Auteur : Coralie Richaud
Site de publication : Cairn Info
Type de publication : Etude
Année de publication : 2017
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Les réseaux sociaux et la politique entretiennent un lien étroit qui ne cesse ne se renforcer sous l’effet de leurs antagonismes. Volatils, viraux, rapides et transfrontaliers les réseaux sociaux opposent à l’inertie, à la verticalité et à la hiérarchisation de la politique, une conception horizontale de l’espace public radicalement opposée. Contrairement aux postulats classiques dressés sur la formation de l’opinion publique, les réseaux sociaux, à travers l’horizontalité qui les caractérise, renversent indirectement le présupposé de la « compétence politique » dès lors que chacun des internautes se considère comme compétent pour juger ou émettre une opinion.
En ouvrant ainsi une brèche dans la conception traditionnelle, les réseaux sociaux ont profondément changé le rapport des internautes à la politique. Ce changement de paradigme qui traduit également « une modification de l’architecture du droit dont la structure pyramidale ou hiérarchique cède du terrain au jeu horizontal des réseaux », a pour conséquence un glissement de la conception de l’espace public et des échanges en son sein. En tant que véhicules privilégiés de la liberté d’expression et vecteurs des contestations citoyennes ou de la « citoyenneté critique », les réseaux sociaux se sont imposés comme les nouveaux espaces de la contestation et de la reconstruction de la politique dès lors que les internautes sont « progressivement devenus des acteurs du Web ».
D’une certaine manière, la transformation des rapports entre gouvernants et gouvernés suit la même trajectoire que celle de l’évolution des réseaux sociaux. Ces derniers font partie des TIC, c’est-à-dire des Technologies de l’Information et de la Communication. Deux vagues de réseaux sociaux sont nées en l’espace de dix ans correspondant chacune à deux manières différentes de communiquer. Facebook en 2004 et Twitter en 2006 ont fait naître des réseaux sociaux fondés sur l’écrit virtuel et le partage d’informations textuelles constituant dès lors un espace contestataire puissant. Instagram en 2010, Snapchat en 2011 et Périscope en 2013 ont fait émerger des réseaux sociaux fondés sur la retransmission en direct d’évènements via le partage de photos et de vidéos de nature éphémères. Si ces deux types de réseaux sociaux ne supposent pas les mêmes supports, ils se sont construits sur le même modèle : le partage illimité et transfrontalier d’informations élaborant ainsi de nouveaux « rites de communication » rapides, brefs (140 signes pour Twitter), éphémères (Snapchat), en direct (Périscope ou Facebook live) et transfrontaliers. Mais au-delà de la redéfinition des supports du mode d’expression, ils ont profondément changé la relation des gouvernants aux gouvernés et inversement.
La relation gouvernants/gouvernés est traditionnellement présentée comme verticale en ce sens que l’élection suppose un mouvement ascendant des gouvernés vers les gouvernants et la conduite de la politique implique un mouvement descendant des gouvernants vers les gouvernés. Bien que la nature de cette relation soit questionnée en raison de l’« écart » qu’elle crée ou de l’« appropriation » dont elle est l’objet, la représentation traditionnelle de la démocratie représentative s’inscrit dans une logique verticale. Or la relation de verticalité est mise à l’épreuve via les réseaux sociaux qui supposent l’horizontalité des relations entre ses utilisateurs. Car dans le rapport horizontal ainsi créé, les représentants sont placés au même niveau virtuel que les représentés. Il est à ce titre possible de répondre ou de partager n’importe quel Tweet émanant de n’importe quel représentant alors même que cela n’est pas permis autrement que de manière virtuelle.
La redéfinition de la relation gouvernants/gouvernés sous l’effet horizontal dans la pratique collective des réseaux sociaux
Les réseaux sociaux sont fréquemment présentés comme de « nouveaux espaces », de nouveaux lieux, de nouveaux territoires ouvrant les perspectives du citoyen, de l’internaute et de l’utilisateur sur le monde et sa compréhension. Pourtant cette conception n’est pas nouvelle car elle s’inscrit dans un mouvement plus global né notamment au moment de la création d’Internet (International network). Traduction d’un mode de communication universel, le Web ou Web 2.0 a intrinsèquement défini un monde parallèle, un mode virtuel, un Cyberespace dans lequel l’échange se fait au moyen d’un protocole unique qui permet la mise en contact universelle de ses usagers. Si l’effet horizontal des réseaux sociaux fait l’objet de cette présente communication, il est à replacer dans son historique au sens des moteurs de recherche. Ce retour en arrière ou back-up est nécessaire dès lors qu’il permet d’expliquer les raisons pour lesquelles l’horizontalité inhérente des réseaux sociaux peut conduire à une redéfinition des rapports entre gouvernants et gouvernés dans le cadre d’une contestation commune.
