le principal créancier officiel bilatéral6. L’ensemble de l’encours des créances chinoises a été multiplié par 14 depuis 2006 et il représentait environ 62 % des créances officielles bilatérales fin 2019. Les encours dus au Club de Paris ont diminué de 35 % sur la même période en raison principalement de l’initiative PPTE. Ils affichent une relative stabilité depuis 2012 autour de 18 Md€. Parmi les autres créanciers bilatéraux, dont l’encours global a augmenté de 76 % depuis 2006, aucun créancier bilatéral ne se distingue particulièrement et l’évolution des encours apparaît similaire d’un pays à l’autre.
De nouvelles vulnérabilités
- Le risque de non-soutenabilité a augmenté dans certains pays
Le service de la dette publique des pays d’Afrique subsaharienne a plus que triplé entre 2010 et 2019, reflétant à la fois la hausse de l’endettement et des taux d’intérêt plus élevés servis aux créanciers privés. Le service de la dette rapporté aux recettes publiques a augmenté, signalant une forte vulnérabilité dans certains pays, par exemple au Nigéria où il atteint près de 85,5 % en 2021 (selon les prévisions du FMI, 139 % des recettes de l’État nigérian pourraient être destinées au paiement du service de la dette en 2026).
Cette hausse du service de la dette reflète en partie l’augmentation du taux moyen annuel des nouveaux financements octroyés sur un an en Afrique subsaharienne, passé de 2,3 % en 2010 à 3,7 % en 2019. Ce renchérissement est principalement imputable à la hausse des taux d’intérêt privés, passés de 3,7 % à 6,0 % sur la même période, alors que les taux officiels restaient stables en moyenne autour de 1,8 %. La conséquence est que le nombre des pays à faible risque de surendettement a décliné depuis 2013 selon le FMI, tandis que la part des pays avec un risque élevé ou en surendettement est en hausse.
- Des pays ont su maîtriser leur endettement
Certains pays africains ont pu échapper à la récession en 2020, grâce à une économie diversifiée et résiliente. C’est le cas de la Côte d’Ivoire, où le stock de dette publique est resté maîtrisé, avec un niveau d’inflation faible. Si certains pays africains n’ont accès aux marchés qu’à un coût élevé, pour d’autres les émissions d’Eurobonds permettent de lever des ressources à long terme (entre 10 et 30 ans) et de réduire le risque de refinancement tout en allongeant la maturité moyenne de leurs dettes publiques. C’est le cas des récentes émissions du Bénin (janvier 2021) et de la Côte d’Ivoire (février 2021), qui incluaient des opérations de reprofilage de dette permettant de lisser les remboursements à venir et de racheter des séries d’Eurobonds précédemment émises.
- Le recours aux créanciers privés créé des risques nouveaux pour les pays emprunteurs
Le recours aux marchés financiers permet aux États de diversifier leur base d’investisseurs, et ainsi d’augmenter la concurrence entre ses financeurs. Bien qu’il n’existe pas plus de consensus sur une structure optimale de financement des États à niveau de développement donné qu’il n’en existe pour le financement des entreprises, à mesure qu’un pays se développe le financement de sa dette publique externe évolue généralement d’une base concessionnelle et officielle vers une base non-concessionnelle et concurrentielle.
Le service de la dette publique des pays d’Afrique subsaharienne a plus que triplé entre 2010 et 2019, reflétant à la fois la hausse de l’endettement et des taux d’intérêt plus élevés servis aux créanciers privés
Cette situation s’explique par la réduction des défaillances de marché à mesure que l’asymétrie d’information se réduit et que la liquidité sur la dette du pays augmente, contribuant à réduire le risque de contrepartie et surtout à faciliter pour les financeurs une éventuelle sortie de leur exposition. L’augmentation du nombre de financeurs entraîne ainsi une augmentation simultanée des encours d’emprunt disponibles et de la liquidité de la dette externe des pays émetteurs.
L’effet est plus ambigu sur les maturités et les taux d’intérêt pour les pays émergents, car les coûts de l’emprunt peuvent augmenter dans un premier temps pour les pays qui s’affranchissent de l’endettement concessionnel, puis se réduire dans un second temps à mesure que la liquidité de la dette du pays et la qualité de sa signature augmentent.
Des solutions innovantes face aux vulnérabilités exacerbées par la pandémie
- Certains risques se sont matérialisés pendant la crise du Covid-19
La pandémie de Covid-19 a intensifié les vulnérabilités et exacerbé les déséquilibres préexistants. En juin 2021, 6 pays africains étaient surendettés et 15 en risque élevé de surendettement. Pour ces pays, les effets négatifs de la pandémie se sont transmis aux finances publiques par différents canaux : la réduction du PIB, via le choc direct sur l’offre et l’affaiblissement de la demande globale qui comprime les recettes, la chute du prix des matières premières, la nécessité de redéployer certaines dépenses pour faire face à la crise sanitaire (à hauteur de 5,1 % du PIB en moyenne dans ces pays, soit le quart de ce qui est observé dans les pays développés), la baisse des transferts internationaux et l’impossibilité d’accéder aux marchés de capitaux internationaux.
