Auteurs : Youssef Mahmoud, Anupah Makoond et Ameya Naik
Site de publication : JSTOR
Type de publication : Rapport
Date de publication : juin 2017
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Introduction
Le concept de pérennisation de la paix repose sur l’existence d’un écosystème capable à la fois de prévenir l’éruption de conflits violents et de favoriser en amont l’avènement de sociétés pacifiques. Les perspectives économiques constituent une composante importante de cet écosystème ; la répartition inéquitable des ressources, le dénuement économique, l’exclusion et le chômage comptent de manière bien établie parmi les causes profondes des conflits à l’échelle tant nationale que mondiale. Bien que le lien entre le développement économique et la paix soit complexe et ne soit jamais direct ni immédiatement apparent, l’existence de possibilités économiques également accessibles à tous peut contribuer à prévenir les conflits et à pérenniser la paix.
Le Programme de développement durable à l’horizon 2030, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2015, sert de «plan d’action pour l’humanité, la planète et la prospérité ». Il apporte un modèle opérant pour la mise au point de politiques nationales de développement sans exclusive et universellement applicables, «ne laissant personne de côté » et contribuant à pérenniser la paix. L’entrepreneuriat, tel que mentionné dans le Programme 2030, n’est pas seulement essentiel à la réalisation de l’objectif de développement durable numéro 8 (ODD 8), appelant à promouvoir une croissance économique partagée et un travail décent pour tous6 , mais peut aussi servir à catalyser le progrès vers l’accomplissement du double objectif de prospérité et de paix. Un nombre croissant de chercheurs et de praticiens en sont venus à envisager l’entrepreneuriat à la fois comme créateur d’emplois et comme incubateur de la paix, en particulier au sortir des conflits.
Les entreprises et entrepreneurs locaux comme acteurs de la paix
L’entrepreneuriat peut développer et élargir le secteur privé local, et en particulier celui des petites et moyennes entreprises. La vigueur du secteur privé local peut contribuer de manière directe et tangible au rétablissement et à la pérennisation de la paix. Cela a été démontré en Colombie et en Tunisie, où les acteurs du secteur privé ont contribué activement aux négociations en faveur de la paix et de modes de gouvernance plus démocratiques.
En Colombie, le secteur privé participe aux négociations de paix entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) depuis l’administration du Président Andrés Pastrana à la fin des années 90. Bien que ces négociations aient échoué, l’engagement du monde de l’entreprise dans les initiatives de consolidation de la paix a depuis gagné en intensité et en ingéniosité. Un exemple représentatif est celui de la Fundación Ideas para la Paz (Fondation Idées pour la Paix), un laboratoire d’idées établi par un groupe de femmes et hommes d’entreprise pour faire progresser le savoir-faire théorique et technique sur les processus de consolidation de la paix et sur l’engagement du secteur privé en la matière. Ce secteur a apporté un appui important aux négociations récentes menées (avec plus de succès) par l’administration du Président Juan Manuel Santos, qui travaille également avec le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) à encourager l’essor de l’entrepreneuriat rural comme moyen de réinsérer les victimes du conflit armé.
L’entrepreneuriat peut développer et élargir le secteur privé local, et en particulier celui des petites et moyennes entreprises. La vigueur du secteur privé local peut contribuer de manière directe et tangible au rétablissement et à la pérennisation de la paix
En Tunisie, l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), qui représente environ 150 000 sociétés du secteur privé (dont un grand nombre de petites et moyennes entreprises), a été un membre influent du Quartet du dialogue national, qui a remporté le prix Nobel de la paix en 2015. Après des mois de protestations sociales paralysantes, le Quartet a orchestré un dialogue inclusif, avec à la clé une feuille de route destinée à stabiliser la transition postrévolutionnaire du pays. L’UTICA a ensuite continué de plaider pour des réformes structurelles dans le cadre du plan de développement durable lancé en novembre 2016 avec la conférence Tunisia 2020. En Tunisie comme en Colombie, la participation du secteur privé était motivée par des raisons de responsabilité civique et d’intérêt économique qui concordaient largement avec celles de la société. Quand la paix devient l’affaire du monde des affaires, le secteur privé peut à juste titre devenir un acteur important dans sa construction.