Or la relation de verticalité est mise à l’épreuve via les réseaux sociaux qui supposent l’horizontalité des relations entre ses utilisateurs. Car dans le rapport horizontal ainsi créé, les représentants sont placés au même niveau virtuel que les représentés. Il est à ce titre possible de répondre ou de partager n’importe quel Tweet émanant de n’importe quel représentant alors même que cela n’est pas permis autrement que de manière virtuelle
Une redéfinition permise car inhérente à la structure des réseaux sociaux
La naissance d’Internet d’abord et des réseaux sociaux ensuite, n’a pas seulement renouvelé un espace d’échange et de communication entre les individus qui a toujours existé mais elle a surtout profondément changé la relation à l’autre. À la verticalité des rapports au sein du groupe et des relations professionnelles et familiales, se substitue un espace numérique et virtuel qui a aplani les rapports entre les individus en bâtissant un mode de communication et d’échange guidé par l’horizontalité. Ce phénomène – dont les manifestations se traduisent y compris dans notre modèle juridique au sein duquel le droit peut être souple et ses formes intermédiaires – n’échappe pas au modèle du réseau.
Structurant de manière différente l’organisation du groupe, le monde connecté suppose une vision globale et transfrontalière des échanges entre les individus qui contraste avec le schéma vertical. Car dans le réseau, la relation à l’autre est nécessairement réticulaire et rappelle la vision du panoptique de Jeremy Bentham. Ainsi, le monde connecté semble « induire chez l’individu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action (…) et que les sujets soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs ».
En rendant visibles les individus, le réseau et les réseaux sociaux ont transformé les relations au sein du groupe en faisant des individus les porteurs de leurs propres pouvoirs. Et c’est précisément de ce point de vue là, que la relation des gouvernés aux gouvernants peut se redéfinir dès lors qu’elle est le socle d’une contestation commune. En donnant aux gouvernés de nouveaux outils de réalisation de leur citoyenneté notamment via un espace propice à la réalisation de leur liberté d’expression, les réseaux sociaux redéfinissent cette relation. Traditionnellement de nature verticale, cette dernière suppose à la fois un schéma ascendant (l’élection) et descendant (la mise en œuvre d’une politique) qui enserre gouvernants et gouvernés dans une représentation linéaire, verticale et hiérarchique. Or, sous l’effet des réseaux sociaux, cette relation a vocation à s’aplanir dès lors que le schéma vertical laisse place à un modèle interconnecté et horizontal. Se substitue alors à une vision stratifiée, une vision globale qui hisse les gouvernés au rang des gouvernants.
Mais cela n’est permis que parce que les réseaux sociaux mettent en forme et structurent les relations entre les internautes et raccourcissent le nombre d’intermédiaires entre deux inconnus. La notion de réseau ou l’hypothèse du « petit monde » formulée par Karinghty dans les années trente avait déjà été démontrée par l’expérience de Stanley Milgram dès 1967.
Une redéfinition possible dans le cadre d’une contestation collective
Le rapport des internautes à la dimension virtuelle et au Cyberespace créé par Internet d’abord et les réseaux sociaux ensuite, suit une trajectoire qui a d’emblée été contestataire. Très tôt, les internautes se sont saisis de ce nouveau territoire allant même jusqu’à le consacrer comme étant le « nouveau domicile de l’esprit ». Cette citation, issue de la Déclaration d’indépendance du Cyberespace rédigée par John P. Barlow dès 1996, traduit plus généralement la volonté d’appropriation par les internautes de ce nouveau territoire créant ainsi un nouveau monde qui se veut autonome et souverain t au sein duquel les gouvernants « ne sont pas invités ». En tant qu’outil alternatif, Internet a contribué à l’émergence de discours contestataires minoritaires et la campagne du référendum relatif au Traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2005 en est l’illustration. Alors que « les promoteurs du oui (avaient) eu largement accès aux médias classiques, les partisans du non qui dans l’ensemble n’appartenaient pas aux organisations politiques dominantes ont amplement utilisé le web pour présenter leur opinion ». Au fond, la contestation virtuelle a toujours été « là » et demeure consubstantielle à l’avènement du monde connecté mais son mode d’action a changé au gré des évolutions technologiques. En tant que lieux de la réalisation de la liberté d’expression, les réseaux sociaux offrent un cadre privilégié au déploiement de cette liberté notamment quand elle fait défaut. Parfois supports d’actes de désobéissance civile, les réseaux sociaux participent au questionnement de la « légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime » pour reprendre la formulation de Claude Lefort.
Sur la scène Internationale, les exemples sont nombreux et soulignent le rôle joué par les réseaux sociaux dans la construction des mouvements contestataires. En donnant forme à la contestation commune, les réseaux sociaux amplifient les phénomènes contestataires et de ce fait les hissent, grâce à l’horizontalité dont ils sont les vecteurs, au niveau des gouvernants devenant alors des ascenseurs contestataires. Véhicules de la contre-démocratie au sens de « la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale », les réseaux sociaux permettent « d’articuler ensemble de multiples actions citoyennes à travers des activités de vigilance et de dénonciation ». Ainsi, on a pu assister à différents types de mouvements contestataires orchestrés par les réseaux sociaux ayant provoqué tour à tour la chute d’un ordre juridique, ayant organisé la contestation de la politique d’un État et enfin ayant abouti à la création d’un nouveau parti politique.
