Auteur: Pierre Janin
Site de publication: Research Gate
Type de publication: Rapport
Date de publication: Août 2018
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Comme toute politique, les politiques alimentaires se construisent autour de concepts plus ou moins englobants, répétés et martelés ; elles sont souvent nourries de présupposés idéologiques plus ou moins affirmés et explicites, déclinées autour de cadres stratégiques plutôt redondants et progressivement harmonisés avant de se traduire en actions techniques mettant aux prises des outils, des méthodologies et des moyens variés et fluctuants.
À ce titre, elles doivent être à la fois considérées comme un «produit» du système politique et techno-expert, mais également comme un «terrain» fait de confrontations et d’arrangements massifs d’actions publiques portées par des acteurs multiples.
Depuis les années 1960, les cadres normatifs d’analyse de l’insécurité alimentaire qui inspirent les actions programmatiques ont sensiblement évolué. Pour autant, ces évolutions ne se sont pas nécessairement traduites par des améliorations patentes. Et l’harmonisation progressive récente des cadres d’analyse, qui renvoie à un processus de normalisation et de rationalisation croissante, tend à le renforcer. Quant au hiatus entre déclarations d’intention, injonctions prescriptives et interventions réelles de terrain, il tend à persister.
Les perspectives d’analyses des politiques (publiques) alimentaires
Une politique se caractérise par un programme, des contenus, une orientation normative, un pouvoir d’action (entre incitation, et coercition) et un support d’acteurs. Elle peut aussi être étudiée comme séquençage d’actions ou par types d’action: certaines seront plutôt «structurantes» (réglementation, organisation), d’autres plutôt «fonctionnalistes».
Elles peuvent, en outre, être abordées par secteurs: «agricole», «vivrier», «d’importation», «d’aide». Les politiques alimentaires sont souvent abordées « en soi » par une analyse de leur efficacité et leur efficience (policy), plus rarement en des termes sociopolitiques comme processus construit lié à des rapports sociaux de pouvoir (politics). Et les politiques mises en œuvre, via les stratégies nationales, établissent rarement des priorités claires ayant fait l’objet de débat et d’un consensus publics. De fait, les intérêts des groupes d’acteurs impliqués (consommateurs, commerçants, producteurs, etc.) apparaissent plus concurrents que partagés.
Cette concurrence se traduit invariablement par des compétitions et des confrontations autour de la figure d’un État «patrimonial» ou «néopatrimonial» resté central, même affaibli et critiqué, même amaigri dans ses moyens d’action ou dessaisi d’une partie de ses prérogatives et déchargé d’un ensemble d’activités. Cette relation à l’État est d’autant plus forte que ce dernier est le seul à pouvoir tempérer (ou réguler) le brouillage des catégories (entre «État» et «marché», «public» et «privé», «légal» et «illégal», «formel» et «informel») avec une légitimité relative en se saisissant des nouveaux instruments d’action … s’il s’en donne la volonté.
Un contenu composite lié à l’évolution des contextes
De manière structurelle, les «politiques alimentaires» ont bien du mal à se maintenir face au champ des politiques agricoles, sanitaires et nutritionnelles mieux délimitées et, sans doute, perçues comme plus «légitimes», alors même qu’elles sont censées les englober.
Si le terme a été régulièrement employé au cours de la décennie 1990, il a peu à peu cédé le pas, à partir des années 2000, à celui de «politique de sécurité alimentaire», de «politique de lutte contre l’insécurité alimentaire», puis enfin, de «politiques de gestion et de prévention des crises alimentaires». Dans cette acception, elles constituent donc «un moyen technique pour atteindre des objectifs, de manière isolée par rapport aux autres secteurs, aboutissant paradoxalement à des préconisations de politiques publiques «dépolitisées».
Si la question alimentaire a évolué comme enjeu technique, sociétal et politique c’est non seulement parce que sa compréhension a été complexifiée, mais plus encore parce que les attentes sociétales et politiques se sont renforcées, rançon de leur médiatisation croissante, signant peu à peu l’émergence d’une culture de risque et de la prévention. En matière de gestion des événements conjoncturels extrêmes, cela s’est traduit par un glissement terminologique: la «famine», comme événement catastrophique, cédant la place à la «crise» comme épisode pouvant être anticipé et organisé.