L’entrepreneuriat comme moyen de promouvoir un travail décent
La croissance économique et la création d’emplois sont des conditions nécessaires mais non suffisantes à la construction d’une paix durable. Lorsque les inégalités persistent sur fond de croissance macro-économique, elles entraînent un cercle vicieux d’exclusion sociale et de dénuement économique propre à fragiliser la paix. Qui plus est, quand l’inégalité se conjugue à des politiques identitaires, la cohésion sociale peut être gravement mise à mal. Il est donc important de ne pas s’arrêter à la création d’emplois, mais de penser aussi à promouvoir « un travail décent ». Au demeurant, l’ODD 8 appelle à «promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous ».
Une note d’information de la Brookings Institution datée de mars 2017 examine la façon dont le modèle économique de différents pays du Moyen-Orient et d’Afrique a entraîné de forts taux de chômage et de marginalisation économique, en particulier parmi les jeunes. Force est de constater que la demande d’emplois ne peut pas être satisfaite de manière durable par l’embauche dans le secteur public. En même temps, une enquête récente a déterminé que plus de 80 pour cent des jeunes en Algérie, en Égypte, en Tunisie et dans les territoires palestiniens pensent que créer une entreprise est un bon choix de carrière. En dépit de cet enthousiasme pour la création d’entreprise, la dure réalité est que beaucoup de pays n’offrent guère les conditions et les mesures d’encouragement nécessaires au développement de l’activité entrepreneuriale. Cette dissonance entre les aspirations des jeunes et les possibilités dont ils disposent contribue à l’émigration, qui constitue une fuite de capital humain, ainsi qu’aux mécontentements qui ont alimenté les révoltes dans toute la région au cours des dix dernières années.
La croissance économique et la création d’emplois sont des conditions nécessaires mais non suffisantes à la construction d’une paix durable. Lorsque les inégalités persistent sur fond de croissance macro-économique, elles entraînent un cercle vicieux d’exclusion sociale et de dénuement économique propre à fragiliser la paix
Du point de vue de la paix positive, la recherche menée par l’Institute for Economics and Peace sur le lien entre épanouissement de la jeunesse, entrepreneuriat social et pérennisation de la paix a mis en évidence une forte corrélation entre l’indice de paix positive (une mesure des attitudes, institutions et structures favorisant la paix) et l’indice de développement de la jeunesse. Dans un environnement favorable où le potentiel des jeunes peut s’épanouir, le dividende démographique n’est pas seulement économique ; il contribue aussi à rendre un certain degré de stabilité et de résilience au marché du travail, en particulier dans les pays se relevant d’un conflit. Il ne s’agit pas là de dire que les programmes de promotion de l’emploi favoriseraient la paix suivant une relation simple ou linéaire, mais plutôt de souligner que les sociétés pacifiques et résilientes sont mieux à même de promouvoir le développement et l’entrepreneuriat de la jeunesse et d’en bénéficier.
Entrepreneuriat social et pérennisation de la paix
Les sociétés touchées par un conflit souffrent souvent d’un faible degré de cohésion sociale et peuvent être fortement divisées par des clivages ethniques, socioéconomiques ou politiques. Quels que soient les différends sociaux et politiques, le besoin et le désir de rétablir ses moyens de vie et d’accéder à la prospérité économique tendent à constituer des points de convergence entre les groupes. À partir de ces intérêts communs, les initiatives entrepreneuriales peuvent créer des lieux de socialisation entre groupes et fournir ainsi un instrument de cohésion sociale contribuant à établir une paix durable.
C’est le cas par exemple du programme d’entrepreneuriat Jusoor, établi au Liban pour enseigner à la prochaine génération de chefs d’entreprise syriens comment reconstruire ce que la guerre a détruit. De façon similaire, le Centre Peres pour la paix et l’innovation et le Center for Jewish-Arab Economic Development joignent leurs efforts pour enseigner des savoir-faire commerciaux aux entrepreneurs palestiniens et pour donner aux femmes et hommes d’affaires israéliens et palestiniens des occasions de tisser des liens professionnels et personnels. Ces initiatives montrent aussi l’importance de l’entrepreneuriat pour donner aux personnes déplacées un moyen de gagner leur vie, de contribuer à celle de leurs collectivités d’accueil ou de transit, d’acquérir de nouvelles compétences et d’établir de nouvelles relations.