La « révolution de Jasmin » ou « révolution 2.0 » comme il est d’usage de la nommer est sans doute l’illustration la plus significative de l’impact des réseaux sociaux en tant qu’ascenseurs contestataires ayant conduit à la chute d’un ordre juridique. Si l’origine des mouvements contestataires est différente pour chacun des pays, leurs déploiements ont tous été portés par les réseaux sociaux. Spontanés et imprévus, les rassemblements tunisiens, égyptiens, libyens, turcs ont tous été structurés via les réseaux sociaux. Contournant la censure et les blocages Internet, les mouvements ont pu voir le jour en un clic et offrir aux citoyens un espace virtuel de contestation commune. Donnant ainsi une portée collective aux contestations, les réseaux sociaux sont devenus les supports matériels de l’expression de cette liberté . Permettant alors de « mettre en visibilité la multitude », ils ont structuré la contestation sur la scène Internationale en donnant un cadre à l’expression des revendications et de ce fait ont été les véhicules des contestations dans le monde arabe. En « brisant les logiques hiérarchiques et autarciques », les réseaux sociaux ont imposé « une approche interactive, réticulaire et pluridisciplinaire du droit » qui impose aux États de s’adapter à la révolution numérique.
En donnant forme à la contestation commune, les réseaux sociaux amplifient les phénomènes contestataires et de ce fait les hissent, grâce à l’horizontalité dont ils sont les vecteurs, au niveau des gouvernants devenant alors des ascenseurs contestataires. Véhicules de la contre-démocratie au sens de « la démocratie des pouvoirs indirects disséminés dans le corps social, la démocratie de la défiance organisée face à la démocratie de la légitimité électorale », les réseaux sociaux permettent « d’articuler ensemble de multiples actions citoyennes à travers des activités de vigilance et de dénonciation »
L’impossible redéfinition de la relation gouvernants/gouvernés dans la pratique individuelle les réseaux sociaux
Une redéfinition impossible dans le cadre de contestations individuelles
En changeant d’échelle et en devenant individuelle, la contestation des internautes telle qu’elle est portée par les réseaux sociaux tend à souligner leur part anarchisante dès lors qu’elle n’a pas vocation à faire valoir une forme de « contre-démocratie ». Dans sa dimension individuelle, la contestation se distingue d’un point de vue substantiel de celle formée dans une dimension collective. Dans ce cas, les réseaux sociaux deviennent un « espace polémique », réceptacle des opinions politiques individuelles des internautes, le tout s’apparentant à une forme d’interpellation des gouvernants menée par des « leaders d’opinion » , non représentatifs des gouvernés. Dans cet « espace public morcelé » au sein duquel l’individu s’inscrit en tant qu’« internaute consommateur », les échanges s’apparentent à des « monologues interactifs » qui ne participent plus de la démocratie délibérative.
L’arène publique des réseaux sociaux fait alors émerger « des espaces de discussion mal identifiés, sans aucun cadrage qui ne sont en aucun cas l’agora athénienne rêvée ».
Une redéfinition limitée face à la verticalité du pouvoir
Si la contestation portée par les réseaux sociaux peut conduire à la redéfinition de la relation gouvernants/gouvernés dans le cadre de contestations collectives tout comme être un frein dans le cadre de contestations individuelles, l’usage par les représentants des réseaux sociaux entraîne le même constat. Ce constat est celui d’un double discours de la part des représentants à l’endroit des réseaux sociaux traduisant la dichotomie présente dans le contrat social renouvelé qui s’est instauré dans la société numérique. D’un côté, il existe un discours favorable aux réseaux sociaux et de l’autre, un discours anarchisant à l’encontre de ces nouveaux modes d’échange et de communication. Généralement, le discours pro-réseaux sociaux trouve son fondement dans la fonction idéalisante de la démocratie directe comme l’a très tôt souligné Al Gore en 1994 alors vice-président des États-Unis qui affirmait qu’Internet et le modèle du réseau étaient « un nouvel âge athénien de la démocratie ». En favorisant l’échange entre les internautes et donc entre les gouvernants et gouvernés, les réseaux sociaux participeraient d’une forme renouvelée de la démocratie directe au sein de laquelle les représentants seraient titulaires d’un mandat impératif sur le fondement duquel les gouvernés « likeraient » ou non leurs prises de positions. Cet idéal se formerait dans la perspective « d’une démocratie continue dans laquelle la volonté populaire trouverait à s’exprimer en permanence ». La proximité supposée des utilisateurs dans les réseaux sociaux reposerait sur la fiction d’une « promesse euphorique d’un monde d’échanges horizontaux et sans intermédiaires entre les individus ». Indirectement cette fiction renferme également la promesse de la réalisation d’une forme idéalisée de démocratie directe.
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