Si la question alimentaire a évolué comme enjeu technique, sociétal et politique c’est non seulement parce que sa compréhension a été complexifiée, mais plus encore parce que les attentes sociétales et politiques se sont renforcées, rançon de leur médiatisation croissante
Enfin, les politiques ont évolué dans leur mode d’élaboration, passant de procédures top-down à des processus nettement plus participatifs, collaboratifs, concertés, dans leur inspiration, si ce n’est dans leur réalisation. Même si cette distinction paraît déjà dépassée, force est de reconnaître que les enjeux alimentaires ont sensiblement évolué en Afrique subsaharienne : la marchandisation des ressources s’est poursuivie, l’évolution des modèles de consommation s’est accélérée (transition alimentaire, alimentation hors domicile, etc.), l’industrialisation agroalimentaire s’est développée tandis que les sociétés urbaines étaient marquées par de profonds changements (mobilités et inégalités accrues, individualisation des pratiques et fragmentation des unités familiales, etc.).
Autre élément central dans l’analyse des politiques alimentaires, c’est la simultanéité des modes de régulation marchande et politique mis en œuvre, l’État n’ayant jamais cessé de coopérer avec des opérateurs privés dans les périodes d’économie administrée (avant le milieu des années 1980) comme dans les épisodes de crise. Et, dans le cadre d’économies libéralisées, le reflux de l’État s’est davantage exprimé par une perte de capacité que par une absence de volonté d’agir. S’intéresser à la contextualisation de l’action publique dépasse le simple fait d’historiciser les événements et nécessite de bien prendre en compte les dynamiques d’interaction entre acteurs stratégiques.
Dilemmes et résolutions alimentaires
Pour bien en rendre compte, la notion de «dilemme stratégique» ou «wicked problem» paraît judicieuse. Les choix réalisés, en matière de politique alimentaire, dépendent de nombreux paramètres, à différentes échelles: engagements internationaux, enjeux nationaux, ressources locales, etc.
Les politiques alimentaires sont à la fois l’expression d’une volonté technocratique pour répondre à un objectif (réduire la faim et l’insécurité alimentaire) et l’expression de rapports de force entre groupes d’acteurs dominants visant à orienter, voire à privatiser le fonctionnement des institutions de gouvernance/agrégats politiques ou polities.
Le premier dilemme alimentaire pourrait être intitulé: «réserves ou flux tendus?». Après avoir été longtemps valorisée, la fonction de stockage a été délaissée, compte tenu des coûts de maintenance, de reconstitution et de logistique comme de leur «non-conformité idéologique» avec les politiques de libéralisation du marché. Les crises alimentaires les plus récentes ont fortement modifié le consensus quant à l’efficacité du marché. On reparle ainsi de politiques de stockage public comme de «réserve stratégique», avec des accents nettement plus positifs.
Et l’on réfléchit, en parallèle, à la mise au point de différents instruments de régulation de la volatilité des marchés des prix. On retrouve aussi des projets d’appui au stockage paysan. Même si les débats sur les modalités de leur reconstitution (marché international ou local, appels d’offres ou marché de gré à gré), leur volume et leur localisation géographique (pré-positionnement local ou regroupement régional) sont loin d’être achevés. De fait, l’opacité reste forte quant aux conditions politiques de gestion (sélection des fournisseurs par des appels d’offres restreints).
Les politiques alimentaires sont à la fois l’expression d’une volonté technocratique pour répondre à un objectif (réduire la faim et l’insécurité alimentaire) et l’expression de rapports de force entre groupes d’acteurs dominants visant à orienter, voire à privatiser le fonctionnement des institutions de gouvernance/agrégats politiques ou polities
Le deuxième dilemme pourrait tourner autour de la question «produire localement ou importer?». Toutes les initiatives visant à augmenter, stabiliser et diversifier les productions agricoles en constituent le cœur. Elles mettent aux prises différentes options techniques parfois antagonistes: faut-il plutôt diffuser des plantes génétiquement modifiées, permettant d’économiser les intrants et de faire face à la variabilité climatique ou valoriser les agricultures de conservation et l’agroforesterie? D’une manière générale, les appuis aux productions vivrières sont toujours restés mesurés, les gouvernements privilégiant les politiques d’importation alimentaire, de nature à satisfaire une demande urbaine en augmentation constante.