Les actions de ce type, qui sont fondées sur une stratégie entrepreneuriale, mais dont « l’objectif principal n’est pas la maximisation du profit, mais la réalisation de certains objectifs économiques et sociaux, et qui [ont] la capacité d’apporter des solutions innovantes aux problèmes de l’exclusion sociale et du chômage », relèvent généralement de « l’entrepreneuriat social ». Même si les définitions de « l’entrepreneuriat social » prêtent encore à controverse et manquent un peu de précision, cette notion reste utile pour conceptualiser le lien entre l’entrepreneuriat et la paix.
Les ODD et la création d’un environnement sain pour les entreprises comme incubateurs de la paix
L’accès aux possibilités entrepreneuriales nécessite un climat favorable à l’investissement et une juste application des lois et règlements, tandis que les ODD servent de base à la mise en place de ces conditions. L’une des cibles de l’ODD 8 consiste à « renforcer la capacité des institutions financières nationales de favoriser et généraliser l’accès de tous aux services bancaires et financiers et aux services d’assurance ». Cela est complété par la cible 9.3, qui appelle les nations à « accroître, en particulier dans les pays en développement, l’accès des entreprises, notamment des petites entreprises industrielles, aux services financiers, y compris aux prêts consentis à des conditions abordables, et leur intégration dans les chaînes de valeur et sur les marchés ». Le renforcement de ces capacités est bien plus qu’un simple exercice technocratique ; en effet, la gouvernance est aussi un déterminant des conditions de l’activité économique. Par exemple, un degré élevé de népotisme et de clientélisme sape la réglementation et les institutions et fait obstacle à l’entrée de nouveaux entrepreneurs sur le marché.
Conclusion et recommandations
Il existe de nombreux points de convergence entre l’entrepreneuriat et la pérennisation de la paix. Vu de haut, l’entrepreneuriat peut être conçu comme un moyen d’agir sur les facteurs économiques des conflits violents. Compte tenu de la complexité du lien entre conflit, paix et économie33 , il pourrait être plus utile de se concentrer sur les dynamiques complémentaires entre l’entrepreneuriat et la paix plutôt que de tenter de concevoir l’entrepreneuriat comme une « solution» au conflit. Quatre de ces dynamiques ont été envisagées : la création d’un secteur privé local ouvert, la promotion d’un travail décent, le soutien à l’entrepreneuriat social et le maintien d’un environnement sain pour les entreprises.
Néanmoins, l’entrepreneuriat peut engendrer des motivations économiques et des dividendes de la paix qui méritent une plus grande attention et qui ont des implications pratiques et politiques pour les Nations Unies. Pour tirer parti des aspects positifs de l’entrepreneuriat tout en jugulant ou atténuant les maux potentiels, il faudrait tenir compte des recommandations suivantes :
- Là où les Nations Unies ont un mandat de consolidation de la paix ou de développement, les bilans de pays et les analyses de la paix et des conflits devraient systématiquement recenser les initiatives entrepreneuriales existantes qui, en plus de leur valeur économique intrinsèque, présentent des avantages manifestes pour la collectivité du point de vue de la consolidation de la paix
- Il faudrait concevoir une stratégie intégrée de développement de l’entrepreneuriat pour aider les entrepreneurs et innovateurs sociaux les plus prometteurs (en particulier les jeunes et les femmes) à réaliser leurs initiatives sur une plus grande échelle. Cette stratégie devrait être en concordance avec le Programme 2030, en particulier avec les cibles et objectifs appelant à promouvoir une croissance économique partagée et un travail décent pour tous (ODD 8), à bâtir une infrastructure résiliente et à encourager l’innovation (ODD 9), à réduire les inégalités (ODD 10) et à promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques et ouvertes à tous (ODD 16).
- Les opérations de paix devraient encourager le pays hôte à mettre au point une stratégie visant à créer un environnement favorable à l’entrepreneuriat, en prêtant une attention particulière à l’entrepreneuriat social des jeunes. Les différents éléments de cet environnement favorable (indiqués dans l’analyse qui précède) devraient être incorporés à la conception et à la planification de ces opérations pour servir de critères de résultats en vue d’une stratégie de sortie, et les progrès accomplis dans la réalisation de ces critères devraient faire l’objet d’un suivi et de comptes rendus. Ces progrès ont toutes chances d’avoir des effets bénéfiques de grande ampleur, notamment en améliorant la prestation des services et la confiance dans les instances gouvernementales. Une telle composante de sortie peut jouer un rôle essentiel en établissant un lien entre les activités programmatiques à court terme (comme les projets à effet rapide) et la vision à long terme consistant à pérenniser la paix.
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