L’accroissement des pressions budgétaires est survenu dans un contexte où les marges de manœuvre des finances publiques étaient déjà très faibles, voire inexistantes. Pour certains pays exportateurs de pétrole, la baisse de la demande globale de matières premières a fortement affecté le niveau de leurs réserves de change, fragilisant leur capacité à honorer leurs échéances libellées en monnaie étrangère.
- Des mesures d’urgence prises par la communauté financière internationale et une coordination renforcée
Pendant la crise sanitaire, les institutions multilatérales ont tout d’abord joué un rôle déterminant, en apportant des fonds en urgence. Le FMI a ainsi octroyé 17 Md$ aux pays d’Afrique subsaharienne depuis le début de la crise, dont 15,9 Md$ via des instruments de financement d’urgence (instrument de facilité rapide et facilité de crédit rapide). Au total, les Banques multilatérales de développement (BMD) et le FMI ont mobilisé 230 Md$ entre avril 2020 et mi-2021. Au niveau bilatéral, l’Agence française de développement (AFD) a mis en place l’initiative « Santé en commun » dès avril 2020, qui a permis de soutenir la réponse à la crise en Afrique en mobilisant 1,2 Md€ (dont 150 M€ de dons et 1 Md€ de prêts).
Proparco, la filiale de l’AFD dédiée au secteur privé, a mis en place de son côté un dispositif de soutien exceptionnel, via la mobilisation d’une garantie d’État de 160 M€ votée en juillet 2020, dirigée par le dispositif Choose Africa Resilience vers les micro, petites et moyennes entreprises africaines, soit directement (prêts garantis de Proparco), soit indirectement via le secteur financier africain (garantie de portefeuilles de prêts distribués par des banques et des institutions de micro-finance opérant en Afrique).
La situation fragile des dettes africaines a suscité des avancées majeures en matière de coopération multilatérale des créanciers bilatéraux. L’Initiative de Suspension du Service de la Dette (ISSD), mise en place par les membres du G20 et du Club de Paris le 15 avril 2020, vise à suspendre et rééchelonner les échéances de dette bilatérale de l’année 2020 (remboursées entre 2022 et 2024). 73 pays pauvres ou vulnérables (pays éligibles à l’AID et pays les moins avancés) y sont éligibles et 35 pays ont demandé à en bénéficier et ont signé un protocole d’accord permettant de différer un montant total de dette de près de 2,5 Md$ (entre mai et décembre 2020). 25 de ces 35 pays se trouvent en Afrique subsaharienne, pour un montant total différé de 830 M$.
La situation fragile des dettes africaines a suscité des avancées majeures en matière de coopération multilatérale des créanciers bilatéraux
Selon Lang, Mihalyi et Presbitero (2020), la mise en œuvre de l’ISSD, aurait permis une réduction de spreads de 300 points de base pour les pays éligibles, confirmant le bien-fondé de cette initiative. Deux extensions de l’initiative ont été mises en œuvre, couvrant respectivement les échéances de janvier à juin 2021 et de juillet à décembre 2021, avant la fin du dispositif. De mai 2020 à fin 2021, 42 pays éligibles ont demandé au Club de Paris à bénéficier de l’ISSD, permettant de différer près de 4,8 Md$. Parmi ces 42 pays, 2837 se trouvent en Afrique subsaharienne.
Pour agir de manière plus ciblée et structurelle, les membres du G20 du Club de Paris, ont convenu d’un «Cadre commun pour le traitement de la dette au-delà de l’ISSD». Reconnaissant que remédier efficacement aux vulnérabilités actuelles de la dette nécessitera une forte coordination des créanciers, le cadre commun définit une approche multilatérale pour faciliter les traitements de dette des pays éligibles à l’ISSD par les créanciers du Club de Paris et du G20, dont fait partie la Chine.
Ces traitement doivent s’effectuer sur la base d’un besoin identifié dans le cadre d’un programme FMI et de manière coordonnée, ordonnée et avec des délais convenables, tout en assurant une large participation des créanciers, y compris du secteur privé, grâce au principe de comparabilité de traitement.
Face à la diversité des situations en Afrique subsaharienne, le financement des pays se heurte au défi de la maitrise de leur endettement public, à travers la mobilisation des financements concessionnels (en particulier des organisations multilatérales mais aussi des institutions financières africaines), et le développement de marchés financiers locaux et des investisseurs internationaux. Cela a été un thème majeur du Sommet du financement des économies africaines du 18 mai 2021 et le sera également pour le sommet UE-Union africaine de 2022.
Source photo : Equonet