La troisième interrogation porte sur les orientations des systèmes agroalimentaires: faut-il «promouvoir les entrepreneurs ou les agriculteurs?». Elle renvoie à une vision archaïsante des agricultures familiales, qu’il conviendrait de moderniser afin d’accroître rapidement la productivité. Son rythme d’évolution resterait toutefois lent, sans une volonté politique forte et des politiques incitatives ambitieuses. D’où, par exemple, la relance de grands projets d’aménagement hydro-rizicoles après la crise alimentaire mondiale de 2008.
Toutefois, l’organisation de filières agroalimentaires courtes au sein de systèmes agroalimentaires localisés a montré qu’il était possible de sortir de cette vision dichotomique.
La quatrième interrogation («assister ou donner les moyens de faire») renvoie à la double question de la réduction des incertitudes et du renforcement des capacités individuelles et collectives. On retrouve, ici, les ambivalences des dispositifs de gestion et de prévention des situations à risque et des crises: curatif versus préventif, ex ante versus ex post et court terme versus long terme. Si les controverses sur l’aide alimentaire ont fortement diminué, du fait de son rôle essentiel, mais limité, les travaux sur les stratégies de minimisation/réduction des risques sont désormais au cœur des programmes des ONG: elles interviennent sur des aspects conjoncturels et structurels.
La dépolitisation de la sécurité alimentaire par des politiques favorables au productionnisme et au mercantilisme
La première clé de lecture des actions menées, pour lutter contre l’insécurité alimentaire structurelle, renvoie à la question du décalage entre besoins et demande. Augmenter et stabiliser l’offre constitue bien un invariant afin de répondre à une demande croissante, même si elle ne se traduit pas automatiquement par une amélioration de la sécurité alimentaire , sans renforcement des capacités individuelles et communautaires.
Ce prisme «marchand» et «économique» a contribué à évacuer la question très politique de la réduction des inégalités alimentaires en transférant sur chaque agent économique la charge de son autonomisation alimentaire (soit pour augmenter sa propre production, soit pour améliorer sa capacité d’échange).
Améliorer les biodisponibilités pour sécuriser la demande
En Afrique sahélo-soudanienne, la principale crainte exprimée par les sociétés locales comme par les autorités a, pendant longtemps, été de manquer de nourriture. Elle renvoyait à des schémas explicatifs très différents. Si les autorités coloniales fustigeaient «l’imprévoyance» et l’«archaïsme» des modes de gestion paysanne, les technocrates les appellent parfois aujourd’hui à apprendre «à bien cultiver et à bien stocker».
Toutefois, il faudra attendre la famine de 1931-1932 pour que l’État colonial s’inquiète de la capacité des sociétés locales à faire face aux sécheresses et aux besoins alimentaires des populations, conduisant à des actions multiples aux succès mitigés. Ainsi, la lutte contre le péril acridien a souvent été parcellaire, tardive et sélective, jusqu’à nos jours, faute de moyens techniques appropriés et de suivi.
La première clé de lecture des actions menées, pour lutter contre l’insécurité alimentaire structurelle, renvoie à la question du décalage entre besoins et demande. Augmenter et stabiliser l’offre constitue bien un invariant afin de répondre à une demande croissante, même si elle ne se traduit pas automatiquement par une amélioration de la sécurité alimentaire , sans renforcement des capacités individuelles et communautaires
L’intensification agricole et la vulgarisation de nouvelles techniques agricoles ont surtout été tentées le long des fleuves Sénégal et Niger, dans des périmètres hydroagricoles coûteux à mettre en place et à entretenir. C’est pourquoi l’accroissement de la production est resté circonscrit à certaines filières agro-exportatrices ou approvisionnant les marchés urbains. Quant aux cultures céréalières locales (mil, sorgho), elles n’ont pas fait l’objet de développement concerté, aussi bien avant qu’après les indépendances. Les petits producteurs n’ont eu de cesse de rappeler la faiblesse des dispositifs étatiques incitatifs et d’appui, les goulets d’étranglement, au sein de filières mal structurées, comme le poids des incertitudes.
Une sécurité alimentaire confiée au marché et dévolue à l’individu
Dans la première acception du terme, la sécurité alimentaire cherchait à assurer l’approvisionnement optimum à l’échelle nationale. Mais, rapidement, on passe à une échelle plus fine, allant jusqu’à son appréciation individuelle, d’un point de vue anthropométrique et psychologique, comme le relève S. Maxwell. Cela conduit aussi à promouvoir l’usage d’indicateurs normés permettant d’apprécier le niveau de satisfaction des besoins alimentaires essentiels.
Une sécurité alimentaire subordonnée à (la lutte contre) la pauvreté et au renforcement des capacités
Depuis le rapport intitulé La pauvreté et la faim, la pauvreté est considérée comme la principale cause de l’insécurité alimentaire, mais plusieurs années s’écouleront avant que cette réalité s’impose à tous et pour que l’on reconnaisse que pauvreté et insécurité se renforcent mutuellement.
Au cours de la décennie 1990, la volonté de compenser les effets négatifs de ces politiques se concrétisera par la mise en place des programmes Dimensions sociales de l’ajustement (DSA). L’adoption des Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté sera portée par la même ambition, avec des résultats macro annoncés, peu visibles à l’échelle locale et individuelle malheureusement.
Depuis, la notion de «cycle de pauvreté», empruntée à sa figure nutritionnelle n’est pas parvenue à déboucher sur de nouvelles stratégies d’intervention, tant le lien entre insécurité alimentaire et inégalités est sensible politiquement et socialement. Les efforts, pour améliorer le pouvoir d’achat des populations pauvres et vulnérables, restent modestes : les mesures prises sont plutôt «distributives» (subventions ciblées, programmes d’assistance, projets territorialisés) que «redistributives».
On comprend, dès lors, pourquoi, les notions d’autonomie alimentaire (food self reliance) et de pauvreté alimentaire (food poverty) ont fait leur apparition: elles expriment la capacité (ou l’incapacité) d’un individu à assurer, de manière satisfaisante, et par lui-même, son approvisionnement alimentaire, quelles que soient les conditions économiques, politiques et sociales.
Cela consiste à acheter les denrées de base, dès lors qu’elles ne sont pas produites, par la mobilisation de ressources monétaires (salariat, épargne, vente de biens, etc.). Cette autonomie peut également s’acquérir par la mobilisation d’appui extérieur (entraide, dons, etc.). Ce transfert de responsabilité «alimentaire» de l’État à l’individu cadre parfaitement avec l’approche libérale visant à déréguler et à déployer des formes d’auto-assurance et d’auto-prise en charge contractuelle.
En effet, le besoin de politiques régulatrices se fait d’autant plus sentir que les enjeux sociétaux de la lutte contre l’insécurité alimentaire sont renforcés du fait du renouvellement des risques. Il découle aussi du processus de repolitisation de la sécurité alimentaire. Ce dernier est favorisé par les mobilisations sociales locales. Ces dernières s’enracinent dans la découverte d’un «pouvoir agir» de la part des jeunes générations, l’apprentissage d’un «pouvoir dire» via les réseaux sociaux et autres espaces d’expression médiatiques, la formulation d’un «pouvoir penser» différent.
On comprend, dès lors, pourquoi, les notions d’autonomie alimentaire (food self reliance) et de pauvreté alimentaire (food poverty) ont fait leur apparition: elles expriment la capacité (ou l’incapacité) d’un individu à assurer, de manière satisfaisante, et par lui-même, son approvisionnement alimentaire, quelles que soient les conditions économiques, politiques et sociales
La gouvernance de l’insécurité alimentaire dépasse donc largement la question de la gestion des crises dans la mesure où elle doit, à la fois, trouver les moyens pour générer de nouvelles ressources sans dilapider les potentialités, répondre à des demandes sociales différenciées du fait des inégalités croissantes sans mettre en péril le «vivre ensemble» et construire les indispensables coordinations responsables et légitimes, à différentes échelles, tout en donnant corps à de nouvelles exigences.
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